BOGOTA CORRESPONDANTE
Ministre de la culture à 32 ans, ministre des relations extérieures à 36, Maria Consuelo Araujo, nièce du procureur de la République colombienne et d’un juge de la Cour constitutionnelle, avait un CV à faire pâlir d’envie tous les énarques de la terre. En février, pourtant, la brillante carrière de la jeune femme a subi un brutal coup d’arrêt. La « Conchi », comme on l’appelle dans le pays, a dû démissionner, victime, comme tant d’autres, du retentissant scandale dit de la « parapolitique. » De quoi s’agit-il ? Des conséquences (dommages colatéraux) pour la classe politique colombienne de la démobilisation des paramilitaires. Engagé en 2003 par le président Uribe, le processus vise à obtenir la reddition définitive des milices d’extrême droite qui ensanglantent le pays depuis vingt ans. Il s’inspire du modèle sud-africain de « Vérité et réconciliation ».
A Pretoria, il s’agissait d’obtenir les aveux des séides de l’apartheid en échange d’une amnistie. A Bogota, la loi « Justice et paix » exige des chefs paramilitaires qu’ils confessent leurs crimes en échange de peines allégées et d’un retour rapide à la vie civile. Les paramilitaires ont commencé à parler. Ils racontent les exactions, les crimes perpétrés au nom de la lutte contre la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et des autres. Leurs aveux, encore très incomplets, révèlent l’ampleur des complicités de leurs chefs avec la classe politique.
Epargnée par le conflit, Bogota découvre les horreurs qui se sont déroulées en province et les louvoiements des élus locaux. La côte caraïbe, dans le nord du pays, a été la première visée par la justice. Treize parlementaires du cru, dont un ancien sénateur, frère de Maria Consuelo, sont sous les verrous. Plusieurs sont accusés d’avoir signé, en 2001, le « Pacte de Ralito ». A cette date, élus et « paras » de la région s’étaient secrètement engagés à « refonder » ensemble le pays.
Le père de Maria Consuelo, lui-même ancien sénateur, est en fuite. L’ancienne ministre démissionnaire reste convaincue de son innocence. Alvaro Araujo, père et fils, ont été mis en examen pour association de malfaiteurs et complicité d’enlèvement avec les paramilitaires. « L’histoire du clan Araujo, passé de son fief régional aux institutions de l’Etat, note l’universitaire Eric Lair, illustre la complexité des liens entre hommes politiques et milices paramilitaires d’extrême droite. »
Pendant vingt ans, ces milices antiguérilla ont pratiqué la terreur, avant d’accepter la main tendue par le gouvernement Uribe. Selon les chiffres officiels, 31 000 miliciens ont déposé les armes depuis 2003. Emprisonnés, leurs chefs doivent confesser leurs crimes pour bénéficier des réductions de peine prévues par la loi. Incomplets, les aveux de ces hommes, auteurs de massacres atroces, ébranlent la classe politique, contrainte d’admettre accommodements et compromissions. Au Congrès américain, les démocrates s’inquiètent beaucoup des suspicions qui pèsent sur plusieurs proches du président de droite Alvaro Uribe.
Terre de soleil, de poussière et d’accordéon, le département du Cesar appartient à l’arrière-pays caraïbe. Quatre fois maire de la ville de Valledupar, le grand-père de Maria Consuelo y élevait du bétail dans les années 1960. Dans les années 1970, deux de ses fils siégeront au Congrès. L’un d’eux, Alvaro, deviendra ministre de l’agriculture. En 1993, soupçonné de corruption, il perd son siège de sénateur. Son fils, qui s’appelle également Alvaro, prend sa relève dès l’année suivante. A 27 ans, il abandonne une carrière de jeune premier à la télévision pour se faire élire.
Pour sa part, Consuelo, la fille du patriarche s’est consacrée à un festival de musique folklorique, le Vallenato, auquel elle donnera ses lettres de noblesse, avant d’être nommée ministre de la culture. Son surnom, la « Cacique », en dit long sur son influence locale. En 2001, elle est enlevée par des guérilleros d’extrême gauche. Poursuivis par l’armée, ses ravisseurs l’exécutent à bout portant.
La guérilla marxisante débarque dans la région dans les années 1980. La petite Armée de libération nationale (ELN, castriste) et les FARC (communistes) ciblaient leurs exactions contre les riches éleveurs et les propriétaires terriens. Indigné par l’injustice sociale et la misère des paysans de la région, un certain Ricardo Palmera, parent par alliance des Araujo, abandonne les bureaux climatisés de la banque où il est employé, pour le maquis. Il fait une rapide carrière au sein des FARC - où les fils de bourgeois sont rares - sous le nom de « comandante Simon Trinidad ». L’homme est aujourd’hui jugé aux Etats-Unis pour trafic de cocaïne.
