L’époque de la longue défaite au Vietnam a produit aux Etats-Unis un âge brillant de la littérature savante sur la nature et les racines de la politique étrangère de Washington. Aujourd’hui, les impasses de l’assaut que mène l’administration Bush à l’intérieur du monde islamique suscitent une seconde vague d’études érudites à propos des mêmes questions. Le nouveau livre de Christopher Layne, The Peace of Illusions (La paix des illusions) [1], signale remarquablement le renouvellement de cette recherche intellectuelle des racines de la « grande stratégie » des Etats-Unis.
À première vue, la floraison de ces études dans les années 1960-1970 et cette renaissance actuelle ne pourraient guère paraître plus différentes l’une de l’autre. Les analyses les plus percutantes de l’époque de la guerre du Vietnam émanaient de la gauche et souvent de la tradition marxiste : des travaux comme Tragedy of American Diplomacy de William Appleman Williams [2] ou Politics of War de Gabriel Kolko [3]. A l’époque, le travail de Kolko fut marginalisé et Williams étiqueté quasi-communiste et calomnié. Et pourtant, ils ont exercé une profonde influence sur l’historiographie subséquente de la politique étrangère des Etats-Unis, surtout Williams. Même le directeur de Diplomatic History, une revue plutôt conformiste, a écrit que la conception explicative de la politique étrangère des Etats-Unis de Williams et de l’école qu’il a inspirée « représente peut-être la contribution la plus créative pour notre domaine d’étude durant le siècle écoulé et la seule qui construise une grande narration de l’histoire diplomatique des Etats-Unis ».
Par contre, aujourd’hui, les travaux les plus intéressants se rattachent à la tradition de la théorie des relations internationales dite réaliste, associée étroitement pour ce qui est de l’Europe en tout cas, et malgré les travaux de E.H.Carr, à la politique de puissance de l’entre-deux-guerres. Les pères fondateurs de l’école réaliste aux Etats-Unis après 1945, des hommes comme George Kennan [4] et Hans Morgenthau [5], se rattachaient directement aux traditions plus anciennes de la réflexion réaliste de la droite européenne, qu’elle formulait par des mots clés comme Machtpolitik, Weltpolitik ou encore Geopolitik. Morgenthau reconnaissait ouvertement sa dette envers Carl Schmitt [6], tandis que Kennan s’était nourri des traditions d’un conservatisme allemand qu’il admirait beaucoup. Mais dans les universités des Etats-Unis, l’évolution de l’école réaliste a été différente. Bien qu’on y introduise tous les étudiants en relations internationales à « un grand débat » entre « réalisme » et « libéralisme » dans la politique étrangère effective des Etats-Unis les réalistes ont eu tendance à devenir plus critiques alors que le soi-disant camp libéral a été largement approprié par des impérialistes agressifs.
Le Vietnam, l’implosion du « bloc soviétique » et le discours réaliste
En fait, la configuration actuelle du discours réaliste a été façonnée de manière décisive à l’époque de la guerre du Vietnam : la première génération des réalistes aux Etats-Unis, tout conservateurs qu’ils étaient, se sont dans l’ensemble opposés à la guerre du Vietnam parce qu’elle leur paraissait une diversion par rapport à une démarche précisément ciblée de défense des intérêts vitaux de sécurité des Etats-Unis. La génération suivante a repris à partir de là pour argumenter que la tâche d’une grande stratégie des Etats-Unis était d’assurer la sécurité territoriale de l’Etat américain et de son peuple.
Dans cette perspective, il suffit de jeter un coup d’œil à une carte de géographie pour voir que durant le siècle écoulé les Etats-Unis ont eu vraiment peu, voire aucun, problème de sécurité sérieux : aucun défi de pouvoir du tout de la part de leur hémisphère occidental et aucune menace territoriale directe d’aucun autre Etat. L’acuité critique des travaux de l’école réaliste a été aiguisée par la réaction des Etats-Unis à l’effondrement du bloc soviétique. Alors que beaucoup avaient vu l’expansion des Etats-Unis en Eurasie comme une stratégie classique de contre-hégémonie qui avait été nécessaire pour contrer le défi lancé par l’Union soviétique, le réalisme traditionnel ne réussissait pas à expliquer pourquoi l’effondrement soviétique n’avait pas conduit à un redimensionnement à la baisse de la puissance des Etats-Unis. Beaucoup de réalistes pouvaient encore moins approuver l’expansionnisme mis en route par les Defence Policy Guidelines de George Bush père, que les administrations Clinton et Bush fils allaient encore accentuer beaucoup plus.
