Mardi 31 janvier, Élisabeth Borne a accusé les opposants à la réforme des retraites d’être dans le « déni ». Mais au vu du succès éclatant dans toute la France de la deuxième journée de manifestation contre le projet du gouvernement, l’accusation risque de se retourner contre l’exécutif.
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Selon BFMTV, c’est lors d’une réunion des députés de la majorité à l’Assemblée nationale que la première ministre a accusé celles et ceux qui « voudraient alimenter une querelle de chiffres sur l’équilibre du régime » d’être aveugles à la réalité. Elle a dans le même temps appelé à « respecter les opinions de ceux qui manifestent ». Mais cette double position risque de devenir très rapidement intenable.
Cette journée du 31 janvier marque en effet un net durcissement dans l’opposition au projet voulu par Emmanuel Macron de faire reculer l’âge légal de départ de 62 à 64 ans, et de porter plus vite que prévu à 43 annuités la durée de cotisation nécessaire pour obtenir le « taux plein ». L’unité syndicale tient bien, et le rejet de la réforme s’est exprimé unanimement, et de toutes les manières possibles, dans les cortèges que Mediapart a suivis un peu partout en France (lire notre récit établi tout au long de la journée).
Le ministère de l’intérieur a décompté au moins 1,27 million de manifestant·es dans toute la France, là où la CGT en a annoncé 2,5 millions. Le 19 janvier, pour la première mobilisation, c’était 1,12 million, selon la police. À Paris, la préfecture de police en a compté 85 000, contre 80 000 le 19, et la CGT 500 000, contre 400 000.
Sur la place d’Italie à Paris, mardi 31 janvier 2023. © Photo Alain Jocard / AFP
Si l’on avait parlé de déferlante populaire pour la première journée de manifestations, on n’est cette fois pas loin du raz-de-marée : pour toute la France, les chiffres annoncés par les autorités sont les plus hauts des trente dernières années pour des mobilisations syndicales. Au-dessus même de ceux des manifestations de 1995, 2003 et 2010, qui avaient toutes dépassé de peu le million de personnes, culminant à 1,25 million le 12 octobre 2010.
Conscients du rapport de force qui leur devient de plus en plus favorable, les syndicats ont appelé dans la soirée à deux nouveaux rendez-vous, mardi 7 février, puis samedi 11 février. Défiler le samedi était une demande récurrente de la CFDT, et d’autres organisations traditionnellement plus combatives comme la FSU, pour pouvoir faire venir des salarié·es qui ne souhaitent pas perdre du salaire en faisant grève.
Les défilés reprendront donc de plus belle, au moment où le texte sera débattu en séance à l’Assemblée nationale (à partir du 6 février). Le texte de l’intersyndicale appelle aussi « d’ici là, à multiplier les actions, initiatives, réunions ou assemblées générales partout sur le territoire, dans les entreprises et services, dans les lieux d’études, y compris par la grève ».
Cette fois, il s’agit d’une concession à la CGT, dont les troupes trépignent et veulent multiplier les actions entre les journées de manifestation. Pour l’instant, aucun mot d’ordre national appelant à une grève reconductible n’a néanmoins été lancé, alors que les bataillons syndicaux les plus « durs » ne cachent pas leur volonté de tenter cette option, pour bloquer le pays. La journée du 7 février était déjà envisagée par certains comme pouvant servir de rampe de lancement à de telles initiatives.
Plus de monde en manif, grèves moins fortes
Ce mardi dans la capitale, le défilé s’est étiré sur plus de 4 kilomètres, et les personnes parties en dernier de la place d’Italie (XIIIe arrondissement) ont dû patienter près de 4 heures avant de s’élancer vers la place des Invalides (VIIe arrondissement). Pour désengorger la place, un itinéraire bis a dû être ouvert, en accord avec la préfecture de police.
Mais pour la seconde fois d’affilée, l’affluence a surtout été frappante dans toute la France. De nombreuses villes ont affiché une hausse de la mobilisation, selon les chiffres même des autorités. Avec une augmentation de la fréquentation particulièrement notable à Marseille, où la préfecture a compté 40 000 manifestant·es, contre 26 000 le 19 janvier. Un niveau de mobilisation inédit depuis près de vingt ans. On peut noter un fort bond aussi à Montpellier, avec 25 000 personnes comptées par la police, contre 15 000 le 19 janvier. La participation s’est encore améliorée à Nantes (28 000 personnes) ou à Rennes (10 000), mais aussi dans de petites villes comme Calais (5 000), Guéret (4 300) ou Sète (4 500).
L’affluence des grands jours était aussi au rendez-vous, au même niveau que pour la journée précédente, à Toulouse (34 000), Clermont-Ferrand (17 000), Bordeaux (16 500), Rouen (14 000), Strasbourg (10 500) ou Nice (7 000). Les images sont souvent impressionnantes, comme cette foule rassemblée à Quimper.
