Intitulé « La vie large », en référence à une citation de Jean Jaurès, le nouveau livre de Paul Magnette est perçu comme un évènement éditorial
En actes, c’est une autre paire de manches ! Le « Manifeste écosocialiste » de Paul Magnette contraste en effet crûment avec la politique sociale-libérale de son parti. Au niveau wallon, le PS domine des coalitions dont les projets de développement, notamment aéroportuaires (avec Ryanair et Alibaba en particulier), sont carrément aux antipodes de l’écosocialisme. Au niveau fédéral, le PS participe au pouvoir presque sans discontinuer depuis 1988. Quelle crédibilité ont les plaidoyers de son Président pour la réduction du temps de travail, l’augmentation des salaires, l’amélioration de la sécurité sociale, l’expansion du secteur public,… quand on sait que des ministres de sa famille politique ont ouvert la porte à la journée de dix heures, capitulé devant l’allongement de l’âge de la retraite à 67 ans, assumé la loi sur compétitivité concoctée par la droite pour verrouiller les rémunérations, cassé l’individualisation des droits en sécurité sociale, baissé radicalement les cotisations patronales à la Sécu, piloté la privatisation des entreprises publiques ?…
Daniel Tanuro et Paul Magnette (à droite). Photo Olivier Bourgy.
Le moins qu’on puisse dire est que l’initiative du Président du PS soulève autant d’incrédulité que de curiosité. Quel est son but ? L’auteur est-il inspiré par l’expérience de la NUPES en France ? Face aux menaces de l’extrême-droite et de la droite extrême, d’une part, et à la concurrence du PTB sur la gauche, d’autre part, veut-il faire d’un PS au look rajeuni l’axe d’une alliance stable avec les Verts, élargie éventuellement sur la gauche ? Compte-t-il ainsi requinquer les mécanismes fatigués du « vote utile » ? Ce virage ne viserait-il que les élections belges de 2024, ou s’étendrait-il au niveau européen ? Les questions sont nombreuses. L’avenir seul permettra d’y répondre. En attendant, l’importance de l’enjeu et la qualité de l’ouvrage justifient de mener le débat sérieusement.
On ne s’étendra pas ici sur les mérites de « La vie large ». Les convergences au niveau du constat sont réelles et nombreuses. L’auteur ne fait pas semblant de s’intéresser au défi environnemental en général, climatique en particulier. Les références scientifiques sont solides et Paul Magnette montre une bonne connaissance des mouvements d’idées suscités par la montée des périls écologiques. En même temps, c’est peu dire que les désaccords sont substantiels. Dans le prolongement du débat dont il a pris l’initiative et qui a eu lieu le 19 octobre à Charleroi (où nous vivons tous deux), je me concentrerai sur quelques points : les causes du productivisme capitaliste, les moyens d’y mettre fin, l’alternative à la croissance, et la stratégie écosocialiste.
La consommation des riches, cause du productivisme ?
Paul Magnette y insiste à plusieurs reprises : la cause du productivisme capitaliste, selon lui, réside dans la frénésie de consommation des riches. Inspiré par Thornstein Veblen, il écrit par exemple : « L’accumulation ne s’arrête pas quand la société a atteint un certain niveau de bien-être, parce que les groupes sociaux supérieurs cherchent sans cesse à se distinguer du reste de la population, qui n’aspire de son côté qu’à les rejoindre dans leur débauche de consommation » (p. 78). Je suis en désaccord avec cette affirmation.
D’une part, l’idée que les classes populaires n’aspirent qu’à se vautrer dans le luxe des riches est contestable. L’idéologie de la classe dominante est l’idéologie dominante, mais ce n’est pas l’idéologie unique. La fascination pour le bling-bling ruisselle certes du haut en bas de la pyramide sociale, mais les classes populaires conservent aussi d’autres aspirations : à une démocratie vraie, à l’égalité, à une vie bonne sans excès, à un travail chargé de sens, source de reconnaissance sociale et d’estime de soi. Bien qu’étouffées par le capitalisme néolibéral, ces aspirations à une humanité digne de ce nom subsistent à l’état latent. La tâche des écosocialistes est de les activer pour susciter la lame de fond éthique indispensable à une transformation révolutionnaire de la société.