En conséquence, un groupe significatif de ces réalistes critiques a aujourd’hui radicalisé leur analyse. Mais à la différence des contestataires intellectuels de l’époque du Vietnam, les principaux opposants à l’orthodoxie sont aujourd’hui des figures de l’establishment, originaires des départements de relations internationales des universités d’élite : Stephen Walt de Harvard, John Mearsheimer de Chicago et Barry Posen du MIT. Un ouvrage paradigmatique de ce basculement est celui écrit par un général à quatre étoiles, American Empire de Andrew Bacevich [7]. Ce dernier rejette le consensus réaliste traditionnel qui voyait la politique de Guerre froide des Etats-Unis comme une réaction à la puissance soviétique et l’exercice d’une politique d’équilibre de la puissance. Au contraire, Bacevich reprit la perspective d’analyse restée associée aux travaux d’érudits comme Williams, qui interprétaient l’expansion durant les années 1940 des Etats-Unis en Eurasie comme une offensive visant à une hégémonie globale et un empire mondial. Walt et Mearsheimer comptent parmi les critiques les plus incisifs des aventures sanglantes de l’actuelle administration Bush au Moyen-Orient : selon eux, c’est le pouvoir du lobby israélien aux Etats-Unis qui a détourné la politique étrangère de Washington d’un cours plus rationnel.
The Peace of Illusions de Christopher Layne est une importante contribution à cette nouvelle tendance. Layne lui-même est un jeune chercheur de la Bush School of Government au Texas. C’est un libertaire de droite non-conformiste et occasionnel électeur républicain qui a des liens avec le Cato Institute, un fameux institut d’études pour le libre marché. Il est l’auteur, souvent en collaboration avec Benjamin Schwarz de la revue Atlantic Monthly, d’une série d’articles plaidant avec véhémence pour un retrait des Etats-Unis afin de revenir à une politique d’ « équilibre outre-mer » [8] et critiquant le cosmopolitisme libéral [”Kant or Cant”/ Kant ou l’hypocrisie ; un jeu de mot intraduisible en français ayant trait à l’invocation, très à la mode, du philosophe du 18e siècle, NdT].
Nous allons voir que les conclusions du livre de Layne vont bien au-delà des paramètres conventionnels du réalisme américain. Il est néanmoins profondément enraciné dans le langage et les concepts de cette tradition. Layne prend très au sérieux la tradition de cette école de pensée et attend de ses lecteurs qu’ils en fassent autant. Certains pourront trouver éreintante la visite guidée dans laquelle il les entraîne à travers tous les tours et détours des débats au sein de cette école durant le dernier quart de siècle. Et pourtant, le lecteur qui aura eu la persévérance, après deux cents pages de texte, de le suivre à travers quatre-vingts excellentes pages de notes, aura reçu une bonne éducation au sujet de l’évolution de ce mouvement large et influent de réflexion sur la politique internationale. Emballés dans un jargon qui parle de néo-réalisme contre réalisme néo-classique, de réalisme offensif et de réalisme défensif, de grandes stratégies anti-hégémoniques et d’hégémonie extra-régionale, on trouve des débats hautement significatifs à propos de vrais problèmes du monde réel.
Layne consacre son livre à sauver le réalisme non seulement de l’assaut culturel qu’il a subi dans les années 1990 de la part du libéralisme cosmopolite et du néo-conservatisme, mais également des contradictions intellectuelles de la formulation prédominante qu’il avait depuis les années 1970, à savoir le « néo-réalisme » de Kenneth Waltz. Celui-ci écrivait quand la théorie des systèmes était la dernière mode. Waltz expliquait la dynamique de la politique internationale en accordant la priorité causale à la logique du système des relations entre Etats. Selon lui, ce système est organisé comme une anarchie qui voit chaque Etat menacé d’extinction par d’autres plus puissants et donc obligé pour survivre de donner la priorité à sa sécurité extérieure. Cela les oblige donc à analyser la distribution changeante des ressources de la puissance, avant tout les capacités militaires, afin d’être sûrs de pouvoir faire contrepoids dans le système à toute puissance qui viendrait à être en mesure de les menacer. Aucun Etat ne peut jamais remplacer l’anarchie entre Etats par une hiérarchie, c’est-à-dire un empire global, parce que la tentative sera bloquée par la politique d’équilibre des autres Etats. Waltz décrivait la Guerre froide comme exactement un tel jeu d’équilibre des puissances. De cette façon, les réalistes pouvaient prétendre que la grande stratégie des Etats-Unis dans l’après Seconde guerre mondiale était mue par des motivations défensives : empêcher le bloc soviétique d’étendre son hégémonie à travers toute l’Eurasie et de réunir par là une concentration de puissance qui aurait mortellement menacé les Etats-Unis. Cette grande stratégie “ contre hégémonique” des Etats-Unis peut être vue comme s’ajustant à la notion plus large de “jeu d’équilibre outre-mer” : En tant que puissance navale, comme la Grande-Bretagne au 19e siècle, les Etats-Unis pouvaient se consacrer à la tâche essentiellement négative de veiller à un équilibre de la puissance sur le continent eurasien, en mettant leur poids sur un des deux plateaux de la balance afin d’empêcher qu’une puissance (en l’occurrence l’URSS) y établisse une hégémonie continentale.
