La pénibilité, ce n’est pas son truc. « Je n’adore pas le terme », affirmait Emmanuel Macron en octobre 2019 « car ça donne le sentiment que le travail serait pénible ». Drôle d’idée, en effet. A Dole, petite commune du Jura français, engourdie par le froid de l’hiver, les pudeurs présidentielles font grimacer Christophe Caretti, 58 ans dont plus de trente ans de boîte, délégué SUD dans l’usine de Bel. « Pour Macron et les siens, le travail est un plaisir, murmure-t-il. Ils devraient faire un tour ici. » « ?Ici », on fabrique des portions de Vache qui rit depuis les années 1960, à un rythme industriel – plus de 15 000 tonnes par an –, une cadence qui détraque les corps et les âmes. Travailler pour une marque vendue aux quatre coins du monde (aux Etats-Unis, on dit The Laughing Cow) emplit Christophe et les autres d’une certaine fierté, mais pas suffisamment pour leur faire oublier les dos en vrac, les nuits blanchies par la douleur, les angoisses domestiquées à coups de cachets. 10% des ouvriers de l’usine carbureraient à un cocktail journalier d’anti-inflammatoires et d’antidépresseurs, selon les estimations de SUD, syndicat majoritaire.
Même si Emmanuel Macron n’« adore » pas le terme, il a bien fallu qu’Elisabeth Borne le prononce lors de ses annonces du 10 janvier. Ce jour-là, les quelque 400 salarié·e·s de l’usine étaient appelés à débrayer en guise d’opposition au recul de l’âge légal, prenant un peu d’avance sur le mouvement social. Les mesures sur la pénibilité n’ont pas suffi à les tranquilliser. Marie (le prénom a été modifié), 50 ans, travaille au « bocal », un surnom donné à son atelier pour des raisons topographiques. « La lumière du jour ne rentre pas, donc on travaille au néon dès 5 heures du matin, explique-t-elle. Quand je sors à 13 heures, je suis obligée de mettre des lunettes de soleil, pour me protéger de la lumière de l’extérieur… Même par temps gris. »
La première ministre a promis d’aménager le « compte pénibilité » (ou C2P), dispositif ouvrant la possibilité à des salarié·e·s de partir plus tôt à la retraite, à condition qu’ils aient accumulé suffisamment de points, attribués en fonction de leur exposition à divers fléaux – travail de nuit, températures extrêmes, etc. Mais encore faut-il entrer dans les critères fixés par la loi.
Et, pas de chance pour Marie, ce n’est pas le cas. Ses journées débutent à 5 heures du matin, soit trop tard pour bénéficier des points pour travail de nuit (défini comme une période s’étalant entre minuit et 5 heures). Ses tympans sont régulièrement vrillés par des machines beuglant comme des tracteurs (93 décibels exactement), mais pas suffisamment pour bénéficier du C2P (accessible au-delà de 600 heures d’exposition au bruit uniquement). Comme elle savait qu’on venait, elle a fait le tour des ateliers pour dresser avec méthode la liste vertigineuse des maux dont souffrent ses collègues. Elle jette un coup d’œil à ses notes : « Beaucoup d’entre nous se sont fait opérer du canal carpien (poignet), à force de soulever, tirer, déplacer. Il y a aussi les épicondylites (douleur du coude), les épaules bousillées, les hernies… C’est la nuit le plus compliqué : c’est là que nos douleurs se réveillent. »
Pour l’instant, aucune des mesures pénibilité prévues par l’exécutif ne trouve grâce à leurs yeux. L’adaptation du poste de travail pour certains salariés exposés aux risques ergonomiques, après visite médicale ? « Du pipeau, tranche Laurent Bonin, de SUD. En pratique, on n’aménage jamais ton poste de travail ; au pire, le médecin du travail te met en invalidité. Ici, les gens brisés par le boulot sont licenciés pour inaptitude. » Les actions de sensibilisation, financées par un fonds d’investissement ad hoc doté de 1 milliard d’euros ? « Si c’est pour coller des affiches expliquant que tu manipules mal ton chariot, je ne vois pas l’intérêt », balaye Christophe Caretti.
« On aimerait au moins quelques années en bonne santé »
Un jour, ils ont reçu la visite d’un ergonome envoyé par la direction, qui leur a montré plein de gestes savants à exécuter pour manipuler une palette en toute sécurité. Séduisant sur le papier, mais impossible à appliquer en pratique, compte tenu des cadences imposées. Ils préféreraient que la direction embauche et investisse. « Certaines machines sont là depuis au moins trente ans, assure Jean-Claude Boudin, délégué CGT. La vétusté des équipements aggrave la pénibilité, et s’ajoute au sous-effectif lié aux restructurations. Il y a dix ans, un salarié du conditionnement (mise en portion du fromage) gérait une seule machine, contre deux désormais… »
Bel, groupe familial fondé en 1865, a engrangé plus de 520 millions d’euros de bénéfices en 2021 (dernier chiffre connu). Personnalité peu connue du grand public, son président, Antoine Fievet, figure malgré tout dans la liste des grandes fortunes françaises, avec 2,2 milliards d’euros au compteur. Les salarié·e·s estiment que le groupe aurait largement de quoi investir dans l’usine… Contactée par l’Humanité, la direction nous assure travailler « en lien continu avec les représentants du personnel et la médecine du travail ». Par ailleurs, elle explique ne pas être « autorisée à s’exprimer sur les données liées à la santé de ses collaborateurs, qui relèvent de la vie privée et sont protégés par le secret médical ».
Une chose est sûre, toutes les embauches du monde ne rendront pas plus acceptable le recul de l’âge légal. Pour eux, les 64 ans restent un chiffre inaccessible ; une borne plantée loin, très loin à l’horizon, vaporeuse comme un mirage. « Tu devrais pouvoir partir à 55 ans, ce serait bien, réfléchit Christophe Caretti. Histoire d’avoir au moins quelques années en bonne santé. » Quand on leur demande de se projeter à la retraite, les réponses fusent dans un désordre joyeux. L’un d’eux rêve de « partir à l’étranger », un autre ambitionne de « se promener dans les bois », un autre d’ « apprendre à dresser des chiens »… Chrystelle, 57 ans, met tout le monde d’accord : « La retraite, c’est ne plus regarder sa montre en permanence, c’est arrêter de courir. C’est pouvoir vivre, vivre, vivre. Enfin. »
Cyprien Boganda