D’autre part, l’explication du productivisme capitaliste par le désir de luxe des riches est erronée. Si « l’accumulation ne s’arrête pas quand la société a atteint un certain niveau de bien-être », comme dit Paul Magnette, ce n’est pas parce que les riches « veulent se distinguer » mais parce que la concurrence contraint les capitalistes à investir leurs profits pour faire plus de profits, en investissant dans des machines qui permettent de produire plus de marchandises. Ce mécanisme est automatique, totalement indépendant de la volonté ou de la fantaisie des acteurs, y compris des acteurs capitalistes - le patron qui voudrait s’y soustraire ferait faillite tôt ou tard. Il est inscrit dans l’ADN de ce mode de production et c’est ce constat qui fonde la nécessité d’une alternative radicalement anticapitaliste pour arrêter le désastre.
Partager le pouvoir dans l’entreprise ou exproprier le capital ?
Ce désaccord théorique porte à conséquence en termes de programme. Si la consommation ostentatoire des riches expliquait l’accumulation, taxer sérieusement les hauts revenus arrêterait la croissance du PIB. Or, ce n’est pas le cas. Il faut évidemment taxer les fortunes, mais cela n’arrêtera pas l’accumulation du capital. Prenez l’expérience des Etats-Unis durant la deuxième guerre mondiale : Roosevelt a porté le taux d’imposition sur la tranche supérieure des revenus à 94% et la croissance du PIB, loin de faiblir, s’est accélérée : +53% entre 1939 et 1944 ! « Un capitalisme sans croissance est une contradiction dans les termes », disait Schumpeter. Arrêter l’accumulation requiert de s’attaquer à la production pour le profit, donc à l’appropriation des moyens de production par les capitalistes et à l’exploitation du travail.
C’est particulièrement évident aujourd‘hui dans le dossier climatique/énergétique. Quatre-vingt pour cent environ des émissions de CO2 sont dues à la combustion des combustibles fossiles qui couvrent plus de 80% des besoins énergétiques de l’humanité. Les réserves, les raffineries, les convertisseurs, les terminaux, les réseaux de grande distribution : gigantesque système sanguin du capitalisme, le système énergétique représente 1/5e du PIB mondial ; ses propriétaires lancent sans cesse de nouveaux investissements financés à crédit auprès des banques, et ils entendent bien continuer de la sorte le plus longtemps possible. Or, la stabilisation du climat impose de sortir au plus vite des fossiles : pour avoir une chance sur deux de rester sous 1,5°C, les émissions mondiales de CO2 doivent baisser de 45% au moins d’ici 2030 (pas « dès 2030 », comme l’écrit Paul Magnette - p.20). En tenant compte de la justice climatique (et il faut en tenir compte !), la baisse doit être de 65% dans l’Union Européenne. Une mutation aussi énorme est rigoureusement impossible si la collectivité ne s’approprie pas le secteur de l’énergie pour le gérer démocratiquement dans le respect de la contrainte déterminée par la science. Casser la logique d’accumulation au niveau de la société en général implique forcément de la casser au moins au niveau des secteurs très imbriqués de l’énergie et de la finance, et pour cela il n’y a qu’un moyen : la socialisation, sans indemnités ni rachat, au service de la majorité sociale et sous son contrôle.
Photo Olivier Bourgy.
Il est vrai que Paul Magnette n’écarte pas totalement cette conclusion : « La socialisation de certains secteurs clés de nos économies peut s’avérer indispensable dans la perspective de la transition climatique, si on veut en garantir l’efficacité et l’équité sociale », écrit-il (p. 165). Mais ce n’est pour lui qu’une éventualité hypothétique, citée pour mémoire, pas une nécessité urgente et incontournable. Il privilégie « le soutien public à la recherche et au développement, les politiques industrielles, les prises de participation publiques dans le capital des entreprises privées, les mesures fiscales restrictives ou incitatives, les normes de produit, les subsides à la production, les dispositifs de formation, les règles de la politique commerciale »… « Tous ces instruments de l’action publique utilisés de manière coordonnée peuvent soumettre la production à des objectifs socialement définis », écrit-il (pp. 152-153). L’économie sociale et solidaire complète le dispositif. Surtout, le Président du PS se rallie à la dangereuse idée du « bicaméralisme d’entreprise » : un système de cogestion dans lequel « les décisions en matière d’investissements et de rémunérations seraient prises conjointement par une chambre représentant les actionnaires et une autre élue par les travailleurs » (p. 254).
Karl Marx… responsable du productivisme social-démocrate !?
Paul Magnette, on l’a dit, plaide pour que la social-démocratie rompe avec le productivisme. Il admet lucidement que celui-ci a imprégné sa famille politique tout au long du XXe siècle et jusqu’à nos jours. On ne peut que se réjouir de cette autocritique, mais elle a un revers : ce productivisme, « La vie large » l’impute… à Karl Marx.
