Pour Taniuk :
C’est à ce moment-là que commence le véritable Club de la jeunesse créative. Les artistes non-conformistes ont apporté avec eux un esprit de mutinerie active, de négation des anciens dogmes et formes [d’art]. L’appartement-atelier d’Alla Horska à Kiyv est devenu une seconde maison pour le Club, et c’est souvent elle qui est capable de transformer les idées des gens en projets pratiques.
Le 12 mai 1962 une soirée en l’honneur de Les Kurbas, acteur et metteur en scène ukrainien, est organisée et il est demandé au public d’assister à la réunion en portant un bouquet de fleurs rouges, afin de commémorer la mémoire de cette victime de la répression stalinienne. La réunion dure six heures, pendant lesquelles des participants évoquent la mémoire des victimes du Goulag et dénoncent Staline.
Le club organise des voyages d’étude sur des lieux historiques de l’Ukraine. De ces initiatives nait un comité pour l’étude des répressions staliniennes, qui a même demandé aux autorités de construire un monument à Bykivyna, site d’une fosse commune de victimes du régime soviétique en Ukraine des années 1930.
Ce cheminement intellectuel menaçait le chauvinisme grand-russe de Moscou qui veillait à tenir d’une main de fer le « peuple frère » ukrainien. Le Club de la jeunesse créative sera fermé brutalement en 1965, et malgré une première vague d’arrestations d’intellectuels en 1965, les activités de ce groupe ont continué à exister dans une zone grise entre la légalité et l’illégalité jusqu’en 1968. Outre les initiatives purement culturelles et artistiques, cette génération shistdesiatnyky (ceux des années 1960) a organisé de nombreuses réunions publiques pour célébrer les événements clés de l’histoire et de la culture ukrainiennes. Deux d’entre eux en particulier représentaient les occasions les plus importantes : le premier était la réinhumation en Ukraine du poète national Taras Chevtchenko le 22 mai et le second était la commémoration du massacre de Babi Yar le 29 septembre alors la bureaucratie soviétique s’attachait à effacer toute mémoire de l’extermination des Juifs. Ces rassemblements publiques constituaient des tentatives de construire un espace public alternatif au sein de la société ukrainienne, et avaient pour but de forcer le gouvernement soviétique à entreprendre des réformes.
Dès les années 1960, le 22 mai est devenu un jour d’agitation politique en Ukraine jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique. À Kyiv notamment, les gens se rassemblaient autour du monument de Taras Chevtchenko, considéré comme le plus grand poète romantique de langue ukrainienne et lisaient des poèmes et des documents politiques sur la russification de l’Ukraine. La police arrivait sur place et arrêtait généralement quelques participants. Mais en 1967, les participants ne se dispersèrent pas, ils se rendirent devant le bâtiment qui abritait le comité central du parti et protestèrent contre les arrestations. Surprises par cette réaction les autorités décidèrent de libérer les personnes arrêtées et les manifestants purent rentrer chez eux. La manifestation de 1967 est considérée comme l’une des plus réussies, y compris en termes de participation, même si elle n’a réuni que trois cents personnes.
Face à la contestation montante, le gouvernement tenta une absorption du mouvement. Le gouvernement soviétique décida d’organiser sa propre commémoration officielle de Babi Yar. Ce qui pouvait ressembler à une victoire était en réalité une défaite, car les discours tenus dans ces manifestations officielles ne relevaient pas d’une commémoration sincère de la tragédie.
Le Printemps de Prague et l’invasion soviétique qui ont suivi en août ont radicalement changé la situation politique. Depuis 1968, les dirigeants soviétiques avaient décidé de mettre fin à leur politique relativement tolérante à l’égard des intellectuels non-conformistes et ont considéré que la répression (camps de travail, goulag et prisons psychiatriques) était le seul moyen d’éviter ce qui s’était passé en Tchécoslovaquie. Le mouvement artistique du shistdesiatnytstvo a donc dû décider s’il devait ou non devenir un véritable mouvement politique et s’opposer frontalement à la bureaucratie.