La théorie waltzienne de la Guerre froide posait toutes sortes de problèmes : C’était de la mauvaise histoire et une mauvaise analyse de la répartition de la puissance. Mais elle a utilement permis aux réalistes d’acquérir une grande influence parmi les intellectuels qui élaborent la politique à appliquer. Avec l’effondrement soviétique de 1991, la théorie est tombée en crise parce qu’elle prédisait que Washington, en tant que puissance vouée à un jeu d’équilibre outre-mer, allait forcément se retirer d’Europe, de l’Extrême-Orient et du Moyen-Orient une fois que le défi soviétique avait disparu. Bien sûr les Etats-Unis n’ont rien fait de tel. Mearsheimer, qui prenait la relève comme chef de file de l’école réaliste, a essayé de prétendre dans un premier temps que c’était par simple inertie que les Etats-Unis ne s’étaient pas retirés. Mais comme fait remarquer Layne, cela n’est guère satisfaisant. L’inertie n’est pas vraiment le terme adéquat pour désigner l’activisme intensif avec lequel les administrations Bush père et Clinton ont élargi l’Otan, ou la remilitarisation de l’alliance avec le Japon par Clinton, ou encore pour qualifier la détermination avec laquelle l’administration Bush fils a foncé vers l’intérieur du Golfe persique et de l’Asie centrale.
Le sens de l’ouvrage de Layne et l’éclairage apporté sur l’histoire
Peace of Illusions est une tentative frappante et ambitieuse de surmonter la crise du réalisme américain de l’après 1991. Le point de départ de Layne, c’est de voir qu’il y a une grande exception à la règle de Waltz qui veut que les politiques extérieures des Etats soient mues par les menaces à la sécurité qui naissent d’un système anarchique de relations entre eux : Cette exception, c’est les Etats-Unis eux-mêmes, justement. Les Etats-Unis, d’une façon unique, n’ont eu à faire face, au moins depuis la fin du 19e siècle, à aucune menace extérieure à leur survie. Situés entre des Etats faibles au Nord et au Sud, avec leur grande population et leur économie immense, et protégés par un océan de chaque côté, ce que Mearsheimer appelle « la force de blocage de l’eau », les Etats-Unis, seuls parmi les grandes puissances modernes, ont pu déterminer leur grande stratégie dans une large mesure arbitrairement, en ayant le choix. Par « choix », Layne veut dire que c’est la politique intérieure plutôt que les nécessités défensives à la Waltz qui a déterminé l’expansion des Etats-Unis vers l’extérieur. Mais jusqu’à présent, c’étaient les soi-disant « libéraux » en matière de relations internationales qui opposaient une telle idée aux réalistes.
Cette vérité en soi plutôt évidente a des implications très considérables, dont la moindre n’est pas que la grande stratégie des Etats-Unis à l’égard de l’Eurasie n’a peut-être rien eu à voir avec un équilibrage défensif contre des menaces venues de ce continent. Appuyant ses arguments sur des recherches solides dans les archives, Layne montre que la décision du président Wilson d’intervenir dans la Première Guerre mondiale en 1917, ne fut motivée ni par des préoccupations de sécurité ni par des efforts « d’équilibrage outre-mer ». De même, il argumente de façon persuasive que l’administration Roosevelt ne craignait pas sérieusement en 1940-41 que l’Allemagne n’établisse une tête de pont en Amérique latine : l’Allemagne manquait de la capacité militaire de monter la moindre menace de cette sorte, non seulement à cause du « pouvoir de blocage de l’océan » mais aussi à cause de celui de la marine de guerre des Etats-Unis. Et si c’était dans une grande stratégie d’équilibre outre-mer qu’étaient engagés les Etats-Unis à l’égard de l’Europe au seuil des années 1940, ils auraient dû basculer dans l’action dès l’occupation nazie de la France en juin 1940. Or Layne montre que l’administration Roosevelt n’a rien fait pour empêcher l’effondrement de la France. En fait, l’argument peut même être poussé plus loin : en mai-juin 1940, quand il y avait en Grande-Bretagne des puissantes pressions en faveur d’une paix avec l’Allemagne sous la direction de Lord Halifax, Washington n’a rien essayé pour décourager cela. Le seul souci de Roosevelt, c’était de s’assurer que la flotte britannique appareillerait vers le Canada dans le cas d’une capitulation du Royaume-Uni. Le Prêt-bail (Lend-lease) [9] n’a pas été la cause de l’échec de la Grande-Bretagne à conclure un accord de paix avec l’Allemagne en 1940, mais sa conséquence.
Mais alors, à ce tournant décisif que représenta le début des années 1940, si ce n’est pas l’équilibrage outre-mer que choisissaient de pratiquer les Etats-Unis, quel est le cours qu’ils adoptèrent ? La réponse de Layne est sans équivoque. La stratégie de Washington était d’établir son hégémonie sur les principales puissances industrielles d’Eurasie, à partir du moment que la Deuxième Guerre mondiale y avait créé les conditions lui permettant de le faire. La Guerre froide fut essentiellement une conséquence de ce choix qu’ont fait les Etats-Unis d’exploiter le chaos en Eurasie pour leur expansion vers une hégémonie globale. Layne reconnaît la force de l’argument de Mearsheimer à propos de l’importance de l’eau, et de la géographie plus généralement, mais il ajoute qu’il faut le qualifier par les capacités de projection de la puissance des Etats donnés dans les circonstances historiques données.
