À Mayotte, où les Comoriens se rendent à bord de kwassa-kwassa à la recherche d’un avenir meilleur, de nombreux lieux de vie informels ont fleuri un peu partout, laissant entrevoir des cases en tôle construites de manière anarchique, installées sur des pentes parfois abruptes, les unes sur les autres. Les aléas naturels provoquent régulièrement des glissements de terrain et emportent des maisons, la promiscuité forcée et la pauvreté y sont prégnantes, les maladies y prolifèrent.
Cette « vulnérabilité » frappe de plein fouet les migrant·es comorien·nes et relève de plusieurs facteurs – social, historique, économique et politique – interconnectés, pouvant aboutir à une « situation de catastrophe », selon Fahad Idaroussi Tsimanda, auteur d’un article sur le sujet. Chercheur au Laboratoire de géographie et d’aménagement de Montpellier (Lagam), ce docteur en géographie est originaire de Mayotte et a consacré ses travaux de thèse à la « vulnérabilité différentielle » des migrant·es comorien·nes dans les bidonvilles de Mayotte.
Avant la vaste opération de « décasage » (ou expulsion) voulue par le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, et annoncée pour le 22 avril prochain, Fahad Idaroussi Tsimanda alerte sur les risques d’une approche purement sécuritaire de la gestion de ces lieux informels, qui ne réglerait qu’une « toute petite part du problème » dans un territoire rongé par la pauvreté, le mal-logement et la malnutrition infantile, les inégalités d’accès à l’éducation et à la santé, et le manque de moyens pour la justice.
« L’État français doit prendre ses responsabilités. À partir du moment où ils entrent sur le territoire, le minimum est de leur assurer un accueil digne », rappelle-t-il. Entretien.
Mediapart : Gérald Darmanin prépare une grosse opération d’évacuation de bidonvilles à Mayotte. Quelles pourraient en être les conséquences ?
Fahad Idaroussi Tsimanda : Cela va mener à une accentuation de la vulnérabilité des personnes, qui sont déjà dans une situation d’extrême vulnérabilité. Elles seront aussi davantage marginalisées. L’opération vise par ailleurs à expulser de l’île les personnes en situation dite irrégulière sur le territoire et qui n’ont, aux yeux de l’État, pas vocation à y rester.
Mais l’État joue un double jeu : il laisse entrer ces hommes, femmes et enfants, qui viennent des Comores, et n’assure pas ses missions par la suite. À partir du moment où ils entrent sur le territoire, le minimum est de leur assurer un accueil digne. Il y a également des personnes qui sont régularisées, mais qui vivent malgré tout dans les bidonvilles visés par cette opération.
Une adolescente sans papiers dans un bidonville près de Majicavo Koropa sur l’île de Mayotte en juin 2019. © Photo Tommy Trenchard / Panos / REA
Les personnes qui seront expulsées risquent de revenir, car plusieurs facteurs les attirent : la proximité géographique, l’urgence sanitaire, le système d’éducation français.
Sur le plan économique, pour les personnes situées tout en bas de l’échelle aux Comores, il est quasi impossible d’assurer un avenir à leurs descendants. Sur le plan politique, il y a les opposants au pouvoir en place, mais aussi des personnes rejetées à cause de leur orientation sexuelle. Pour d’autres, enfin, il y a des proches qui vivent à Mayotte depuis des années, qui ont été régularisés et qui peuvent les accueillir.
Une fois à Mayotte, ces personnes sont exploitées par des réseaux qui les utilisent pour les faire travailler dans les champs ou dans la construction. Il y a donc tout un écosystème qui favorise leur venue ou les encourage à revenir si elles sont expulsées.
Dans un courrier adressé au ministre de l’intérieur, le président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme a exprimé « ses graves préoccupations sur les risques d’un tel projet », à savoir « l’aggravation des fractures et des tensions sociales » et « l’atteinte au respect des droits fondamentaux des personnes étrangères dans le cadre d’expulsions massives ». Partagez-vous ces inquiétudes ?
Oui, on peut partager ces inquiétudes. Ce sont des êtres humains, et parmi les personnes qui seront expulsées, il y a des personnes âgées, des femmes avec des enfants en bas âge, des personnes malades ou en situation de handicap. Cela va donc forcément accentuer leur situation de vulnérabilité.
Fahad Idaroussi Tsimanda, chercheur et docteur en géographie. © Photo Lagam
Il y a aussi des cas plus complexes, que j’ai croisés dans le cadre de mon travail de recherche, avec au sein d’une même famille un parent ou un enfant en situation régulière. On ne peut pas séparer une mère ou un père du reste de sa famille, c’est inhumain. Si le regroupement familial existe, et c’est bien le cas en France, il faut faciliter l’obtention d’un titre pour le reste de la famille. S’il y a en effet urgence à déconstruire ces bidonvilles, qui ressemblent à des zones de non-droit sur le plan sanitaire et humain, il faut trouver de vraies solutions pour reloger ces personnes.
Vos travaux portent justement sur la « vulnérabilité » des migrants comoriens dans les bidonvilles de Mayotte. Pouvez-vous décrire leurs conditions de vie ?
