Mediapart s’est entretenu avec Kamyar, un homme dans la quarantaine qui participe depuis le début à la contestation. Face à la répression multiforme, « les grandes foules, c’est hors de question maintenant ». « Nous sommes tous des otages », témoigne-t-il.
Âgé d’une quarantaine d’années, Kamyar* participe depuis ses débuts au mouvement de contestation qui a saisi une grande partie de l’Iran depuis la mort sous les coups de Mahsa Amini, le 14 septembre à Téhéran. À l’heure où 227 députés, sur les 290 que compte le Majlis (Parlement), viennent d’appeler le pouvoir judiciaire à prononcer des peines de mort contre les manifestant·es emprisonné·es, il livre son témoignage sur la répression en cours, qui a déjà fait plus de 300 morts et 5 000 blessés, et conduit à l’arrestation de plus de 14 000 personnes.
Mediapart : Comment êtes-vous informé qu’une manifestation se prépare ?
Kamyar :
Qui que tu sois, où que tu vives, tu flaires qu’il va se passer quelque chose. Quelqu’un te le dit, ou tu le sens, parce qu’il est arrivé ceci ou cela, ou parce que nous sommes au lendemain de ceci ou de cela, ou que l’on célèbre un anniversaire [d’un événement lié à la répression – ndlr]. Alors, tu enfiles ta tenue de combat : essentiellement, des vêtements légers pour pouvoir courir vite. Tu n’oublies pas de laisser ton téléphone chez toi. Puis, tu vas simplement dans un parc ou une place près de ton domicile. Ou tu passes d’abord chez un ami où te rejoindront quelques autres camarades.
Il ne faut jamais y aller avec ta mère et ton père. Sauf si tu es trop jeune et qu’ils insistent pour t’accompagner. Mais ce n’est pas une bonne idée d’affronter son destin aux côtés d’un être cher. Il est préférable d’y aller avec quatre ou cinq amis, qui peuvent se révéler utiles et, si quelque chose se passe, la situation ne sera ainsi pas trop tragique. Comme je suis assez âgé, j’y vais seul ou avec des amis plus vieux qui ne sont pas non plus accompagnés de leur famille.
Après les premiers jours de manifestations, on a vu un groupe émerger. J’ai appris son existence sur Iran International TV [une chaîne de télévision en persan, créée en 2017, basée à Londres et financée par l’Arabie saoudite – ndlr], que je capte à partir de mon antenne satellitaire.
Ce groupe, qui s’appelle « Les jeunes des quartiers de Téhéran », ou quelque chose comme ça, a commencé à donner des dates pour les manifestations et les stratégies à suivre. Mais ce groupe est plus ou moins utile car tout le monde sait quoi faire et quand le faire, me semble-t-il. Ou peut-être qu’ils sont utiles pour les plus jeunes, qui font moins attention aux VPN [virtual private network – réseau privé virtuel qui permette de contourner la censure – ndlr] qu’ils utilisent, à la sécurité en général, et dépendent davantage des réseaux sociaux.
Comment commence la manifestation ?
Au bout d’un moment, l’endroit où tu te trouves, avec d’autres, est « mûr » pour que ça démarre. Quelqu’un se met brusquement à crier très fort : « Marg bar dictator ! » [« Mort au dictateur ! » – ndlr]. C’est le signal qui indique que la manifestation, si on peut l’appeler ainsi, a commencé.
À partir de ce moment, tout dépendra de la durée pendant laquelle toi et tes camarades pourrez tenir la position. Les forces de répression arrivent et commencent à tirer des grenades lacrymogènes.
Combien de temps leur faut-il pour nous chasser ? Cinq, dix ou quinze minutes. Quinze minutes, c’est déjà beaucoup, d’après mon expérience personnelle. Mais il y a eu des endroits où les protestataires ont conquis tout un bâtiment du gouvernement et l’ont gardé pendant une journée.
Cela dit, je ne me sens pas vraiment à l’aise avec le terme « protester », compte tenu de ce que j’ai vu. Oui, peut-être que le premier et le deuxième jour [après la mort de Mahsa Amini – ndlr], nous protestions mais depuis, chaque jour, au moins une personne est tuée. Chaque jour, quelque part dans le pays, quelque chose d’impensable se produit. Nous parlons d’événements qui sont au-delà de ce que signifie « protester ».