Alors que ni l’Allemagne, ni le Japon n’étaient en mesure dans les années 1940 de projeter leur puissance jusqu’au continent américain lui-même, les Etats-Unis, eux, pouvaient le faire profondément à l’intérieur de l’Europe et de l’Extrême-Orient. Ils ont alors exploité avec succès l’occasion de subordonner ensuite l’Allemagne et le Japon à leur hégémonie. Citant des sources d’archives, Layne montre que cela n’a pas été un résultat accidentel du conflit mais un but de guerre central des Etats-Unis, parallèlement à leur objectif d’usurper le rôle de la Grande-Bretagne comme centre organisateur de l’économie mondiale.
Une argumentation qui ne néglige pas les apports de Kolko et Williams
Ces arguments ne sont pas entièrement nouveaux. Layne s’appuie sur l’analyse de Kolko pour démontrer la priorité pour les Etats-Unis de mettre à genoux la Grande-Bretagne afin d’assumer la direction de l’économie mondiale tout en ouvrant l’empire britannique et les autres empires européens au capital américain. Il développe le travail de Williams pour illustrer la poussée des Etats-Unis qui dans l’après-guerre visaient à combiner l’ouverture des marchés européens avec un ascendant sur la politique européenne.
Layne concentre son éclairage sur une question très spécifique à propos des concepts de grande stratégie formulés par les concepteurs de la politique de Washington : indiquent-ils une stratégie contre-hégémonique, une stratégie d’équilibrage outre-mer, ou une quête de l’hégémonie en Eurasie ? Ce faisant, il apporte vraiment un nouvel angle de vision à notre compréhension de son histoire, tout en démontrant clairement que les Etats-Unis visaient cet objectif bien avant le début de la Guerre froide. Ainsi, les télégrammes que Roosevelt adressait à Churchill et à Staline en octobre 1944, déclaraient : « Il n’y a dans cette guerre globale littéralement aucune question, ni militaire ni politique, dans laquelle les Etats-Unis ne sont pas intéressés. ». Lors de sa mission de 1945 à Moscou, Harry Hopkins [le plus proche collaborateur de Roosevelt au cours de la seconde guerre mondiale] déclara avec insistance à Staline que les Etats-Unis se préoccupaient légitimement des événements en Pologne occupée par l’URSS parce que « les intérêts des Etats-Unis s’étendent au monde entier et ne sont pas confinés à l’Amérique du Nord et du Sud et à l’Océan Pacifique. » George Marshall, chef de l’Etat-major général des Etats-Unis, réitérait : « Il n’apparaît désormais plus pratique de poursuivre ce que nous concevions auparavant comme la défense hémisphérique en tant que base satisfaisante à notre sécurité. Nous nous préoccupons désormais de la paix dans le monde entier. »
Une question décisive qui se posait à l’administration Roosevelt, était de s’assurer que les puissances d’Europe occidentale seraient incapables d’une action indépendante sur “les grandes questions” de la politique mondiale dans la période d’après-guerre. Peace of Illusions montre, en entrant dans quelques détails, comment cet objectif a été poursuivi à l’égard tant de la Grande-Bretagne que de l’Allemagne. A propos du contrôle des Etats-Unis sur le Moyen-Orient, Layne cite un rapport de l’OSS [10] de 1944 qui argumente que les Etats-Unis allaient avoir trois intérêts vitaux dans la région : « Pétrole, bases aériennes et futurs marchés ». Par conséquent, les Etats-Unis allaient avoir un “problème de sécurité” dans la région : « Cela signifie en particulier sécurité à l’égard de nos présents alliés,dont presque tous ont leurs doigts dans le gâteau musulman et se sont montrés particulièrement préoccupés de nous en tenir à l’écart. »
Une lecture attentive des rapports internes montre que le conflit de Washington avec l’Union soviétique se concentrait surtout sur l’insistance que Moscou devait accepter le leadership des Etats-Unis au niveau mondial. Les chapitres suivants démontrent comment la grande stratégie de Washington s’est efforcée de supprimer la politique de grandes puissances parmi les autres principaux Etats capitalistes en les enserrant dans des alliances hégémoniques dans lesquelles Washington se réserve le commandement sur leurs activités géopolitiques.
La persistance d’une stratégie après 1989-1990
Certes, le propos de Layne dans son livre se limite à la relation des Etats-Unis avec l’Europe. Il explique avec raison que c’est cette relation qui a été centrale pour les Etats-Unis et paradigmatique pour son attitude envers l’Extrême-Orient aussi. Il traite toutes ces questions d’une manière captivante basée sur une recherche impressionnante dans les archives pour éclairer les moments clés jusqu’aux années 1990. La conception qu’il a de l’hégémonie n’est pas quantitative, une question de ressources de la puissance, mais se rapporte plutôt à l’autorité politique : la prétention d’un Etat d’exercer son autorité sur les politiques de sécurité des autres. Dans le jargon des relations internationales qui a cours aux Etats-Unis, le terme favori pour cela, c’est « primauté ». En échange, bien sûr, les Etats-Unis ont pris sur eux le fardeau militaire de protéger leurs alliés qui leur sont subordonnés.
