C’était il y a 18 mois. Une éternité ou presque en ces temps malmenés par une pandémie mondiale sans fin et les ondes de choc globales de l’aventurisme militaire russe en Ukraine. Soudain soucieux d’insuffler un nouvel élan dans ses rapports avec le concert des nations, de présenter la Chine sous un visage plus affable et moins va-t-en-guerre, Xi Jinping annonçait que la première démographie et deuxième économie mondiale allait s’employer à « bâtir une image fiable, aimable et respectable de la Chine » [1]. Depuis cet effet de manche printanier de la diplomatie pékinoise, le Yongding [2] a charrié bien des mètres cubes d’eau sous les ponts de la capitale chinoise. Bien plus que la République populaire n’a dans le même temps engrangé de dividendes en matière d’image extérieure et de respectabilité.
Des contreforts de l’Himalaya au détroit de Taïwan, les derniers jours de l’année 2022 en témoignent une fois encore ; tristement. Le 9 décembre, dans la très montagneuse région de Tawang [3] (État indien de l’Arunachal Pradesh), dans un périmètre territorial et frontalier disputé, des accrochages ont une nouvelle fois [4] opposé à plus de 5 000 m d’altitude, près d’un poste militaire indien, les troupes de Pékin et de New Delhi, faisant des blessés de part et d’autre.
Mardi 13 décembre, à la tribune du Parlement à New Delhi, le ministre indien de la Défense résuma les faits : « Le 9 décembre 2022, les troupes de l’Armée populaire de libération (Chine) ont tenté de modifier unilatéralement le statu quo en empiétant sur la Ligne de contrôle réel [Line of Actual Control (LoAC) [5] ], dans la région de Yangtse du secteur de Tawang. Notre armée a fait face à cette tentative de la Chine avec fermeté. Une échauffourée a eu lieu lors de ce face-à-face. L’armée indienne a courageusement empêché l’APL d’empiéter sur notre territoire et l’a forcée à se retirer. Quelques soldats des deux côtés ont été blessés dans l’échauffourée. » [6]
Du côté de Pékin, la synthèse de ces événements est présentée en des termes quelque peu différents par un porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères : « D’après ce que nous comprenons, la situation à la frontière entre la Chine et l’Inde est globalement stable. Les deux parties maintiennent un dialogue sans entrave sur la question de la frontière par les voies diplomatiques et militaires. » [7] Et le porte-voix de la diplomatie pékinoise de poursuivre, sans sourciller : « Nous espérons que la partie indienne rencontrera la Chine à mi-chemin, qu’elle mettra en œuvre l’important consensus atteint par les dirigeants des deux pays, qu’elle respectera strictement l’esprit des accords pertinents signés par les deux parties et qu’elle maintiendra conjointement la paix et la tranquillité dans la région frontalière. » [8] Pour ce qui est de la « paix et de la tranquillité dans la région frontalière » [9], il s’agira visiblement de ne pas se montrer trop exigeant.*The Taipei Times, 13 décembre 2022.
Le 13 décembre dernier demeurera décidément une journée riche en tensions interétatiques en Asie-Pacifique. En Asie orientale, 3 000 km à l’est de Tawang, dans le très sensible détroit de Taïwan, les forces armées chinoises étaient également à l’œuvre, non plus sur terre mais dans les airs… Une semaine après que Pékin ait imposé de nouvelles interdictions d’importation de produits alimentaires, de boissons, d’alcools et de produits de la pêche taïwanais, le ministère taiwanais de la Défense déplorait la présence – sans préavis ni accord préalable de Taipei… – de 21 appareils chinois (dont la volumétrie jamais vue jusqu’alors de 18 bombardiers nucléaires H-6… !) dans la zone de défense aérienne taiwanaise… « La menace militaire de Pékin est plus sérieuse que jamais ; les incursions de ses appareils dans la zone d’identification de la défense aérienne de Taïwan ont quintuplé depuis 2020. » [10]
LES DIFFÉRENDS TERRITORIAUX COMME EXUTOIRES DES TOURMENTS DOMESTIQUES ?
Certes, lors du récent XXe Congrès du Parti communiste chinois en octobre à Pékin, on avait bien compris que le nouveau Grand Timonier de la République populaire et sa garde renouvelée et rapprochée entendaient bien à l’avenir poursuivre une politique étrangère vigoureuse et affirmée, que les maux et tourments du moment affligeant la Chine étaient le fait « d’efforts extérieurs visant à la contenir et à la miner », et que le Parti, le peuple et la nation devaient se préparer à affronter « des vents violents, des eaux agitées et des tempêtes dangereuses » [11]. Pour autant, la meilleure des manières de se « préparer » à de telles perspectives consiste-t-elle à élever le niveau de tension extérieure – déjà plus que haut – avec l’Inde et « l’île rebelle » ? Il est bien évidemment permis d’en douter.
Sans doute doit-on penser plutôt que le régime s’emploie à dessein à orienter le regard de ses administrés vers des contentieux extérieurs nationalistes consensuels. Le sort de Taïwan et la réunification de la Chine, ainsi que les disputes territoriales avec certains voisins en font partie. Ils permettent de mieux détourner l’attention – et surtout le courroux – du public des sujets de frustration du moment comme le ralentissement économique [12], les manifestations d’exaspération et d’hostilité fin novembre dans diverses grandes villes [13]. Il est un fait que dans les principaux centres urbains chinois, la présence policière est devenue sensiblement plus pesante et active depuis les rares autant que courageuses défiances populaires à l’endroit de la politique « zéro Covid », voire du président Xi Jinping, le mois dernier [14]. Ce déploiement policier à vocation officiellement préventive est parti pour durer, alors que s’allonge de manière exponentielle à l’entrée d’hôpitaux déjà sous tension la file des patients touchés par le Covid-19, et que la population, entre craintes et affolements, prend la mesure de sa véritable exposition à la pandémie.
À court terme, la surmobilisation policière sur le territoire national chinois pourrait parallèlement se doubler, à l’extérieur, sur les théâtres de tension traditionnels (frontière sino-indienne, Taïwan, mer de Chine du Sud), d’une agitation préméditée : manœuvres maritimes autour de « l’île rebelle » et incursions aériennes répétées ; escarmouches avec les troupes indiennes sur la « Ligne de contrôle réelle », comme ces derniers jours. Les cercles du pouvoir pékinois préfèrent, semble-t-il, le courroux diplomatique de New Delhi, Taipei ou de l’Occident, à l’ire domestique d’une population éreintée par les conséquences de trois interminables années de pandémie et de restrictions multiples. Une stratégie douteuse et non sans risque, bien évidemment.
Olivier Guillard