CeCe n’est pas tous les jours qu’il revient à la justice de mettre un terme à une censure sans précédent qu’elle a elle-même causée. Voilà en effet plus d’une semaine qu’à la suite d’une décision rendue par le tribunal judiciaire de Paris dans le secret et sans le moindre débat contradictoire, Mediapart est interdit de publier de nouvelles informations sur les méthodes politiques de l’actuel maire de Saint-Étienne, Gaël Perdriau (ex-Les Républicains). Un élu déjà au cœur de lourdes accusations sur un chantage à la sextape opéré pendant des années contre son ancien premier adjoint.
Contestée par les avocats de Mediapart, la décision judiciaire de censurer de manière préalable une information de presse a donné lieu, vendredi 25 novembre, dans une salle bondée du tribunal de Paris, à un procès capital dont l’enjeu n’était pas un article, ni un journal ou même une profession, mais bien plus : la liberté d’informer le public et, pour le public, d’être informé.
Ce fut tout le sens du propos liminaire tenu à la barre du tribunal par le président et directeur de la publication de Mediapart, Edwy Plenel.
Déclaration en main et écrite à l’avance – ce qui n’est pas son genre, c’est dire si l’heure est grave (voir dans les annexes de cet article) –, Edwy Plenel a indiqué que « la décision que nous attendons ne concerne pas que Mediapart, comme en témoigne la mobilisation sans précédent, unanime et solidaire, de notre profession, de sociétés et de syndicats de journalistes, de directeurs de médias, d’avocats du droit de la presse, d’organisations de défense des libertés fondamentales ».
Depuis la révélation de notre censure, 37 sociétés de journalistes d’autant de rédactions différentes et 17 organisations de défense de la liberté de la presse ont vigoureusement dénoncé une attaque historique contre le droit à l’information.
« Jamais, de mémoire de journaliste et de juriste, sauf aux périodes d’éclipse démocratique, nous n’avons connu une décision judiciaire de cet acabit : la censure préalable d’une information, dans l’urgence et par surprise, sans aucun débat contradictoire et sur des fondements mensongers », a expliqué Edwy Plenel, qui s’exprimait devant la magistrate Violette Baty, vice-présidente du tribunal judiciaire de Paris. Celle-là même qui, vendredi 18 novembre, dans un geste judiciaire se situant à équidistance du Procès de Kafka et du Minority Report de Spielberg, a fait droit à la demande du maire de Saint-Étienne d’empêcher la publication d’une nouvelle information potentiellement dévastatrice pour lui.
Ainsi que l’a évoqué Edwy Plenel, Mediapart s’apprêtait en effet « à révéler que, dans le cadre de ses activités de maire, M. Perdriau utilisait le poison de la calomnie, de la pire des calomnies, comme arme politique pour discréditer un élu de premier plan, potentiel présidentiable, l’actuel président de la région Auvergne-Rhône-Alpes, Laurent Wauquiez. Et l’intérêt public majeur de notre enquête était de tuer dans l’œuf cette rumeur calomnieuse gravissime, une rumeur sans aucun fondement de l’aveu même de son propagateur, M. Perdriau ».
La liberté d’abord, le contrôle ensuite
L’avocat de Mediapart, Me Emmanuel Tordjman, n’a donc pas ménagé ses efforts – ni sa voix – pour dire toute la « gravité historique » de la situation. « La censure est abolie depuis 1881 », a rappelé d’emblée Me Tordjman, faisant référence à la loi du 29 juillet 1881, aussi appelée « loi sur la liberté de la presse ». Il s’agit du texte fondateur qui, ayant précisément mis fin au principe de censure préalable qui lui préexistait, dispose qu’il n’y a, en matière de liberté d’expression, pas de risque d’abus hypothétiques ; il n’y a que des abus consommés.
En d’autres termes, la liberté, c’est d’abord celle de pouvoir dire ou de publier. Et la responsabilité – nécessaire et légitime – est celle de contrôler, mais après, un office qui revient au juge pénal, garant de la liberté autant que de la répression. C’est un fait admis depuis près de 150 ans : l’information n’est pas un attentat ou un braquage à venir, pas plus que les journalistes ne seraient une association de malfaiteurs. C’est un ingrédient vital dont les sociétés civilisées ont besoin pour avancer les yeux ouverts.
