NawabshahNawabshah, Sindh (Pakistan).– La cour de l’établissement hospitalier ne cesse de se remplir, samedi 22 octobre. Raheela et Sahib reviennent se poser par terre sur un ralli, une couverture aux motifs ethniques typique du Sindh qu’ils ont apportée spécialement depuis leur ville, Naushahro Feroze, à plus de deux heures de là. Leur bébé de 11 mois a le visage torturé. Il pleure de toutes ses forces pour exprimer les douleurs qu’il ressent, entre fièvre et forte toux, un mois après avoir été diagnostiqué malade de la typhoïde.
« Il a reçu un traitement mais aujourd’hui il ne va toujours pas mieux », expliquent ses parents, dont la maison a été envahie par les eaux lors des inondations qui ont touché le Pakistan l’été dernier, et qui ont fait plus de 1 600 morts, dont 757 dans le Sindh. « On n’avait nulle part où aller, alors on est restés chez nous, même s’il y avait de l’eau partout », poursuit Raheela, qui se plaint de la présence importante de moustiques et de l’humidité. La famille pense également avoir bu de l’eau impropre à la consommation, faute d’eau potable.
Le bébé pourrait avoir de l’asthme, pensent-ils, sans vraiment avoir compris le diagnostic rédigé sur la feuille que Sahib tient à la main. En y regardant de plus près, le document porte la mention « pneumonie » en lettres capitales et indique le traitement à trouver de toute urgence. « Nous observons de nombreux cas de pneumonie chez les bébés ces derniers temps », note Baber Shahzad, infirmier chargé des nourrissons.
En salle des urgences, à l’intérieur de cet hôpital réservé aux femmes et aux enfants, il se rend au chevet de Tanea, une jeune femme aux traits épuisés qui veille sur son bébé de trois mois, atteint lui aussi d’une pneumonie. Les radios montrent que ses deux poumons sont touchés. « On a subi les inondations, il y avait beaucoup d’eau chez nous, mais on ne savait pas où aller, alors on est restés, déroule-t-elle. Ça vient peut-être de l’eau qu’on a bue, qui était contaminée. »
C’est en voyant l’état de son enfant s’aggraver qu’elle a décidé de venir ici, six jours plus tôt. « On l’a d’abord emmené chez un médecin à Daur [une ville dans les environs de Nawabshah – ndlr] mais il n’a rien fait pour le soigner. Dans cet hôpital, c’est gratuit et ils s’occupent de lui. »
Eau contaminée et malnutrition
Le bébé de Tanea fait partie de ceux que tout le monde ici surnomme les « water born »,les bébés nés peu avant ou peu après les inondations, et qui souffrent le plus souvent de malaria, dengue, choléra, typhoïde ou pneumonie. Pour les soigner, l’hôpital a choisi d’ouvrir un service entièrement dédié aux personnes sinistrées, 15 jours après le début des inondations : « On reçoit en moyenne 500 personnes par jour, contre 800 à 900 dans les pires moments qui ont suivi les inondations. On avait tellement de monde qu’on devait installer les patients par terre », relate Mukhtiar Channa.
Ce médecin se souvient de nombreux cas de diarrhée aiguë peu après les événements, « à cause de l’eau contaminée », mais aussi de cas d’électrocution, de noyades ou de blessures. « Aujourd’hui, la situation a changé et semble être sous contrôle, mais on fait face à de nombreuses maladies, que l’on pourrait qualifier d’effets secondaires des inondations », complète Sehrish, responsable de l’administration hospitalière.
Dans la salle des urgences pour enfants, un médecin déboule en trombe, un bébé de quelques jours dans les bras. Il défait le linge qui l’entoure et laisse apparaître le torse du nouveau-né, dont la peau est violacée. Ses côtes ont été brisées par les tentatives de réanimation qu’il a subies dans l’ambulance. Le médecin commence un nouveau massage cardiaque, tandis qu’une infirmière apporte un défibrillateur de la taille d’un jouet. Le bébé ne répond pas.
« Il nous a été transféré depuis l’hôpital de Sanghar [dans le Sindh – ndlr] car il manquait d’oxygène. Ils n’avaient plus les moyens de s’en occuper là-bas, précise le médecin, qui n’a pas pu lui redonner la vie. La famille a été touchée par les inondations et vit sous une tente dans un camp. Ils ont perdu tout leur bétail et sont très pauvres. La mère est anémiée, ce qui peut expliquer l’état du bébé. »
« Les nouveau-nés que l’on reçoit depuis les inondations sont souvent ceux qui connaissent des complications durant l’accouchement ou dans les premiers jours qui suivent leur naissance. Des femmes ont dû accoucher en périphérie de la ville, sans accès à des établissements de santé, tout en faisant face à un manque d’hygiène ou de nourriture », complète l’infirmier Baber Shahzad. Selon lui, au moins 13 enfants mouraient chaque jour dans ce service durant les semaines qui ont suivi les inondations.