Autre signal réjouissant pour les syndicats : les jeunes sont aussi en train de rallier le mouvement de protestation. Quelque deux cents lycées (contre soixante-dix lors de la première journée) ont lancé des opérations de blocus ou de grève dans la matinée de mardi. Certaines facultés ont aussi organisé des mouvements de grève. À Paris, des étudiant·es de Sciences Po ont occupé les locaux pendant la nuit.
En revanche, les chiffres des grèves sont moindres que le 19 janvier, dans tous les secteurs, même si elles sont loin d’avoir été insignifiantes. À la SNCF, le taux de grévistes est passé de 46,3 % à 36,5 %. Mais selon des données publiques examinées par l’AFP, l’entreprise ferroviaire a tout de même annulé les trois-quarts de ses trains hors Île-de-France (7 199 trains annulés sur 9 633 prévus).
Dans l’Éducation nationale, la moitié des enseignant·es du primaire se sont déclaré·es grévistes ce 31 janvier, contre 70 % le 19, selon le décompte du SNUipp-FSU, premier syndicat du primaire. À La Poste, 8,79 % des salarié·es étaient en grève, selon la direction, contre 14,64 % la dernière fois. Dans les raffineries et dépôts de carburants de TotalEnergies, la CGT a compté 75 à 100 % de grévistes, là où la direction a évalué le taux à 55 %, soit 1 point de moins que le 19 janvier.
Chez EDF, les salarié·es, très mobilisé·es contre ce projet de réforme, ont opté pour des opérations Robin des bois plutôt que des journées de grève classique : rendre l’électricité gratuite pour les hôpitaux, passer les compteurs en heures creuses pour certaines activités, notamment les boulangers, voilà qui leur semble plus efficace. Et leurs actions sont largement applaudies par le public.
Dialogue de sourds
La journée s’est déroulée comme un duel à distance entre le gouvernement et les manifestant·es. À l’Assemblée, le texte est déjà en cours d’examen à la commission des affaires sociales. Lors des questions au gouvernement, le ministre du travail Olivier Dussopt a continué sur la même partition que ses collègues et les députés de la majorité depuis le week-end précédent, celle du travail et du mérite. « Est-ce que c’est un effort ? Oui. C’est un effort demandé pour assurer la pérennité du système de retraites par répartition. La volonté du gouvernement est de faire en sorte que cet effort soit le plus juste possible », a-t-il déclaré.
À Paris, dans la manifestation du 31 janvier 2023. © Photo Laurent Hazgui pour Mediapart
En réponse au député communiste Pierre Dharréville, le ministre a aussi affirmé : « Si nous retirions cette réforme, le système s’écroulerait et la pension des retraités s’écroulerait de 20 % », s’appuyant sur ce que dirait à ce sujet le Conseil d’orientation des retraites (COR). Or, si le COR anticipe bien une chute du niveau des pensions à la suite des réformes déjà votées, rien ne dit que la nouvelle réforme permettrait de corriger ce fait de manière significative.
Le ministre dit simplement qu’en travaillant plus longtemps, les travailleurs et travailleuses cotiseront plus longtemps, et donc obtiendront de meilleures pensions… en oubliant de rappeler que celles et ceux qui travaillent actuellement au-delà de l’âge légal ont droit à une meilleure pension, grâce à une surcote que la future réforme fera disparaître.
En écho cruel à ces déclarations, les personnes ayant défilé à Annonay (Ardèche), la ville dont Olivier Dussopt est originaire, et dont il a été maire de 2008 à son entrée au gouvernement en 2017, ont fait résonner les paroles de L’Opportuniste, la chanson de Jacques Dutronc. Nicole, ouvrière dans une usine de plasturgie, n’avait pas de mots assez durs à l’égard du ministre : « Il devrait savoir ce que c’est, le travail pénible. Il a dû oublier d’où il vient. »
À plus de 500 kilomètres de là, à Paris, Mohamed, 60 ans, participait à sa première manifestation. Lui qui répare les attractions de Disneyland fait le compte des gestes professionnels qu’il ne peut plus accomplir, et réfute tous les arguments des ministres lui assurant qu’on peut travailler toujours plus longtemps : « Il y a déjà beaucoup de choses que je ne peux pas faire : monter tout en haut des attractions, porter un sac à outils de 35 kilos, crapahuter sur les rails, je ne peux plus. Comment les gens feront ça à 64 ans ou plus ? »
Entre manifestant·es et gouvernant·es, un dialogue de sourds est instauré. Et le bras de fer continuera la semaine prochaine à monter en intensité.
Dan Israel