Or, « cela fait maintenant huit jours que l’information est censurée ! », s’est alarmé Me Tordjman, qui a dit craindre les « effets dévastateurs » de la décision judiciaire parisienne qui, si elle devait être confirmée et copiée dans d’autres juridictions, ferait porter le risque qu’il n’y ait tout simplement « plus d’information libre en France ».
Au cœur de l’enquête censurée de Mediapart se trouve, notamment, le contenu d’un enregistrement clandestin opéré en 2017 dans le bureau du maire de Saint-Étienne, Gaël Perdriau, que son ancien premier adjoint, Gilles Artigues, avait décidé de réaliser pour prouver l’odieux complot dont il était la victime depuis 2014.
La révélation par Mediapart, en septembre dernier, d’informations sur le chantage à la sextape, pour partie tirées de ce même enregistrement, n’avait d’ailleurs suscité aucune réaction judiciaire de la part de Gaël Perdriau. Au contraire : il s’en est lui-même servi pour licencier son directeur de cabinet et démettre de ses fonctions un adjoint, tous deux impliqués.
« En fait, vous ne savez même pas ce que vous avez interdit »
Mais d’autres informations potentielles étaient contenues dans ces bandes, visant cette fois une personnalité politique de premier plan, l’ancien ministre Laurent Wauquiez. Subitement, l’avocat de Gaël Perdriau, Me Christophe Ingrain, a estimé que la vie privée de son client avait été violée du seul fait du caractère clandestin de l’enregistrement de 2017 – ce que le droit, pourtant, ne dit pas –, réussissant à convaincre la présidence du tribunal de Paris de censurer d’éventuelles informations à venir de Mediapart.
Pour arriver à ses fins, Me Ingrain a mobilisé un véhicule juridique (une requête aux fins de mesures conservatoires tirée du Code de procédure civile) qui n’avait, jusqu’ici, jamais été utilisé pour entraver la liberté d’informer.
Mais un problème de taille a été soulevé à l’audience par l’avocat de Mediapart. « Avez-vous entendu cet enregistrement ? », a ainsi lancé Me Tordjman à la présidente du tribunal. La réponse est non. « On vous demande donc la censure préalable d’une information que vous ne connaissez pas. En fait, vous ne savez même pas ce que vous avez interdit », s’est-il étonné, relevant que, dans sa décision de censure, la juge n’avait pas hésité à qualifier le fameux enregistrement d’« illicite », ce qu’aucune juridiction n’a pourtant conclu.
La plaidoirie d’un avocat, le combat d’un ministre
Dans la suite des débats, la parole est revenue à Me Christophe Ingrain, l’avocat de Gaël Perdriau — ce dernier n’est pas venu assister au procès. Ancien magistrat devenu avocat dans l’un des plus grands cabinets parisiens, Me Ingrain ne connaît pas que les tribunaux ; c’est aussi un familier des arcanes du pouvoir, qu’il s’agisse des cabinets ministériels ou de la présidence de la République, où il fut, de 2007 à 2010, le conseiller de Nicolas Sarkozy.
À l’origine d’une censure qui révolte toute une profession et bien au-delà, Me Ingrain a cru devoir indiquer qu’il était « profondément injuste de dire qu[’il aurait] pour objectif de porter atteinte à la liberté de la presse en France ». Développant une série d’arguments minimalistes pour justifier l’atteinte la plus maximaliste qui soit en matière de presse – la censure préalable sans débat contradictoire –, Me Ingrain s’est réjoui que son action ait permis « d’éviter » la publication d’informations à venir, qui auraient été, selon lui, attentatoires à l’intimité de la vie privée de son client.
Mais pour défendre la confirmation d’une mesure de censure qu’il dit « fondée » et « proportionnée », Me Ingrain n’a, à aucun moment de sa plaidoirie, indiqué en quoi le contenu de l’enregistrement de 2017 portait précisément atteinte à la vie privée du maire de Saint-Étienne. Il s’est contenté de dire et dire encore que son caractère clandestin suffisait à qualifier ladite atteinte, même si aucun article n’avait encore été publié.
Pour les besoins de sa cause, le conseil de Gaël Perdriau a multiplié les citations d’arrêts de la Cour de cassation et de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) qui, pourtant, relèvent de cas différents sur le fond et sur la forme, comme le lui feront remarquer par la suite d’autres avocats.