Une autre approche aurait pu être de conclure des alliances de sécurité avec des Etats souverains pleinement armés. Mais la stratégie de Guerre froide des Etats-Unis a visé plutôt à prendre en charge la sécurité des deux puissances industrielles clés d’Eurasie : l’Allemagne et le Japon. L’analyse de Layne résout par conséquent l’énigme qui a mis en crise l’école réaliste des Etats-Unis après la fin de la Guerre froide : pourquoi les Etats-Unis ne se sont-ils pas retirés. Il montre que Washington a simplement poursuivi sa stratégie de l’après-guerre axée sur le maintien de sa primauté. Ce fut précisément le but des manœuvres de l’administration Clinton dans les Balkans durant les années 1990 : assurer la primauté des Etats-Unis dans la sphère européenne en sabotant les efforts de l’UE pour acquérir une autorité indépendante sur la sécurité de la région, tout en servant simultanément les intérêts particuliers que l’Allemagne y avait, mais sous suzeraineté américaine.
The Peace of Illusions n’est pourtant pas qu’un livre d’histoire. Il contient également une forte argumentation politique à propos de la stratégie des Etats-Unis aujourd’hui. Layne défend l’idée que la démarche hégémonique des Etats-Unis les a transformés en un Etat de la Sécurité nationale avec un complexe militaro-industriel hypertrophié. Les immenses ressources consacrées à la puissance militaire auraient pu être mieux dépensées pour la prospérité du peuple américain. Leur poussée expansionniste a sapé leurs institutions sociales, favorisé l’ascendant d’une présidence impériale et l’érosion des pouvoirs du Congrès. Et par-dessus tout, cela les a amenés à s’impliquer dans des guerres qui ont peu ou pas d’importance pour les Etats-Unis eux-mêmes mais qui découlent de leur prise de commandement sur les intérêts de sécurité d’autres Etats.
C’est là un argument puissant, qui peut s’appliquer clairement à la Corée, au Vietnam (même si dans les années 1950 il semblait vital que le Japon ait accès aux matières premières de l’Asie du Sud-Est) ainsi qu’à Taiwan. Layne va même encore un cran plus loin : Ce sont les doutes raisonnables que peuvent ressentir les alliés quant à savoir si les Etats-Unis sont vraiment prêts à se battre pour leurs intérêts de sécurité, quand ils ne sont guère centraux pour eux-mêmes, qui les poussent constamment à démontrer leur détermination afin d’éviter une crise de confiance. C’est précisément parce que les Etats-Unis ne veulent pas d’une guerre avec la Corée du Nord dont les missiles, et peut-être les ogives nucléaires, peuvent menacer le Japon, qu’ils choisissent des cibles plus faciles ailleurs (Afghanistan, Irak) afin de faire la démonstration qu’ils ont bel et bien la volonté et la capacité d’affronter des Etats comme la Corée du Nord. Mais dans beaucoup de cas, ces guerres destinées à servir d’exemples, se révèlent plus coûteuses que prévu.
Analyse du « pouvoir » et de l’Etat aux Etats-Unis
Layne en vient alors à proposer pour les Etats-Unis une politique étrangère alternative, qui va beaucoup plus loin que tout ce que la plupart des libéraux seraient prêts à prendre en considération. Les Etats-Unis devraient se retirer de l’Otan et laisser les puissances de l’UE développer leurs propres systèmes de sécurité. En Asie orientale, ils devraient abandonner leurs engagements envers Taiwan, le Japon et la Corée du Sud. Dans les deux théâtres, ils devraient conserver des accords pour y disposer de bases leur permettant d’être sûrs de pouvoir influencer les équilibres multipolaires mouvants qui ne manqueraient pas d’y apparaître alors. Mais ils devraient, si nécessaire, être prêts à affronter la possibilité de guerres entre grandes puissances dans les deux régions sans s’engager ni à les arrêter ni à y participer. Ils devraient maintenir une présence navale dans le Golfe persique afin de maintenir ouvert le détroit d’Hormuz [lieu stratégique pour le transport du pétrole], mais pour le reste abandonner le Moyen-Orient. Là aussi, ils devraient laisser les principaux protagonistes locaux : l’Iran, l’Arabie saoudite et l’Irak, rivaliser entre eux tandis que les Etats-Unis se retireraient sur leur ligne d’horizon en se contentant de mettre seulement occasionnellement leur poids sur un des plateaux de la balance.
Pourquoi cette modeste proposition de Christopher Layne ne devrait-elle pas être accueillie chaleureusement dans son pays ? Il explique l’intransigeance avec laquelle toute stratégie d’équilibre outre-mer de cette sorte va être aussitôt rejetée en pénétrant sur un terrain que l’école réaliste des relations internationales aux Etats-Unis craint habituellement d’aborder : l’analyse approfondie de la politique intérieure comme de la nature sociale de l’Etat aux Etats-Unis.
