Aux Philippines, depuis des décennies, les vagues d’émigration se suivent sans pour autant se ressembler. Chacune dit sa part de vérité sur le monde qui lui est contemporain. Aujourd’hui, c’est une femme, « Maria l’émigrée », qui est devenue le symbole d’une exportation de main d’œuvre à qui la mondialisation n’offre aucun avenir. On entend dire que les émigrés ont « choisi » de s’expatrier pour « profiter » de conditions de vie meilleures dans les pays occidentaux. En fait, l’émigration actuelle est souvent une douleur. On entend aussi dire que la cause de l’émigration est dans « l’arriération » des pays du Sud. Elle est pourtant nourrie et orientée par un marché mondial dominé par les économies du Nord. C’est un phénomène très moderne.
Au début du vingtième siècle, de nombreux Philippins ont émigré aux Etats-Unis, employés notamment dans les plantations de canne à sucre et le ramassage des pommes. Le travail était dur, mais ils espéraient participer à la construction d’une nation ; les désillusions vinrent plus tard. Etudiants, infirmières, médecins émigrèrent à leur tour aux Etats-Unis, au Canada et en Europe. Cet exode de main d’œuvre qualifiée était coûteux pour les Philippines, mais les émigrés pouvaient réaliser une carrière dans les pays d’accueil. Dans les années 1970, beaucoup de Philippins, surtout des hommes qualifiés (électriciens, ingénieurs, etc.), sont allés au Moyen-Orient à l’occasion du « boom » de la construction dans ces pays pétroliers dont la population est peu nombreuse. Cette émigration n’était que temporaire. Les conditions de vie étaient sévères, mais la paye était bonne.
Les choses ont aujourd’hui changé. L’émigré « type » est une femme, souvent éduquée (par exemple une institutrice ou une comptable) qui se retrouve domestique en Europe et dans d’autres pays d’Asie, plus riches (Singapour, Hongkong, Japon). Les femmes philippines, les « Pilipina », sont appréciées. Elles ont appris l’anglais et peuvent aider les enfants dans leurs études, en plus du ménage et de la cuisine. Dans la grande majorité des cas, ces femmes n’émigrent plus pour faire carrière. Elles partent par obligation envers leur famille. Le chômage est tel aux Philippines et le salaire d’une institutrice si bas qu’elles doivent chercher un emploi ailleurs, même comme domestique. L’essentiel de leurs gains est renvoyé au pays pour permettre à un frère ou une soeur de terminer ses études, ou simplement pour assurer leur survie. L’émigrée est la sacrifiée, celle qui abandonne tout afin d’aider le reste de la famille.
L’avenir personnel de ces immigrées s’avère bouché. Isolées, sans statut social reconnu, souvent humiliées, elles sont souvent employées dans deux secteurs économiques particulièrement féminisés et mal protégés par la législation : le travail domestique et le monde du spectacle (comme « entertainers »). Si elles n’ont pas de papiers en règle, elles vivent dans la peur constante de l’arrestation. Il ne s’agit pas ici seulement des Pilipina à qui l’on a promis un travail et qui se retrouvent prostituées de force dans un bordel en Europe, ou esclave-domestique violée au Moyen-Orient. L’impasse personnelle, l’insécurité quotidienne sont aussi le lot de l’immigrée ordinaire. L’émigration alors n’est vraiment pas un libre choix, mais un devoir familial et social, une déchirure.
L’émigration massive de main d’œuvre (environ cinq millions de personnes dans 132 pays)devient un exemple extrême d’une tendance universelle à la précarisation du travail, à la précarisation de la vie même. Car qu’y a-t-il de plus précaire que la vie d’une immigrée sans papiers, sans statut ni milieu social ? Dans l’histoire de l’émigration philippine, la vague actuelle est bien la plus désespérée de toutes. Telle est sa modernité ! Les flux migratoires ont évolué au gré des besoins économiques des pays d’accueil. Besoin d’une main d’œuvre peu qualifiée mais stable aux Etats-Unis, au début du siècle ; ou d’une main d’œuvre qualifiée lors du boom de la construction au Moyen-Orient, dans les années soixante-dix. Aujourd’hui, besoin d’un travail précaire : nouvelle domesticité, travailleurs sans statut, internationalisation de la prostitution, travail et prostitution des enfants... Voilà ce que l’actuelle émigration philippine nous apprend sur notre époque.
Il y a plus d’une raison à cette situation. L’héritage de la dictature Marcos aux Philippines, les années de récession... Mais la croissance a repris et le nombre d’emplois augmenterait. Pourtant la précarité du travail ne se réduit pas. La politique économique des Philippines, depuis longtemps dictée par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, est en cause : ajustement structurel, abaissement des protections douanières et ouverture du marché intérieur à la concurrence internationale, réduction des budgets sociaux, exportation des ressources du pays pour faire rentrer des devises et payer le service d’une dette de 35 milliards de dollars... Le pays exporte ses ressources naturelles et ses forêts disparaissent. Il exporte sa main d’œuvre, les femmes : l’émigration est devenue l’une des principales sources de devises du pays, estimée à 7 milliards de dollars pour 1997, soit une augmentation de 43 % par rapport à 1995. Le gouvernement l’encourage en pratique, l’intégrant à sa stratégie économique d’ensemble. Il chante le patriotisme de « Maria l’émigrée » tout en déplorant en parole le sort qui lui est fait.
La précarité « moderne » ne se manifeste pas seulement dans le travail. L’exil massif des Pilipina a permis d’assurer la survie économique de nombreuses familles, mais elle contribue aussi à déchirer le tissu social : exode de travailleurs qualifiés, désintégration du milieu familial, perte de repères des enfants, dévalorisation d’une éducation qui ne sert plus à trouver un emploi, perte de respect de soi des femmes émigrées. Des mères se demandent à quoi bon donner une éducation scolaire ou universitaire à leur fille si, de toute façon, elle doit devenir domestique. Et quel est le sens d’un système d’éducation national, quand les infirmières dont le pays a tant besoin partent, une fois formées ?
Les femmes assurent aujourd’hui une part croissante du revenu familial et national. Cela contribue à renforcer leur rôle, à modifier les rapports entre sexes, mais dans le cadre d’une crise de société menaçante. Et les émigrées se voient souvent confrontées à la violence, aux abus. Des ONG enquêtent, dans des conditions difficiles, sur les causes de la mort des immigrées. Elles ont documenté 49 cas de morts violentes depuis 1987, et 10 cas pour le seul premier semestre de 1996. Une Conférence nationale sur la violence contre les travailleuses immigrées a été organisée en 1996, aux Philippines, par NOVA (Network Opposed to Violence against Migrant Women). En 1994, en Europe, BABAYLAN (le réseau européen des femmes philippines)avait fait de cette question l’objet de sa seconde conférence. Les organisations concernées par l’émigration développent des programmes d’intervention et des campagnes d’opinion pour répondre aux situations de crise et renforcer la capacité d’action propre des émigrées.