Entre 1968 et 1972, le mouvement national ukrainien d’opposition se divise en trois courants : le premier est celui de ceux qui veulent éviter un conflit ouvert avec le pouvoir et pensent que l’expression artistique représente encore un moyen d’influencer le pouvoir politique. Cette faction était dirigée par Ivan Dziuba, critique littéraire et était totalement opposée à toute organisation formelle du groupe, qui en ferait un mouvement illégal et donc passible de répression. Cette partie du mouvement sera réduite au silence par la répression de 1972. Dziuba, par exemple, après avoir passé un an en prison, a été envoyé à un poste de secrétaire dans une usine et n’avait plus le droit d’écrire.
Malgré son triste destin, ce groupe est important car il a donné naissance aux prémices d’un mouvement écologique en Ukraine . L’occasion en a été une polémique littéraire à propos d’un roman sur la corruption en politique par le secrétaire de l’Union des écrivains ukrainiens, Oles Honchar. Commentant ce roman, le critique littéraire Ievhen Sverstiuk a identifié le problème de la pollution produite par les usines soviétiques en Ukraine et a donné naissance au début d’une pensée écologique ukrainienne en termes nationaux : la pollution était une conséquence de l’industrialisation forcée de l’Ukraine par Moscou, qui ne s’intéressait qu’à l’exploitation des ressources naturelles ukrainiennes. La pollution était donc considérée comme une conséquence de plus de l’impérialisme soviétique sur l’Ukraine. L’interprétation nationale de la question environnementale est devenue un large sujet de discussion dans la dissidence des années 1970 et a été reprise par toutes les fractions de la dissidence ukrainienne. Le mouvement écologiste n’a connu qu’une incarnation politique que pendant la perestroïka, en 1987, sous la direction de Yurii Shcherbak, un médecin et zoologiste travaillant à Kyiv, qui, dès les années 1970, était la figure la plus marquante du mouvement écologiste.
Le deuxième courant de la dissidence ukrainienne était représenté par les intellectuels qui avaient fini par rejeter complètement l’expérience soviétique, étaient devenus anticommunistes et étaient animés d’un fort sentiment national. Le principal représentant de ce groupe était l’historien Valentyn Moroz. Moroz
considérait le pouvoir soviétique comme un régime totalitaire, non pas en raison de la violence des répressions, mais parce qu’il voyait dans l’expérience soviétique une tentative d’uniformiser les consciences et de standardiser les cultures humaines. L’imposition de la culture et de la langue soviétique (pour lui la langue soviétique étant une variante du russe, mais différente pour les dissidents) était bien sûr la pierre angulaire de cette stratégie.
Une manifestation particulière du comportement non-conformiste de ce courant de la dissidence nationale était représentée par des chœurs spontanés qui se réappropriaient le répertoire traditionnel des chansons folkloriques ukrainiennes. L’exemple le plus important est la chorale Kyïv Homin (Brouhaha), qui, à partir de 1970, a organisé des spectacles publics non officiels dans les rues de la capitale. Les membres de l’ensemble étaient principalement jeunes mais d’origines sociales différentes, tous unis par l’amour des chansons folkloriques ukrainiennes. Leurs spectacles constituaient une alternative à la culture soviétique officielle. La récupération de la culture traditionnelle, populaire et folklorique était un élément de non-conformité qui faisait de la simple existence d’un tel groupe une menace pour le pouvoir. Le 22 mai 1971, la chorale Homin a rassemblé un public de près de 400 personnes autour du monument de Chevtchenko et, en conséquence, a été déclarée illégale et démantelée à la fin de la même année. Cependant, de nombreux autres petits chœurs similaires ont existé et ont fonctionné dans toute l’Ukraine au cours des années 1970 et 1980.