En s’appuyant une fois de plus sur le travail de Williams, Layne situe le moteur de l’expansionnisme hégémonique des Etats-Unis dans l’exigence par les élites dirigeantes de la « porte ouverte ». Ouvrir les portes des autres Etats, au plan économique à la pénétration par les marchandises ainsi qu’ aux capitaux des Etats-Unis ; au plan politique ainsi qu’idéologique leurs institutions dans un sens démocratique-capitaliste. Layne résume cela par la formule « exporter l’American way of life ». Dans la plus grande partie de son livre, il utilise cette expression comme l’explication de la stratégie des Etats-Unis. Mais n’est-ce pas assurément confondre cause et effet ? Les portes ouvertes économiques et idéologiques sont des objectifs, et non des causes, de la stratégie des Etats-Unis, et accompagnent les objectifs hégémoniques militaro-politiques que Layne définit avec tant d’acuité.
Qu’est ce qui relie les deux ? Ce n’est que dans les dernières pages de Peace of Illusions que Layne aborde les racines profondes des deux objectifs. Sa réponse, c’est d’affirmer que les élites aux Etats-Unis « sont l’Etat ». S’appuyant sur l’essai frappant que Thomas Ferguson avait publié en 1984 : De la normalité au New Deal (encore une source inhabituelle pour un républicain, même non-conformiste) et qui était consacré à la coalition d’hommes d’affaires qui s’était réunie dans les années 1930 autour de Roosevelt, Layne fournit une analyse de la substance sociale de l’Etat aux Etats-Unis : « dans le noyau…il y avait des grandes entreprises fortement capitalistiques qui convoitaient des marchés outre-mer et aussi des banques d’investissements tournées vers l’étranger » ; autour du noyau s’assemblaient « les médias nationaux, des importantes fondations, les grosses études d’avocats de Wall Street, ainsi que des organisations comme le Council on Foreign Relations ». Layne écrit que cette coalition capitaliste a été depuis 60 ans la force motrice de la stratégie de “porte ouverte/hégémonie globale” et reste au pouvoir aujourd’hui. Elle constitue un adversaire prodigieusement puissant de l’alternative radicale de grande stratégie que propose Layne.
Comme il l’écrit : « A moins de vivre une conversion intellectuelle analogue au chemin de Damas, tant que la présente élite dirigeante des relations extérieures reste au pouvoir, les Etats-Unis resteront mariés à une grande stratégie hégémonique. Il faudra probablement un réalignement politique domestique majeur, déclenché peut-être par des revers à l’extérieur ou une crise économique sévère à l’intérieur, pour voir apparaître un changement dans la grande stratégie des Etats-Unis. »
C’est dommage que cette formation sociale n’entre en scène que tout à la fin de son livre, comme un deus ex machina explicatif, au lieu d’en informer son analyse historique tout au long de son exposé.
Ce ne sont bien sûr pas seulement les réalistes aux Etats-Unis qui ont une image floue du rapport, dans le capitalisme, entre la politique et le marché. Les libéraux et les webériens ont tout autant tendance à voir l’économie capitaliste comme dotée d’une logique autonome propre tandis que la politique ne figurerait que comme une contrainte extérieure. C’est ici exactement que nous est indispensable la compréhension qu’a Kolko, lui, du rôle au sein du capitalisme, de l’activité politico-étatique comme partie intégrante du façonnage des arrangements légaux et administratifs pour l’activité économique visant le profit. Son fameux livre de 1965 : Chemins de fer et régulations, 1877-1916 (Railroads and Regulation, 1877-1916) nous offre une analyse éclairante de ce schéma de domination tout à fait propre aux Etats-Unis .
Il réunit un groupe hybride d’hommes d’affaires politiciens, d’avocats d’affaires politiciens et de banquiers d’investissement politiciens dès les premiers jours de la régulation des chemins de fer et de ce qui s’est appelé l’ère progressiste (Progressive era). Kolko montre que ce n’est pas une logique générale de l’économie ou du capital qui dicte les structures légales et institutionnelles des marchés, intérieurs ou extérieurs.
Ils sont bien plutôt façonnés par les intérêts particularistes de capitaux spécifiques, et cela exige l’exercice du pouvoir politique. Par conséquent l’extension des capitalistes des Etats-Unis à l’extérieur de leur pays n’est pas mue par une logique strictement économique, mais par la logique d’un pouvoir social particulariste qui cherche à restructurer politiquement les régimes économiques et institutionnels d’autres centres capitalistes. Pour réussir cela, l’extension de l’hégémonie politique des Etats-Unis est cruciale.
La place donnée à la configuration de la « classe des affaires » et à la dimension rentière
Ceci dit, le livre de Layne est important parce qu’il offre une contribution majeure à notre compréhension des aspects-clés de la politique étrangère des Etats-Unis depuis les années 1940. C’est aussi un guide extrêmement utile pour comprendre les débats récents au sein de l’école réaliste. Peace of Illusions est le plaidoyer le plus clair et le plus sophistiqué pour une alternative radicale aux soixante dernières années d’orthodoxie à propos de la grande stratégie. Le livre de Layne manifeste également une fluidité significative des étiquettes idéologiques dans les nouveaux débats à propos de la direction de la politique des Etats-Unis.
Cette fluidité est un symptôme de la désorientation très répandue parmi les intellectuels des Etats-Unis quant au rôle politique mondial de leur Etat. Dans ce sens, on peut aussi lire ce livre comme un produit de la crise au sein de la pensée réaliste américaine, que ses conclusions hérétiques peuvent contribuer à approfondir encore plus.