L’autre fléau est en effet celui de la malnutrition, à l’heure où les personnes déplacées ont perdu leur habitation et doivent survivre au bord d’une route ou sur un camp de réfugié·es débordant de tentes (lire notre reportage). La salle adjacente est pleine de bébés dont l’état est « critique », entourés d’une mère, d’un père ou d’une grand-mère au regard impuissant. L’un d’entre eux a le visage cadavéreux : couché sur un lit, il ne cesse de grimacer, contractant une mâchoire aussi saillante que celle d’un vieil homme amaigri et usé par la vie. Il a tout juste trois mois.
« Il est né douze jours après les inondations », précise le père, Nawab, 35ans, fixant des yeux son enfant, dont le pronostic vital est engagé. Après avoir vu leur maison endommagée par les eaux, sa femme et lui ont dû s’installer dans un camp improvisé, à deux heures de Sehwan. « Il est né en bonne santé, insiste-t-il. Mais on a vite remarqué qu’il s’affaiblissait et que quelque chose n’allait pas. On l’a emmené chez plusieurs médecins, sans avoir de réponse. »
Une « grave crise humanitaire »
En réalité, réagit le docteur Mukhtiar Channa, la mère n’a pas de lait à lui donner car elle manque elle-même de nourriture. « Le bébé a aussi une pneumonie. Son état est directement lié à leurs conditions de vie et aux inondations. » Selon l’Unicef, plus d’un enfant sur neuf du Sindh et du Baloutchistan, les deux régions les plus affectées par les inondations, souffre de malnutrition aiguë sévère, soit plus de 2 630 enfants. Un chiffre qui ne représente que les enfants pris en charge par des établissements de santé.
À quelques mètres, dans les bras de sa mère, une fille de quatre jours souffre elle aussi de malnutrition et de déshydratation. « J’étais enceinte au moment des inondations. L’eau s’est infiltrée chez nous et on a dû fuir avec les enfants, de nuit, par bateau. C’était très difficile. » Le bébé a également la jaunisse, faute d’avoir bu du lait maternel, et devra recevoir une photothérapie, un traitement par lumière bleue ; tandis que ses frères et sœurs, plus âgé·es, ont développé différentes maladies comme la malaria et la dengue.
Dans la salle réservée aux enfants, une fillette est alitée, le regard hagard. Elle a été hospitalisée ici cinq jours plus tôt, après avoir été mordue par un serpent –celui que toutes les personnes affectées par les inondations redoutent tant, à l’intérieur de leur maison ou aux abords des terres inondées. « On a tué le serpent, on l’a tué ! », martèle la grand-mère, qui faisait sa prière lorsqu’elle a entendu sa petite-fille hurler dans leur maison, encore encerclée par les eaux. « Elle n’arrêtait pas de vomir le premier jour, on a eu si peur. »
Si la fillette répond aujourd’hui au traitement, elle ne parvient toujours pas à bouger son bras droit. « Ils n’avaient rien pour retirer le venin mais heureusement, ils ont eu le réflexe de l’amener ici dès le premier jour, précise Baber Shahzad. Si on tarde à agir, cela peut être très dangereux. » Près d’elle, deux autres enfants ont été placés en observation, après avoir fait un bilan sanguin et été testés pour la malaria, la dengue ou le syndrome de fatigue chronique. « Ils sont très affaiblis et font des crises régulièrement, durant lesquelles ils tremblent et font des pics de fièvre. On attend toujours les résultats pour poser un diagnostic. »
Pour les médecins et le personnel soignant de cet hôpital, la situation est plus que tendue. « On fait face à une pénurie d’antibiotiques, de médicaments contre la malaria, de paracétamol ou d’injections antivenin contre les morsures de serpent », alerte le docteur Mukhtiar Channa. Il a dû se tourner à plusieurs reprises vers le marché noir pour se procurer des médicaments contre la malaria ou la dengue. « On les a payés le double de leur prix habituel car on n’avait pas le choix. »
Le personnel a également eu à gérer le stress, les « patients en mauvais état » et les familles paniquées, tout en étant en sous-effectif. « Aujourd’hui encore, on nous amène des personnes en très mauvais état et on attend de nous qu’on les soigne immédiatement. Les autorités nous envoient des sondages pour savoir comment l’hôpital tient le coup. On répond par l’affirmative ou la négative, mais ça ne montre jamais la réalité du terrain », regrette Sehrish.
Pour la responsable de l’administration hospitalière, le Pakistan s’enfonce dans une grave « crise humanitaire », alors que le pays voit déjà les prix augmenter de façon exponentielle et sa monnaie chuter, au point que les autorités ont récemment interdit aux locaux d’échanger leurs roupies contre des dollars (sauf avec un visa américain), car trop d’habitant·es préféraient mettre leurs économies à l’abri en misant sur la devise américaine.
« Nous sommes confrontés à une urgence nutritionnelle qui menace la vie de millions d’enfants. Sans action urgente, nous nous dirigeons vers un résultat catastrophique qui menace le développement et la survie même des enfants », prévient Abdullah Fadil, représentant de l’Unicef au Pakistan. Et Sehrish de conclure : « La situation est difficile pour les professionnels de la santé, mais ce n’est rien comparé à ce qu’ont traversé les sinistrés, et à ce qui les attend encore. Nous vivons l’un des plus grands désastres que l’on ait jamais vécus dans l’histoire notre pays. »
Nejma Brahim