Pour la Coupe du monde de football qui s’ouvre le 20 novembre prochain, le Qatar aura dépensé 200 milliards de dollars. Pour le pays, l’enjeu est de taille : au-delà de l’aspect sportif, l’événement, controversée notamment en raison des milliers de travailleurs migrants décédés sur les chantiers des stades, vise à projeter un « soft power » (« puissance douce ») et à changer les perceptions internationales.
Le Mondial s’inscrit en effet dans une stratégie de développement économique plus large du Qatar qui vise à renforcer sa place dans les échanges internationaux. En 2013, trois ans après l’attribution de la Coupe du monde à l’émirat, l’accession au pouvoir de l’émir Cheikh Tamim Ben Hamad Al Thani a accéléré ce processus de transformation économique et sociétale de l’État qui reste néanmoins soucieux de concilier le développement du pays et le respect des traditions.
La « Vision nationale 2030 », qui redéfinit les contours d’une économie post-hydrocarbure à moyen terme, prévoit ainsi des investissements dans les nouvelles technologies, un virage philosophique vers l’économie de la connaissance et la création de « smart cities » (« villes intelligentes ») dans lesquelles des systèmes de transports intelligents joueront un rôle majeur.
Ultra-dépendance aux hydrocarbures
Or, le gouvernement du Qatar considère la participation d’investisseurs privés étrangers comme une partie intégrante de sa politique économique, notamment en matière de projets d’infrastructures, qui constituent la pierre angulaire de la « Vision nationale 2030 ». En 2020, le gouvernement du Qatar a d’ailleurs promulgué une loi encadrant les partenariats public-privé (PPP) pour tous les secteurs de l’économie, ce qui a envoyé un signal fort à toutes les entreprises du secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP) à l’échelle mondiale, notamment aux entreprises américaines particulièrement convoitées.
Les installations de la Coupe du monde de football 2022, construites pour la plupart grâce à des contrats de PPP, ne constituent donc qu’une étape dans le vaste projet de développement de l’émirat qui voit dans ces investissements public-privé une opportunité de moderniser le pays et de bénéficier d’infrastructures à la pointe du progrès (nouvelles routes, tunnels, écoles, télécoms, centrales à énergie solaire, hôpitaux, hôtels, etc.). Plus de 850 entreprises américaines, 700 entreprises du Royaume-Uni et 330 entreprises allemandes opèrent ainsi actuellement au Qatar.
L’émirat tire aujourd’hui l’essentiel de ses richesses du pétrole et du gaz naturel, qui représentent plus de 70 % des recettes totales de l’État, plus de 60 % du produit intérieur brut et environ 85 % des recettes d’exportation. Deuxième producteur d’hydrocarbures de la péninsule arabique en tonnes équivalent pétrole, le Qatar dispose des troisièmes plus importantes réserves mondiales de gaz naturel, principalement localisées sur le champ offshore North Field. Avec un PIB de 85 000 dollars par habitant en 2020 (105 000 en 2011), le pays présente le quatrième plus important ratio au monde en parité de pouvoir d’achat.
Les citoyens qatariens jouissent donc d’un haut niveau de vie, d’autant plus qu’ils ne sont pas soumis à l’impôt sur le revenu. En outre, le taux d’impôt sur les sociétés est de 10 %, à l’exception des sociétés détenues à 100 % par des ressortissants qatariens et des ressortissants des pays du Conseil de coopération du Golfe (Arabie saoudite, Oman, Koweït, Bahreïn, Émirats arabes unis et le Qatar) qui en sont exemptées. Les employeurs n’ont pas d’obligation de verser des cotisations à la Sécurité sociale pour la main-d’œuvre étrangère qu’ils emploient, mais contribuent à hauteur de 10 % à un fonds de pension pour les travailleurs qatariens.