Les bidonvilles se composent de cases en tôle, qui occupent des pans entiers de « quartiers » informels. Souvent, plusieurs familles vivent dans une seule et même case. Les conditions climatiques rendent leurs conditions de vie très difficiles. Dans la journée, durant l’été austral (soit d’octobre à avril/mai), les personnes sont soumises à de fortes chaleurs et à un taux d’humidité élevé. Durant l’hiver austral, la période est assez fraîche, mais la température varie malgré tout entre 26 et 32 degrés en journée. La circulation et l’urbanisation, dans une zone comme Mamoudzou, n’améliorent pas les choses.
L’accès à ces bidonvilles est compliqué, car les routes ne sont pas aménagées, sont accidentées ou très étroites. Les maisons sont réparties de manière anarchique. En cas d’accident, certains peuvent rencontrer des difficultés à être évacués, de même pour les femmes enceintes sur le point d’accoucher. En cas d’incendie, le temps d’intervention des secours est rallongé. En période de fortes pluies, des maisons installées sur des pentes abruptes sont emportées par les eaux. En 2018, dans la commune de Koungou, un glissement de terrain a provoqué la mort d’une mère de famille. Il y a enfin la question de l’accès aux ressources basiques, comme l’eau.
J’ai travaillé sur la « vulnérabilité différentielle » au sein de la population comorienne vivant dans les bidonvilles : l’accès aux ressources dépend de la zone où vivent les personnes à l’intérieur de ces bidonvilles. Les personnes vivant à la limite du formel et de l’informel, là où il y a des routes, souvent installées à Mayotte depuis les années 1980 ou 1990, ont un accès aux ressources plus ou moins facile.
Les primo-arrivants sont moins bien lotis, moins bien logés, et donc contraints d’investir des zones très marginales. Ils sont davantage menacés par les aléas naturels [contre lesquels le chercheur alertait déjà en 2020 – ndlr]. Dans le bidonville d’Iloni, des familles sont menacées par les fortes marées et ont les pieds dans l’eau… Les bidonvilles se résument à un ensemble de problématiques d’ordre social, économique et sécuritaire.
Quels facteurs aggravent la vulnérabilité des Comoriens ?
On voit l’émergence de maladies, notamment liées à l’eau, car même si les personnes parviennent parfois à accéder à l’eau potable, les conditions de transport ou de conservation de l’eau ne sont pas optimales. Les eaux stagnantes, comme dans le bidonville de Koungou situé près de la rivière du Kirissoni, font que les maladies prolifèrent : on voit beaucoup de cas d’hépatite, de dengue ou de diarrhées. Durant la période Covid, on avait du mal à savoir si on était confrontés à la dengue ou au Covid, car les symptômes étaient ressemblants. Aussi, la collecte des déchets n’est pas assurée et on observe que les cours d’eau à proximité des bidonvilles, comme à Kawéni, font office de déchetterie. Ces déchets ont un impact sur l’écosystème, la mangrove et l’océan.
Est-ce que cette forte vulnérabilité pousse certains à tomber dans la délinquance, conduisant certains acteurs à faire un lien direct entre immigration et délinquance ?
C’est une question intéressante. Les choses se sont dégradées en l’espace de quelques années à Mayotte. En 2011, les gens pouvaient encore faire un barbecue et rester dormir à la plage. Entre 2000 et 2010, les gens pouvaient circuler dans Mamoudzou sans risquer de se faire agresser. Des Comoriens se sont installés à Mayotte après l’indépendance sans que l’on voie émerger des phénomènes de délinquance.
Les Mahorais [habitants de Mayotte, ndlr] n’ont jamais été riches, les personnes qui ont migré vers Mayotte ne l’étaient pas non plus, et on n’observait pas ces violences pour autant. C’est donc un phénomène nouveau. Je crois qu’il y a une question très politique là-dedans : certains Comoriens ont grandi à Mayotte, sont aujourd’hui régularisés ou naturalisés, mais ont peut-être développé une haine des Mahorais, parce qu’ils sont embrigadés politiquement ou qu’ils ont entendu des discours remettant en cause le statut même de Mayotte.
D’autres ont peut-être développé une forme de rancœur vis-à-vis de l’État français, considérant qu’il ne fait rien pour eux. Certains ont peut-être vu leurs parents, en situation irrégulière à un moment ou un autre, se faire expulser de Mayotte. Il y a aussi une forme de réciprocité entre les décasages et les violences commises par les coupeurs de route par exemple : un agresseur m’a dit un jour, pour justifier son acte, qu’il n’acceptait pas ce que nous [les Mahorais, ndlr] leur faisions, en référence aux expulsions.
À partir de 2013, on a aussi vu des jeunes, qui n’avaient même pas de chaussures, commencer à fouiller les poubelles ou attendre les voitures sur la route pour agresser les passagers. Sur ce point, sans excuser leurs agissements, on peut questionner le rôle de l’État et la rage qu’ils ont pu développer.