Quel rôle joue Internet dans le mouvement ?
Internet fonctionne plus ou moins comme une sorte de machine à sous. Ou une roulette. Tu ne sais jamais, quand, pourquoi ou comment, sur quels serveurs, à partir de quel VPN, tu auras accès au réseau. Mais quand tu arrives à te connecter, parfois un message t’attend, peut-être celui d’un ami, qui te dit : « On se voit là-bas à 17 heures. »
Quelles précautions prenez-vous lors des manifestations ?
En général, aucune ! Bien sûr, la plupart des gens en savent assez pour ne pas emporter leur téléphone avec eux. Parce que les interrogateurs sont toujours très intéressés par nos téléphones, et, ensuite, ils exigent tous nos mots de passe. Nous sommes donc presque totalement sans protection et nous ne sommes pas seulement là-bas pour mettre en jeu nos propres corps et nos propres vies. C’est plus que cela.
Si on va au fond des choses, se pose toujours la question de savoir [en cas d’arrestation ou de mort – ndlr] qui s’occupera des enfants, qui paiera le loyer... Chaque personne représente ainsi plus que sa famille. Et, même si c’est tragique, cette dynamique contribue à maintenir les masses en colère.
Racontez-nous les affrontements avec les forces de sécurité...
Ils sont de toutes sortes : il y a les affrontements habituels avec la police antiémeute, les combats de rue, au corps à corps, principalement contre des agents en civil, et la mêlée totale, avec à la fois des agents en civil et divers groupes en uniforme. Tout cela dans un épais brouillard de gaz lacrymogènes, sinon quelque chose de pire.
La plupart du temps, nous ne savons pas qui nous affrontons. Est-ce la police ? Le Basij [milice du régime, dont le nom signifie « mobilisation » – ndlr] ? Et ces hommes en civil, qui sont-ils ? Nous ne pouvons que deviner qui ils sont. Les uns et les autres ont une formation et des tactiques différentes. Et même si vous ne connaissez pas grand-chose aux uniformes, vous savez en gros que ceux qui sont en civil sont là pour vous tuer.
On sait aussi que ceux qui portent des tenues légèrement verdâtres ou semblables à celles des samouraïs ninjas, ce qui les rend effrayants, n’ont pas cette intention. Ils ont des pistolets de paintball qui leur permettent de marquer les manifestants avec de la peinture pour pouvoir les attraper plus tard. Ils ont aussi des fusils à plomb et utilisent des balles en plastique et des pistolets électriques.
Du côté du gouvernement, avez-vous noté des évolutions dans son discours ?
De temps à autre, il essaye de faire une déclaration du genre : « On essaie d’être gentils. » Ou, au contraire : « On ne sera pas gentils cette fois-ci. » Ou encore « Rentrez chez vous, c’est fini. » Mais ça ne prend pas.
Personnellement, je sens que les gens du régime sont dépassés et dans la confusion. Ils cherchent à utiliser tous les moyens auxquels ils peuvent penser. Récemment, ils ont même amené sur les lieux des manifestations de très jeunes enfants avec des armures de type « tortue ninja ». J’en ai vu quelques-uns. J’ai entendu dire qu’ils les prenaient dans des orphelinats ou des endroits comme ça. Cela traduit un désespoir total. Mais ce désespoir ne dépasse pas un certain niveau dans les rangs du pouvoir. Au-dessus d’eux, il y a toujours ceux qui ont la même façon – confortable – de penser : « Nous allons l’éteindre » [le soulèvement – ndlr].
Pour une raison que je ne m’explique pas, ils n’ont pas fait appel aux tireurs d’élite, ce qu’ils avaient fait il y a trois ans [lors des émeutes de 2019, provoquées par la hausse des prix de l’énergie – ndlr]. Ils avaient tué alors environ mille six cents personnes avec, notamment, ce type d’armes à longue portée qu’ils utilisaient depuis des toits éloignés. Je pense qu’ils savent que ça ne marchera pas cette fois. Ou peut-être que les tireurs d’élite sont occupés ailleurs. Ou encore qu’il y a tout simplement un ordre tombé d’en haut leur intimant de pas employer de snipers. Qui sait ?