Pour préparer l’après-pétrole et préserver cette richesse, le Qatar, pays grand comme la région Île-de-France et peuplé de 2,9 millions d’habitants (dont 330 000 Qataris seulement), a donc décidé de s’ouvrir aux échanges mondiaux. Membre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) depuis le 13 janvier 1996, l’émirat a vu son excédent commercial doubler en 2021 pour s’établir à 59,2 milliards de dollars US, représentant un tiers du PIB, soit un niveau record depuis 2014. Les exportations sont principalement dirigées vers l’Asie (74 % des exportations en 2021) : les cinq premiers clients du Qatar sont la Chine, le Japon, l’Inde, la Corée du Sud. L’Union européenne a représenté quant à elle 9,0 % des exportations qatariennes.
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Quant aux principaux fournisseurs du Qatar, qui importe l’intégralité de ses matières premières hors hydrocarbures et 90 % de sa consommation alimentaire, on retrouve les États-Unis (16 %), la Chine (15 %) et le Royaume-Uni (7,3 %). La France constitue le 10e fournisseur du Qatar et son 17e client.
L’insertion dans l’économie mondiale passe également par les investissements de l’émirat à l’étranger. Dans ce domaine, la passion du Qatar pour le sport imprègne fortement sa stratégie. Celle-ci passe notamment par Oryx Qatar Sports Investments (Oryx QSi), une société à participation fondée en 2005 et contrôlée par l’émir Al Thani, richissime passionné de football et propriétaire du Paris Saint-Germain Football Club. Il s’agit d’une filiale de la Qatar Investment Authority (QIA) qui alimente le fond Sovereign Wealth Fund. Depuis dix ans, QSi a multiplié ses prises de participations dans le monde du sport : Prix de l’Arc de Triomphe, la chaîne de télévision BeIn Sports, les clubs du PSG, du FC Barcelone, d’Al Gharafa SC et de Paris Handball, entre autres.
Au-delà du sport…
Selon le Cercle économique franco-qatari Qadran, la France est la deuxième destination en termes d’investissements qatariens en Europe. Quelque 42 entreprises qatariennes établies en France opèrent notamment en « délégation » du fond souverain administré par la QIA, et leur champ d’activité dépasse largement le sport.
La stratégie visant à diversifier les avoirs qatariens en France passe par exemple par des participations minoritaires au capital de grandes entreprises françaises telles qu’Airbus, Vinci, Veolia, Total, AccorHotels ou encore du Groupe Lagardère. Par ailleurs, l’émirat a investi dans des établissements comme le Lido, 35 000 mètres carrés sur les Champs-Élysées, dont la galerie commerciale Élysée 26, ou encore des hôtels de grand standing tels que l’hôtel d’Évreux sur la place Vendôme (230 millions d’euros), le somptueux hôtel Lambert sur l’île Saint-Louis à Paris et le Carlton de Cannes. Il faut garder à l’esprit que, depuis 2008, les Qatariens bénéficient en France d’un régime fiscal particulier et sont exonérés de taxe sur les plus-values immobilières. Au bilan, les investissements du Qatar dans les hôtels de luxe auraient d’ailleurs généré près de 13 000 emplois sur les 71 900 générés dans l’Hexagone.
La France n’est bien entendu pas le seul pays à accueillir les investissements qataris. Selon Bloomberg, la QIA a par exemple effectué des investissements considérables dans l’immobilier des grandes villes occidentales considérées comme stratégiques. À Londres, la QIA a racheté le quartier des affaires de Canary Wharf (au terme d’une âpre bataille boursière) qui représente le symbole du trading européen. Durant la crise financière de 2008, la QIA avait en outre acquis des parts dans les banques Barclays et le Credit Suisse en plus d’entrer au capital des constructeurs allemands Porsche et Volkswagen.
Le caractère prestigieux de certaines acquisitions ne doit cependant pas faire oublier l’essentiel : les investissements du Qatar s’inscrivent dans un vaste plan d’investissement global à long terme visant à établir sa légitimité et à assoir sa crédibilité financière internationale.< !—> http://theconversation.com/republishing-guidelines —>
Laurence Frank, Maître de conférences en management, Université de Strasbourg