Vous dites, dans votre article, que la question du logement est révélatrice de tensions sociales à Mayotte. Est-ce le nerf de la guerre ?
Effectivement, de plus en plus de Mahorais ont du mal à construire. La terre est devenue une denrée très rare à Mayotte. Une ressource qui se fait de plus en plus rare est forcément synonyme de conflit. Certains voient leur terrain occupé illégalement. Certains accusent les Comoriens de dégrader leurs ressources. La question de l’eau crée des tensions également, car elle se raréfie. Et bien souvent, les bidonvilles et leurs occupants sont perçus comme responsables.
Des décasages sont organisés par des citoyens, durant lesquels des maisons sont détruites, notamment suite au phénomène des coupeurs de route. Parmi ces familles délogées, il y a des victimes collatérales, des familles en situation régulière qui avaient investi ces espaces et n’avaient rien à voir avec ces phénomènes de violence. Il est urgent que l’État agisse. Il ne peut pas faire le dos rond éternellement.
Un rapport confidentiel que Mediapart a révélé en mars montrait que la seule approche sécuritaire ne permettrait pas de répondre aux multiples difficultés. Que faut-il faire selon vous ?
L’approche sécuritaire ne permettra de résoudre qu’une toute petite part du problème. Il faut questionner les causes profondes de cette situation, qui sont éminemment politiques. L’État français ne met pas les moyens nécessaires et entretient la misère à Mayotte. Mon hypothèse, c’est que Mayotte est perçue comme un territoire contesté dans ses statuts depuis les années 1970. Peut-être qu’il n’y a pas assez de ressources ou de matières premières et que s’il y avait un gisement de pétrole, on n’en serait pas là. Peut-être, enfin, que l’État considère que s’il investit trop à Mayotte, cela attirera encore plus de monde.
Mais malgré le manque de moyens, les migrations existent déjà…
C’est vrai. Parce que Mayotte est un îlot de richesses dans un océan de pauvreté. Mayotte est pauvre à l’échelle nationale, riche à l’échelle régionale : son PIB est huit fois supérieur à celui des Comores et quinze fois plus élevé que celui de Madagascar. Emmanuel Macron avait dit lui-même, lors de sa première course à l’Élysée, que le développement de Mayotte dépendait du développement des Comores. Il ne faut pas simplement voir Mayotte d’un côté, les Comores de l’autre.
On y apprenait aussi que l’immigration comorienne pourrait conduire à comptabiliser 760 000 habitants à l’horizon 2050, amenant à une situation « explosive » selon l’Insee. Les expulsions sont-elles l’unique et seule solution, sachant que beaucoup de personnes retentent la traversée vers Mayotte après leur éloignement, parfois au péril de leur vie ?
C’est énorme. Mayotte est comme une cocotte-minute. La question des ressources va devenir cruciale à l’avenir. Les services publics et les établissements scolaires sont déjà saturés. Mais fermer la frontière à double tour est impossible, des personnes parviendront toujours à rentrer.
Il faudrait, dans un premier temps, que l’État comorien coopère. Pour les personnes déjà présentes à Mayotte, il faudrait questionner le titre de séjour territorialisé pour permettre à un certain nombre de personnes de rejoindre la métropole. Certains commencent d’ailleurs à pointer le manque de moyens et de travail à Mayotte et rêvent de découvrir d’autres horizons. Il s’agirait juste d’une meilleure répartition des personnes. Quand l’État veut, il peut.
Il a bien arraché des enfants de La Réunion pour peupler la Creuse par le passé. On ne peut pas laisser les gens évoluer dans des taudis, l’État doit prendre ses responsabilités et agir. Mais les politiques balaient d’un revers de la main l’idée d’abroger ce titre de séjour, au prétexte de l’« appel d’air » que cela pourrait provoquer.
Des Mahorais décident de « gérer » par eux-mêmes ces migrations, perçues comme l’origine de tous leurs maux. Peut-on craindre pour la suite ?
La population est démunie et préfère se substituer à l’État, estimant qu’il n’en fait pas assez. Des personnes tentent en effet de contrôler elles-mêmes les frontières, de se poster sur les plages le soir, d’alerter les services de gendarmerie lorsqu’elles voient des migrants arriver. Cela arrive souvent dans le sud de Mayotte.
Selon vous, les violences et les préjugés à l’égard des migrants comoriens ne datent pas d’hier. Comment les interprétez-vous ?
Avant même que la France ne débarque dans l’océan Indien, il y avait déjà des tensions. La colonisation est venue les entretenir. Et après l’indépendance, on a fait face au refus du pouvoir comorien de reconnaître l’indépendance de Mayotte. Il y a depuis une forme de haine, alimentée par les politiques, des deux côtés. Les relations qu’entretient Mayotte avec ses voisines de l’archipel sont tendues depuis plusieurs années. Les migrants comoriens sont perçus comme des voleurs, systématiquement qualifiés de « coupeurs de route », alors qu’il ne faut pas mettre tout le monde dans le même sac. Ces préjugés sont vecteurs de marginalisation et accentuent leur vulnérabilité.
Nejma Brahim