De fait, la drogue est devenue le nerf de la guerre en Colombie. Dans le département du Cesar comme ailleurs, le trafic et la production ont modifié les hiérarchies sociales. De nouveaux riches disputent le pouvoir aux grandes familles. Certaines d’entre elles ont périclité, d’autres ont passé alliance. Ainsi, dans les années 1990, avec la complicité des FARC, les frères Gnecco, partis de rien, se posent-ils en grands rivaux des Araujo. La guérilla se fait détester de tous, y compris de ceux qu’elle prétend défendre. Extorsions, enlèvements et assassinats se généralisent. « Valledupar était une ville séquestrée, rappelle Maria Consuelo Araujo. Personne ne pouvait plus sortir de chez soi. »
Les élites provinciales se sentent abandonnées par un Etat incapable d’assurer la sécurité sur l’ensemble du territoire. Elus, notables, propriétaires et entreprises accueillent donc à bras ouverts les milices d’autodéfense. Dans le Cesar, la terreur s’installe. Sous prétexte de « vider l’eau du bassin pour tuer les poissons », les paramilitaires d’extrême droite assassinent paysans, syndicalistes et autres civils soupçonnés de prêter main-forte aux guérilleros. Très liés aux trafiquants de drogue, ils éliminent aussi leurs ennemis personnels. « Jorge 40 » s’impose à leur tête. De son vrai nom Rodrigo Pupo, il a lui aussi grandi à Valledupar et fréquenté la bonne société avant de prendre les armes. Habile et violent, il contrôle dès la fin des années 1990 les routes de la drogue, puis les allées du pouvoir. Sous son règne, les Araujo ont retrouvé la place qui était la leur avant l’arrivée des Gnecco.
Interrogé en novembre 2006 sur ses liens avec Rodrigo Pupo, Alvaro Araujo fils répond : « Bien sûr que je le connais. La famille Pupo est une famille traditionnelle de Valledupar. Nous vivions dans un village de 150 000 habitants, où tout le monde se retrouvait aux fêtes du club. C’est là que je l’ai connu. » L’intéressé se défend néanmoins d’avoir, par la suite, entretenu des liens avec le chef paramilitaire. Le jeune sénateur a certes été vu à une fête bien arrosée en compagnie du milicien. Mais c’est parce qu’il tentait de sauver sa peau, dit-il. « Les hommes de Jorge 40 m’avaient menacé. »
Lorsque, début 2006, « Jorge 40 » accepte de déposer les armes, plusieurs hommes politiques font le voyage pour assister à la cérémonie. M. Araujo père prononce un discours remarqué. Il donne du « filleul » à « Jorge 40 », une formule amicale de la région, et remercie le « sauveur du Cesar ». « J’ai cru que j’allais vomir », raconte une jeune journaliste dont le frère a été assassiné par les paramilitaires. En avril 2006, les autorités saisissent l’ordinateur personnel de « Jorge 40 » et en déchiffrent peu à peu le contenu. Toute la classe politique de la région est éclaboussée.
Le jeune Alvaro Araujo nie farouchement avoir commandité l’enlèvement d’un collègue politique, en 2001. « Personne n’avait jamais impliqué Alvaro dans cette affaire, qui remonte à quatre ans. Le seul témoin à charge s’est en partie rétracté », rappelle Maria Consuelo Araujo. Chiffres en main, elle conteste que son frère ait été élu grâce aux votes obtenus sous la menace des mitraillettes paramilitaires, comme le laisse entendre Claudia Lopez. Cette jeune chercheuse, en épluchant les résultats de 2002, bureau de vote par bureau de vote, a mis en lumière les comportements électoraux « atypiques » de certaines circonscriptions sous contrôle des milices. En mars 2002, le chef paramilitaire Salvatore Mancuso, alors dans la clandestinité, déclarait contrôler 35 % du Congrès.
Les deux Alvaro ne sont pas les seuls Araujo impliqués dans le scandale de la « parapolitique ». Un autre fils, Sergio, éleveur, aurait joué les intermédiaires pour obtenir, « à la demande du gouvernement », la reddition de « Jorge 40 ». Hernando Molina Araujo, le fils de la ministre exécutée par la guérilla, est également sous les verrous. En 2002, il a été élu gouverneur du département au cours d’une élection vraiment « atypique » : tous ses adversaires avaient curieusement retiré leur candidature quinze jours avant le scrutin.
« On commence tout juste à découvrir l’ampleur et la complexité des connivences entre paramilitaires, élus et autres acteurs locaux, souligne le politologue Eric Lair. Outre le trafic de drogue, la complicité des élites locales a permis l’expansion fulgurante des milices antiguérillas. » Selon lui, « paras et politiques ont eu besoin les uns des autres, ils se sont mutuellement instrumentalisés ».
Convaincus d’avoir oeuvré « pour le bien du pays », les sanguinaires chefs « paras » qui avaient joué la carte de l’alliance avec les hommes politiques s’imaginaient être accueillis en héros. C’était sans compter les foudres des organisations de défense des droits de l’homme, les réticences de la communauté internationale et l’opposition croissante des médias. Les chefs paramilitaires se sont retrouvés en prison, menacés d’extradition vers les Etats-Unis. Leurs aveux se poursuivent.