« La seule circonstance que M. Perdriau soit un homme politique et que les conversations [aient] lieu dans son bureau ne suffi[t] pas à caractériser le fait que celles-ci puissent être publiées », a aussi avancé Me Ingrain, qui, au fond, semble avoir voulu faire, au-delà de l’intérêt de son client, le procès de l’utilisation par les journalistes d’informations contenues dans des enregistrements clandestins. Il fut dès lors difficile de ne pas entendre derrière les mots de sa plaidoirie le murmure de l’un de ses plus célèbres clients, l’actuel ministre de la justice, Éric Dupond-Moretti, dont ce fut l’un des chevaux de bataille médiatique, tout particulièrement contre Mediapart, quand il était encore avocat.
Dans une intervention très courte, le procureur de la République – qui n’est pas strictement partie à la procédure, mais a souhaité dire un mot – a indiqué que « cette affaire illustre surtout l’intérêt du principe du contradictoire et la difficulté de statuer sans débat contradictoire ». Façon de dire au tribunal qu’une décision de censure préalable ne peut avoir lieu dans les conditions dans lesquelles elle s’est pourtant exercée il y a une semaine.
« C’est la première fois dans toute l’histoire de la presse »
Les dernières interventions de ce procès unique en son genre ont été laissées à cinq avocats et avocates, représentant huit organisations venues en soutien à Mediapart.
Pour les syndicats de journalistes (SNJ, SNJ-CGT, CFDT et la Fédération internationale des journalistes), Me William Bourdon a solennellement demandé à la juge Baty de « corriger l’hérésie judiciaire » qu’elle a signée, la comparant à une « lettre de cachet judiciaire » arrivée au terme « d’un très grave dévoiement de détournement de procédure ». L’avocat a ainsi dénoncé « l’excès de ruse » de l’avocat de Gaël Perdriau, qui lui aurait permis de tromper la magistrate.
Pour la Ligue des droits de l’homme (LDH), Me Agnès Tricoire a pour sa part expliqué qu’en « aucun cas la justice ne peut être aveugle et sourde » en réclamant une censure comme elle l’a fait sans entendre les arguments du journal visé. « Il n’y a aucun exemple », a-t-elle martelé pour montrer le caractère inédit du procès.
Intervenant pour le compte de l’ONG Reporters sans frontières (RSF), Me Valérie Kasparian a, elle aussi, insisté sur le fait qu’« aucune circonstance ne saurait justifier que l’ordonnance [de censure] ait été rendue sans débat contradictoire », alors que l’on parle d’une « restriction préalable à la liberté d’expression ».
Défendant non pas des organisations de journalistes mais l’Association des avocats praticiens du droit de la presse, qui compte en son sein des professionnels qui plaident aussi bien pour des organes de presse que pour ceux qui les poursuivent, Me Florence Bourg a parlé d’une censure « totalement inédite » qui « heurte de plein fouet une liberté fondamentale et les droits de la défense ». « C’est la première fois dans toute l’histoire de la presse »,a-t-elle rappelé à son tour.
Pour conclure, Me François Saint-Pierre, l’avocat de l’Association de la presse judiciaire, a voulu donner la mesure du « débat d’idées et du choix de société qu’ouvre ce procès ». À savoir : la « réintroduction dans notre société de la censure de la presse »,qualifiant la mesure dont Mediapart a été la cible d’« accident majeur de notre fonctionnement du système légal ». « Personne ne comprend ce qui s’est passé, je veux dire comment cela s’est passé concrètement », a estimé Me Saint-Pierre, n’hésitant pas à parler de « catastrophe judiciaire ». Avant de décocher une flèche à l’endroit de Me Ingrain en lui rappelant que « l’usage de la rhétorique afin de mentir au juge est criminel », selon le Gorgias de Platon.
Bien que l’avocat de Mediapart ait demandé à la présidente du tribunal de Paris de rendre sa décision le plus rapidement possible afin de mettre un terme au désordre d’une censure historique – « La liberté, ça n’attend pas. C’est aujourd’hui ! »,a-t-il plaidé –, le jugement sera rendu mercredi 30 novembre, soit deux jours après la tenue d’un conseil municipal qui promet d’être animé à Saint-Étienne.
En attendant, l’avocat du maire de la ville aura réussi un exploit : on n’a jamais autant parlé d’une information censurée.
Fabrice Arfi