Jusqu’à présent, tout ce que nous savons, c’est que nous sommes confrontés à un très large éventail de tactiques de répression. Au fil du temps, nous voyons que leurs méthodes ressemblent davantage à des exécutions sur place. Ainsi, une fois qu’un manifestant est au sol et techniquement neutralisé, il n’y a aucune raison de lui tirer dessus. Ils sont censés le menotter et l’emmener pour un interrogatoire. Mais maintenant, nous voyons parfois un officier qui s’approche pour lui tirer une balle en pleine tête avec un pistolet.
La police n’est plus la police. La police, ou tout ce qui lui ressemble, agit comme une mafia. Ils kidnappent littéralement les gens dans les cafés ou ils les tuent en leur tirant dessus depuis une voiture.
Comment se terminent les rassemblements ?
Ils se terminent, en règle générale, après des arrestations ou quand des manifestants sont tués. On voit des gens courir, d’autres rester au sol, et vous n’attendez pas sur place pour voir comment ça s’est terminé. À vrai dire, je ne sais même pas comment les rassemblements finissent. Il n’y a pas d’arbitre qui siffle ! À un moment donné, vous réalisez que vous devez courir.
Quelles sont les stratégies du mouvement ?
Il est vite apparu clairement que nous ne pouvions pas continuer à organiser de grands rassemblements sans avoir à le payer au prix fort. Les grandes foules, c’est hors de question maintenant. À présent, les gens se montrent ici et là, surgissant comme des champignons, font du bruit et attirent l’attention, et s’ils sont intelligents, se dispersent avant que quelqu’un ne soit blessé. Il s’agit de faire courir les différentes forces armées suffisamment longtemps pour les épuiser.
Ce qui est bien, c’est que les universités soient passées à l’action, ce qui a permis à la pression sur la rue de se relâcher. Mais maintenant, elles aussi subissent une intense répression. C’est au tour des étudiants, malheureusement, d’assumer une partie du fardeau.
Et, à présent, les ouvriers ont pris le relais. Donc, ça n’a plus vraiment d’importance de tenir la rue. Nous sommes entrés dans la phase 2, si on peut l’appeler ainsi, et nous voulons passer à la phase 3.
L’un des nouveaux slogans que l’on entend est : « Où que vous soyez, faites un pas en avant. »
De toute façon, la République islamique en tant que gouvernement – ou l’Iran en tant que pays – ne peut revenir à son état antérieur, comme si de rien n’était. Le monde est-il revenu à son état antérieur après le 11 septembre 2001 ? Pensez-vous que la situation est moins traumatisante pour les Iraniens ? Près de cinquante jours de révolte, dans plus de cent villes, avec toutes sortes de victimes : les assassinats de masse au Baluchistan, les meurtres de Mahsa, de Nika et de tant d’autres. Et après, tout repartirait comme avant, on ferait comme s’il ne s’était rien passé ?
La plupart des Iraniens ne sont pas dans la rue. Certains en Iran évoquent une majorité silencieuse qui soutiendrait la République islamique ?
Non, il n’y a pas de majorité silencieuse. Nous sommes tous des otages. En Iran, il n’y a plus que des otages et des preneurs d’otages. Une personne « silencieuse » serait techniquement quelqu’un qui a le droit de parler si elle le souhaite.
Mais personne ne peut parler ici. Regardez ce qui est arrivé aux deux journalistes qui ont raconté la mort de Mahsa [Niloufar Hamedi et Elaheh Mohammadi sont détenues à la prison d’Evin sous l’accusation d’espionnage au profit de la CIA – ndlr], ou à tout autre journaliste en Iran. Si vous parlez de majorité silencieuse, les gens penseront forcément que vous parlez au nom de la République islamique et que vous utilisez leur rhétorique.
Un grand mouvement de contestation peut-il fonctionner sans leader, a fortiori une révolution ?
C’est ce gouvernement fasciste qui ne fonctionne pas. Et cela depuis un certain temps. L’Iran est un État complètement défaillant. Alors que le régime tue des hommes, des femmes et des enfants dans les rues, dans les écoles et les universités, et en secret dans les prisons, il imprime de l’argent jour et nuit, par milliards, pour se maintenir à flot. Et il flotte, car il est gonflé !
Si cette révolution ne tue pas ce gouvernement, il se tuera lui-même. C’est une question de temps.