Enfin, la troisième fraction de la dissidence ukrainienne au début des années 1970 était représentée par un intermédiaire entre les deux positions précédentes. Ce groupe était très critique à l’égard de l’Union soviétique, mais ne l’avait pas encore condamnée, et elle croyait en la défense de la culture ukrainienne, mais ne considérait pas pour autant les Russes comme des ennemis. Ce courant attiré de nombreuses personnes dont l’appartenance nationale n’était pas aussi rigidement définie, comme le célèbre Leonid Pliouchtch, qui était un Ukrainien russophone.
La figure la plus représentative de ce courant est Viacheslav Chornovil, car c’est lui qui a fondé en janvier 1970 le premier magazine ukrainien illégal, la Gazette Ukrainienne (Український Вісник). En 1969, un groupe de jeunes journalistes et d’étudiants universitaires avaient décidé de fonder un journal pour diffuser des informations sur ce qui se passait en Ukraine, comme alternative à la presse officielle. Ce journal dénonçait des arrestations et la répression, qui occupaient bien sûr la grande majorité des pages. Une autre des batailles de ce journal était la réintroduction de la lettre ґ dans l’alphabet ukrainien, une bataille que la Gazette considérait comme un facteur décisif pour la survie de la langue ukrainienne. Selon le bureau du KGB pour la région de Lviv, « le magazine est imprimé sur des machines à écrire, puis par reproduction [par dactylographie et photographie] et les premiers exemplaires ont été distribués à différentes personnes ». Plus tard, des numéros du journal parviennent à l’Ouest et sont publiés notamment en anglais et en français. En janvier 1972, la publication est arrêtée. Compte tenu de la grande autorité du magazine, plusieurs groupes clandestins disparates ont tenté d’en poursuivre la publication. En 1974, Stepan Khmara (pseudonyme – Maksym Sagaydak) de Chervonograd, région de Lviv, avec les journalistes de Kiyv Oles Shevchenko et Vitaly Shevchenko publient leur Gazette sous le numéro 7-8 (en réédité 1975 à l’étranger). Ce magazine critiquait durement le « régime d’occupation en Ukraine », et soulignait la nécessité de définir « une position politique clairement définie avec une orientation anticoloniale au premier plan », « d’unir tous les groupes démocratiques anticoloniaux en Ukraine », car ce n’est que dans ce magazine que les gens voient « des progrès dans le déploiement de la question nationale – la lutte de libération pour la démocratie ». Après son retour d’exil, Tchernovil, avec Mykhailo Horyn, Ivan Gel, Pavel Skochka et Vasyl Barladyanu, a repris la publication de la revue. Le numéro d’août 1987 était dédié à la mémoire du poète Vasyl Stus, mort deux ans plus tôt dans le camp de Kuchino dans la région de Perm.
À partir du numéro 11 (janvier 1988), le magazine devient l’organe du Groupe ukrainien d’Helsinki, et plus tard l’organe de l’Union ukrainienne d’Helsinki.
Finalement, les trois factions de la dissidence ukrainienne ont été réduites au silence lors des répressions de 1972 : presque tous leurs membres ont été arrêtés et envoyés dans des prisons, des camps de travail et des hôpitaux psychiatriques criminels.
À partir de 1976, le mouvement de dissidence renaissant était purement politique. Ses membres venaient de toutes les couches de la société et pas seulement des milieux intellectuels et des artistiques comme précédemment, car la tâche de cette nouvelle dissidence était la libération de l’Ukraine du joug soviétique. La tâche principale n’était pas de trouver de nouveaux moyens d’expression artistique pour la culture ukrainienne (comme cela avait été le cas jusqu’en 1972), mais d’atteindre un objectif politique : l’indépendance de l’Ukraine. Ensuite, ses membres rejetaient le marxisme-léninisme et le socialisme comme idéologie politique : l’expérience des prisons et des camps les avaient convaincus de leur nocivité. À cet égard, la seule exception flagrante est Léonid Pliouchtch (1939-2015) qui a continué à défendre le marxisme, même après sa fuite à l’Ouest. Devant des journalistes interloqués, il déclare en 1976 à sa descente de train lors de son expulsion d’Union soviétique « je suis marxiste » et explique que « l’URSS est un capitalisme d’État ».