Entendons-nous bien : certaines œuvres de Marx qui pêchent par leur productivisme ont influencé des leaders socialistes de la fin du XIX et du début du XXe siècle. Paul Magnette évoque en particulier Jean Jaurès et Eduard Bernstein. Il aurait dû préciser que ces deux cas sont aux antipodes l’un de l’autre. Promoteur de « l’évolution révolutionnaire », le Français Jaurès, en dépit de ses limitations, se réclamait de Marx et défendait un programme volontariste de nationalisation des secteurs clés afin d’ouvrir une stratégie de rupture anticapitaliste concrète.
On verra plus loin que ce rappel n’est pas sans importance. En attendant, inutile de chercher midi à quatorze heures : si la social-démocratie ne jure que par la croissance, ce n’est pas parce que ses dirigeants auraient lu « Le Capital », mais beaucoup plus prosaïquement parce que, à la suite de Bernstein, ils ont formé très vite une bureaucratie pour qui la cogestion du capitalisme est plus confortable que son renversement. Ce ne sont pas les « scories productivistes de Marx » (comme disait Bensaïd) qui ont conduit le social-démocrate allemand Noske à fonder les Corps francs pour écraser la révolution spartakiste de 1917 au prix de l’assassinat de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht !
Ce n’est pas le lieu ici de débattre les relations de Marx et des marxistes avec la question écologique. Disons simplement que la manière dont le professeur de théorie politique Paul Magnette traite ce point manque de rigueur. Il est manifestement erroné en effet de dire que le Marx de la maturité aurait « oublié la nature » (p. 137), ou que « le vrai problème du capitalisme, pour Marx et Engels, n’est pas que l’abondance détruise la nature, mais que cette destruction ne profite pas aux travailleurs. » (p. 138) Pour s’en convaincre, il suffit de lire la critique du programme de Gotha (1875) - où Marx affirme que c’est la nature, pas le travail, qui est la principale source de richesse ; ou les pages du Capital dénonçant la « ruine » conjointe des « deux seules sources de toute richesse : la terre et le travailleur ». Il est encore plus erroné d’affirmer, avec Cornelius Castoriadis, qu’il n’y a chez Marx « aucune critique de la technique capitaliste ni de l’organisation du processus de travail ». (id) il suffit de lire le chapitre « Machinisme et grande industrie » du Capital pour constater que cette affirmation ne tient tout simplement pas debout.
On objectera que Paul Magnette cite de nombreux textes qui montrent la complexité de la pensée de Marx sur ces questions. C’est exact, mais ces citations sont alignées pêle-mêle. Du coup, au lieu d’amener la nuance, elles créent la confusion ; au lieu d’apporter la clarté, elles épaississent le brouillard. Paul Magnette aurait dû les ordonner chronologiquement, comme l’ont fait les auteurs qui ont montré de façon convaincante que Marx a changé de paradigme en définissant l’émancipation d’abord comme « libération des forces productives » avant de se raviser pour la définir ensuite comme « gestion rationnelle du métabolisme humanité-nature ».
A ce moment précis de son exposé, Paul Magnette sort de l’histoire des idées pour entrer dans la stratégie politique, actuelle et future. En effet, comme il faut aujourd‘hui sortir du productivisme, la conclusion suggérée par son livre est bien que « le transfert des moyens de production » n’est pas « la solution ». On notera en passant que le Président du PS donne ainsi tort à Jaurès dont il se réclame si volontiers, d’une part, et que sa conclusion est tout à fait cohérente avec l’idée que le productivisme est dû à la consommation des riches plutôt qu’à la course au profit entre propriétaires des moyens de production, d’autre part. L’expropriation des capitalistes n’est pas la solution : cette antienne, Paul Magnette l’explicite en affirmant que « du fait de la vulgate marxiste, la social-démocratie a longtemps vu la propriété publique des entreprises comme seule réponse » au problème de l’asymétrie de pouvoir entre actionnaires et travailleurs (p. 159). Les développements sur la pensée de Marx, dans « La vie large », sont donc plus qu’un exercice académique : en se défaussant sur l’auteur du Capital, et bien qu’il jure ses grands dieux qu’il faut sortir du capitalisme, le Président du PS entend fonder théoriquement une stratégie néosocial-démocrate, du type de celle de l’auteur étasunien Erik Olin Wright. Une stratégie axée sur la taxation des riches, l’économie mixte et le « partage du pouvoir dans l’entreprise ».