Il rompt avec le refus traditionnel de cette école de discuter des objectifs politico-économiques de la stratégie des Etats-Unis. Ce que les réalistes ont considéré comme plus ou moins tabou, à l’exception honorable de l’œuvre de Robert Gilpin. Avec raison, Layne voit la poussée en faveur de la porte ouverte économique et celle visant à la primauté en matière de sécurité, comme les deux faces de la même médaille.
Mais s’il faut se réjouir de l’attention que Layne porte à la configuration sociale effective de la classe des affaires aux Etats-Unis, il faut aussi reconnaître qu’elle est un peu démodée. Beaucoup de choses se sont passées depuis la formation de la coalition du New Deal à la fin des années 1930 qui ont modifié les formes du capitalisme aux Etats-Unis. Le déclin de la base industrielle intérieure, la délocalisation à l’étranger de la fabrication industrielle, l’expansion dans d’autres régions du monde de l’industrie aux mains de propriétaires des Etats-Unis, en Europe avant tout, la croissance extraordinaire et la portée mondiale du secteur financier, la nouvelle centralité de l’exportation de services aux entreprises et des services financiers : Tous ces changements se sont accompagnés de fluctuations significatives de la structure sociale de la classe capitaliste des Etats-Unis, dont la moindre n’est pas la renaissance d’intérêts rentiers puissants.
Un examen des implications qu’aurait pour cette nouvelle configuration la grande stratégie alternative de Layne : retrait hors d’Europe, d’Extrême-Orient et hors du Moyen-Orient, soulèverait quelques questions intéressantes. De larges secteurs de la classe capitaliste des Etats-Unis sont aujourd’hui très conscients que leurs sources de valeur outre-mer sont dépendantes directement de la capacité des Etats-Unis non seulement de transformer l’économie politique intérieure d’autres Etats, mais également de garantir qu’elle leur reste ouverte. La capacité des Etats-Unis de réussir à faire cela dépend directement de leur rôle de gérant de la sécurité de ces Etats.
Contrairement à ce qu’on pourrait déduire de Peace of Illusions, la division internationale du travail n’est pas non plus exempte de rapport de forces. C’est une hiérarchie verticalement structurée, comme l’ont démontré le comportement de la « classe politique » et celle des affaires des Etats-Unis dans les années 1980 quand le capitalisme japonais sembla sur le point d’acquérir la dominance dans les secteurs industriels stratégiques de haute technologie. Sans la domination de Washington sur l’environnement militaire et politique de sécurité du Japon, il est douteux que les Etats-Unis auraient pu réussir la transformation de leur économie qu’ils ont menée à bien durant ces derniers 25 ans. Ce n’est qu’une raison de plus pour les élites dominantes des Etats-Unis de bien se garder de passer à une grande stratégie d’équilibrage outre-mer.
Dans l’éventualité d’un pareil tournant, le précédent historique britannique pourrait-il indiquer quelques avantages possibles aux dirigeants capitalistes des Etats-Unis ? En limitant sa projection de puissance aux océans et en se transformant en un grand entrepôt financier et en un investisseur rentier outre-mer, la Grande-Bretagne fut capable de conserver une énorme influence au sein du monde capitaliste longtemps après que son hégémonie manufacturière fut dépassée par l’Allemagne et les Etats-Unis. En fait, l’autolimitation industrielle et militaire a véritablement accru la capacité de la Grande-Bretagne de rester un chef de file respecté du système monétaire et financier international.
Les Etats-Unis pourraient s’engager dans un chemin similaire au 21e siècle, tout en construisant, comme les Britanniques le faisaient, une chaîne impériale exclusive d’Etats dans la périphérie et la semi-périphérie, sur la base d’une définition étroite de leurs intérêts propres, afin de leur servir utilement de système d’appui sans pour autant menacer le développement d’autres grandes puissances capitalistes sur le terrain de la sécurité. Layne ne creuse pas les conséquences sociales qu’aurait la conversion qu’il propose à une stratégie d’équilibrage outre-mer. Cela impliquerait inévitablement la poursuite du rétrécissement de la base industrielle des Etats-Unis et une polarisation approfondie entre les riches rentiers et le reste de la population.
La soupape de sécurité dont disposait la Grande-Bretagne victorienne et qui consista à exporter de grandes parties de la population vers l’Amérique du Nord et les autres Dominions ne serait pas praticable dans le monde clos d’aujourd’hui.
Layne, lui, espère que sa stratégie ramènerait l’investissement du capital à la sécurité de la patrie elle-même. Cela pourrait être vrai pour le capital industriel et les secteurs de services, si d’autres régions fermaient leurs portes ; mais cela ne s’appliquerait pas forcément à la classe rentière des capitalistes financiers.