Enfin, les participants de ce nouveau mouvement dissident partageaient une tactique de combat commune : le respect des droits de l’individu. Puisqu’il était impossible de fonder une association indépendante, les membres de la nouvelle dissidence ukrainienne ont décidé de ne pas déclarer leur véritable mission politique. À partir de 1975, les nouveaux dissidents ukrainiens purent s’appuyer sur la signature de l’acte final de la conférence d’Helsinki sur la sécurité européenne, en comptant sur le soutien de puissants alliés occidentaux.
Le 6 novembre 1976, dix dissidents ukrainiens fondent un groupe Helsinki ukrainien, suivant l’exemple du groupe Helsinki de Moscou, fondé six mois auparavant pour promouvoir l’application de l’Acte d’Helsinki en Union soviétique. Plus tard, de nombreux autres militants ont adhéré à ce groupe. Les activités du groupe d’Helsinki consistaient principalement à rédiger des lettres publiques et des pétitions, et à organiser des manifestations publiques contre les arrestations injustifiées et autres violations des droits humains. De plus, le groupe entretenait des relations avec les Ukrainiens qui avaient fui vers l’Ouest. La libération de Leonid Pliouchtch en 1976 marqua un tournant dans la conscience de la puissance du lien avec l’Occident, que les dissidents exploitèrent pleinement. Pour ce faire, le groupe ukrainien d’Helsinki décida d’utiliser comme représentants officiels ceux qui étaient réfugiés dans les pays occidentaux afin de gagner en visibilité : ses deux représentants les plus importants furent le général Piotr Grigorenko, qui se trouvait aux États-Unis à partir de 1977, et Leonid Pliouchtch, qui était leur représentant dans les pays d’Europe occidentale. Piotr Grigorenko (1907-1987), né dans l’oblast de Zaporijia, était un ancien général de l’Armée soviétique, qui, oppositionnel, défendra notamment les droits des Tatars de Crimée. Le pouvoir soviétique décida de réprimer violemment le groupe ukrainien d’Helsinki : de nombreux membres ont été retrouvés mystérieusement morts, et des vagues successives d’arrestations ont décimé le groupe. En 1978, tous les membres du premier groupe d’Helsinki, sauf un, avaient été condamnés à l’emprisonnement dans des camps de travail ou des hôpitaux psychiatriques. Les arrestations les plus importantes ont été celles qui ont précédé les Jeux olympiques de Moscou de 1980, lorsque presque tous les dissidents ukrainiens ont été mis en prison. Parmi eux, Oksana Meshko qui avait 75 ans lorsqu’elle a été condamnée à 6 mois de camp de travail et 5 ans de prison le poète Vasyl Stus, qui souffrait d’une grave maladie de l’estomac, est mort dans un camp de travail en 1985.
En 1983, le groupe ukrainien d’Helsinki comptait 37 membres, dont 22 étaient dans des camps de prisonniers, 5 étaient en exil, 6 ont émigré vers l’Ouest, 3 ont été libérés et vivaient en Ukraine, 1 (Mykhailo Melnyk) s’est suicidé.
En 1987-1988, pendant la période de la perestroïka et de la glasnost, tous les membres emprisonnés du groupe ont été libérés. À leur retour en Ukraine, ils ont relancé l’organisation et élu un nouveau responsable, Levko Lukianenko. Ils ont changé le nom du groupe en Association ukrainienne d’Helsinki (Ukrainska helsinska spilka). Le 7 juillet 1988, ils ont publié la Déclaration de principes de la nouvelle association et publié ses statuts. L’objectif de l’association était de promouvoir la réforme démocratique en Ukraine et d’assurer sa souveraineté économique et politique. Lors des élections de 1990, l’Association ukrainienne d’Helsinki a été dissoute et remplacée par le Parti républicain ukrainien.
Patrick Le Tréhondat
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