On voit mal - c’est un euphémisme - comment cette stratégie permettrait de se conformer aux contraintes climatiques draconiennes à respecter dans des délais extrêmement courts. 2030, c’est demain. La catastrophe est sur nous et l’humanité s’y enfonce chaque jour davantage. Depuis la pandémie et la guerre d’agression russe en Ukraine, elle s’y enfonce même de plus en plus vite : les compagnies relancent le charbon, le lignite, le pétrole, le gaz de schiste ; de nouveaux mécanismes de « lock-in technologique » s’installent ; la finance refuse avec arrogance toute obligation de désinvestissement des fossiles ; et les gouvernements néolibéraux, au nom de la lutte contre la récession, laissent filer leurs propres objectifs climatiques - pourtant très insuffisants.
Dans leur rapport spécial sur les 1,5°C, les experts du GIEC soulignaient la nécessité de « transitions rapides et profondes », « sans précédent en termes d’échelle », « en matière d’énergie, de sols, de villes et d’infrastructures, ainsi que de systèmes industriels ». La socialisation des secteurs de l’énergie et de la finance (ll faudrait s’inspirer de Jaurès et ajouter celle des grands groupes de l’agrobusiness) est le seul moyen pour que ces « transitions rapides et profondes » s’engagent tout de suite et soient menées dans la justice sociale. Paul Magnette a raison de dire que cette socialisation n’est pas une condition suffisante (Saudi Aramco est une compagnie « publique », pour prendre un exemple extrême), mais c’est à coup sûr une condition absolument nécessaire.
Croissance, décroissance « accroissance »… de quoi ?
Exproprier le grand capital est d’autant plus indispensable qu’il ne suffit plus d’arrêter la logique d’accumulation : il faut l’inverser. Selon les scientifiques, cinq seuils de dangerosité écologique sur neuf sont d’ores et déjà dépassés. Dès lors, il n’y a pas à tortiller : il faut faire marche arrière pour « revenir dans les clous » d’un développement soutenable. C’est le débat sur la décroissance, de plus en plus prégnant dans les milieux écologiques et écosocialistes. Paul Magnette s’y engage mais, au final, évite de tirer les conclusions qui s’imposent.
L’auteur de « La vie large » admet que « le passage de la société carbonée d’aujourd’hui à un monde équilibré et soutenable suppose évidemment qu’un certain nombre d’activités soient réduites, voire éteintes ». Il ajoute que « nombre d’autres secteurs peuvent et même doivent voir leur activité continuer de croître si l’on veut réussir la transition » tandis que « d’autres qui ne sont pas forcément au cœur de la transition climatique peuvent continuer à se développer presque sans limite, tant leur impact carbone est limité et leur contribution au bien-être collectif essentielle ».
Nous sommes d’accord avec ces distinguo, mais cette manière de juxtaposer croissances et décroissances sectorielles noie le poisson de la question clé, qu’on peut résumer comme suit : est-il possible de réduire les émissions de 45% d’ici 2030 sans réduire drastiquement la consommation finale d’énergie au niveau global, et cette réduction à son tour est-elle possible sans réduction de la production matérielle et des transports (en particulier dans les pays capitalistes développés, principaux responsables historiques du réchauffement) ?
Le capitalisme vert répond « Oui ». Il affirme que l’efficience énergétique croissante et les technologies renouvelables permettront de combiner croissance économique et décroissance des émissions. Or, l’expérience depuis le Sommet de la Terre (1992) montre qu’il n’en est rien. L’efficience et les renouvelables progressent, mais la « transition énergétique » est un leurre : la part des fossiles dans le mix global est passée de 84% il y a trente ans à 82% aujourd’hui. Une réduction dérisoire. En fait, au lieu de remplacer les fossiles, les renouvelables s’y ajoutent, et la hausse des émissions continue. Les technologies propres contribuent ainsi à l’augmentation continue de la consommation finale d’énergie, donc à la croissance capitaliste. A ce compte-là, on n’est pas prêts de décarboner l’économie…
Face à ce constat, Paul Magnette plaide pour un « état stationnaire » qu’il appelle « accroissance » (p. 172). Selon lui, « le préfixe ‘dé-‘ donne à penser que la décroissance de la production et de la consommation matérielle est inévitable - au moins dans les sociétés les plus riches » (p.170). Or, le problème est précisément que cette décroissance matérielle est indispensable. Pourquoi ? Parce que les énormes investissements à faire dans l’efficience et les renouvelables nécessitent des ressources et une énergie, et que celle-ci est fossile à 82%. Par conséquent, même dans un « état stationnaire » où la croissance du PIB serait nulle, l’augmentation de la part des renouvelables signifierait plus de consommation de fossiles, donc plus d’émissions. On ne peut pas se le permettre. C’est pourquoi de plus en plus de scientifiques contestent l’idée dominante que les solutions technologiques résoudront le défi climatique.