« La fragilité du régime capitaliste intérieur »
Un autre thème intéressant de Peace of Illusions, c’est l’anxiété des élites dirigeantes des Etats-Unis au sujet de la fragilité du régime capitaliste intérieur dont ils jouissent aux Etats-Unis, anxiété qui s’accompagne de la croyance que ce modèle doit être étendu à tout le reste du monde avancé afin d’empêcher qu’il soit renversé aux Etats-Unis mêmes. Voilà qui paraît à première vue bizarre, bien que Layne cite des évidences nombreuses de telles anxiétés. Si par « régime intérieur », on entend le capitalisme ou la Constitution, ces deux institutions ne sont assurément guère menacées. Mais si on prend ce régime intérieur dans un sens plus étroit, ces anxiétés peuvent avoir eu une base plus consistante.
Le système des Etats-Unis est plus ou moins unique au monde dans son hostilité à l’idée que l’Etat devrait assumer des obligations sociales significatives envers le bien-être de ses citoyens : une contre-idéologie puissante martèle que les Américains doivent accepter leur responsabilité individuelle pour leur destin dans la lutte sur le marché. Cette idéologie a subi un défi dans les années 1930 dont l’héritage n’a pas encore été complètement oblitéré. Les batailles politiques à propos de la Sécurité sociale qui durent toujours encore le montrent bien. Durant la Guerre froide, la mobilisation anticommuniste de la stratégie hégémonique fut une manière de renforcer l’opposition intérieure à des expériences redistributives aux Etats-Unis mêmes. L’Etat quasi keynésien de la préparation à la guerre fut un antidote opportun à l’Etat-providence. Une grande retraite stratégique vers une politique d’équilibre outre-mer inspirerait-elle de nouvelles revendications en faveur d’une réorientation des dépenses publiques au profit d’objectifs sociaux ? Immédiatement au sortir de la Guerre froide, les “dividendes de la paix” ont certainement représenté un espoir, mais bien sûr pas une réalité.
Réfléchir aux grandes options
Il faut remercier Layne de nous aider à méditer les options des Etats-Unis sur le terrain de grande stratégie aujourd’hui. Pour ce qui est de son deuxième objectif, à savoir revivifier l’influence intellectuelle de l’école réaliste en réformant ses postulats analytiques centraux, son livre risque en vérité plutôt d’approfondir la crise aux Etats-Unis du paradigme réaliste que de contribuer à la surmonter. En convertissant les axiomes de Waltz en hypothèses susceptibles d’être testées puis en découvrant qu’ils sont inapplicables aux Etats-Unis, Layne expose les réalistes à un jeu supplémentaire de contradictions. En nous exhortant à voir l’Etat que sont les Etats-Unis comme une formation dominée par une classe capitaliste tout autant soucieuse d’expansion économique et idéologique que de politiques de puissance, c’est une longue liste nouvelle de problèmes que Layne ajoute encore au cahier des charges de l’école réaliste.
Ce qui nous laisse avec deux préoccupations pertinentes qu’apporte l’école réaliste des relations internationales aux Etats-Unis. La première est analytique et la deuxième est éthico-politique.
La préoccupation analytique que les réalistes ont toujours soulignée, c’est le rôle de la force et de la politique de puissance dans les relations internationales. Le grand mérite du réalisme a été de mettre au premier plan l’importance constante de cette dimension-là que les discours officiels des puissances capitalistes libérales ont typiquement cachée et mystifiée. L’école réaliste a fourni un riche outillage de concepts éclairants pour la recherche qui s’intéresse à ces phénomènes. Mais elle a échoué à enraciner ces éclairages dans une théorie plus profonde des déterminations de la politique de puissance au sein du système moderne capitaliste de rapports entre les états. C’est en se débattant avec la grande stratégie de Washington que cette imprécision est cruellement mise à nu. Layne a eu le courage de regarder ce vide en face et de prendre en considération les travaux historiques fertiles qui apportaient quelques réponses . Ceux de ces historiens contestataires qui s’étaient faits connaître durant la longue débâcle du Vietnam et qui ont produit un corpus extraordinairement solide de travaux sur l’histoire des relations internationales des Etats-Unis depuis la fin du 19e siècle. Il reste à espérer que ces sortes de liens ainsi noués entre cette école historique et les nouveaux critiques réalistes vont être approfondis dans ce deuxième débat qui commence sur les directions alternatives que peut prendre la politique étrangère des Etats-Unis.
Parce que la deuxième préoccupation que nous lègue l’école réaliste est à première vue quelque chose d’inattendu et qui va contre le courant habituel de la pensée. C’est une espèce de disposition à exhorter la puissance des Etats-Unis à la retenue dans ses opérations militaires et politiques outre-mer.
Cela a formé un thème constant de nombreux écrits de l’école réaliste depuis 1945. Kennan a été le plus fameux représentant de cette attitude mais elle a caractérisé beaucoup de théoriciens de l’école réaliste à l’époque de la guerre du Vietnam. Confrontée aux pulsions de croisades de l’administration Bush actuelle, cette attitude a véritablement élevé la voix comme jamais auparavant. La dernière page du livre de Layne est ornée d’une citation célèbre qui figurait au début du livre de Stephen Walt : Taming American Power (“Dompter la puissance américaine”) [11]. C’est une citation de Burke [12] : « Je dois avouer que je crains notre propre puissance et notre propre ambition. Je crains que nous soyons trop craints. »