Y compris dans le dernier rapport du GIEC, on entend des voix plaider pour une « décroissance juste », comme transition vers une société de « vie bonne dans les limites »
En dépit de sa profession de foi antiproductiviste, Paul Magnette reste en marge de ces discussions sur la production. Il se borne à constater que « la gauche a tout intérêt à se saisir du débat sur les limites de la croissance parce qu’il ramène l’enjeu redistributif en pleine lumière. Aussi longtemps que nous restons enfermés dans la perspective d’une croissance sans bornes, dit-il, nous pouvons nous épargner de réfléchir à la juste répartition. Dès lors qu’on s’inscrit dans le scénario d’un état stationnaire, au contraire, ces questions ne peuvent plus être éludées » (p.173). C’est pourquoi la taxe sur les transactions immobilières, l’impôt sur la fortune, le salaire minimum universel et le plafonnement des revenus des ménages à dix fois le salaire médian forment l’essentiel du « programme minimum" pour unir les gauches, proposé à la fin de « La vie large ». On ne peut que soutenir ces revendications (sous réserve d’inventaire chiffré), mais elles ne suffisent absolument pas à fonder une réponse anticapitaliste juste et cohérente à l’urgence climatique.
Comment rendre l’écosocialisme désirable ?
Le 1% le plus riche et les 50% les plus pauvres émettent respectivement 13% et 8% du CO2 global. Pour respecter la justice climatique, d’ici 2030, le 1% le plus riche devait diviser ses émissions par trente, tandis que les 50% les plus pauvres les multiplieraient par trois
Comment faire ? Comment, par exemple, faire accepter la sortie du tout automobile, ou le rationnement des voyages en avion ? Comment, en bref, rendre l’écosocialisme désirable ? Si on prend la question au sérieux, on doit forcément développer une stratégie pour convaincre l’ensemble des classes populaires du fait qu’une vie écologiquement soutenable, bien que plus sobre à certains égards (moins de bagnole, de viande, d’avion, de vidéos en streaming et de gadgets en plastique), sera effectivement une vie nettement meilleure. Vu l’urgence absolue, cela signifie que la taxation et la régulation pour réduire radicalement la consommation de luxe hypercarbonée des très riches doivent aller de pair, d’emblée, avec une politique structurelle d’investissements publics massifs, afin d’augmenter très rapidement l’efficience énergétique et l’utilisation des sources renouvelables au niveau de la satisfaction des besoins de base de la population
Concrètement, pour convaincre, il ne suffit pas de dire, comme Paul Magnette, que la fiscalité accrue sur les plus riches (quel taux ? DT) « sera allouée pour moitié à la rénovation des bâtiments publics et à l’extension des transports en commun (gratuits ? DT) dans l’Union », ni d’ajouter que « le travail disponible sera réparti entre toutes les personnes capables de travailler en réduisant la semaine à quatre journées de travail de huit heures (sans perte de salaire ? DT) et en établissant une garantie d’emploi universelle » (pp. 253-254).
La désidérabilité de l’écosocialisme requiert un programme beaucoup plus ambitieux, en prise sur les revendications et les luttes des mouvement sociaux : une réduction plus forte du temps de travail ; l’expansion, le refinancement et la démocratisation du secteur public ; l’arrêt des projets autoroutiers et de la 5G ; une entreprise publique pour isoler-rénover les logements ; une autre pour restaurer les écosystèmes abimés ; le refinancement substantiel de l’éducation, de la santé et du système des soins ; une sortie volontariste de l’agrobusiness et de l’industrie de la viande ; la gratuité effective de l’enseignement et de l’accueil de la petite enfance ; des quotas gratuits pour l’eau, l’électricité, le chauffage, la mobilité (satisfaction des besoins de base et tarification progressive au-delà) ; une politique d’asile sans centres fermés ni expulsions, basée sur la liberté de circulation et d’installation, etc. Séparément, la plupart de ces réformes n’ont rien de révolutionnaire. Ensemble, elles impliquent d’oser exproprier les expropriateurs.
Un écosocialisme désirable requiert aussi une rupture avec le genre de « despotisme écolo-éclairé » qui est celui des gouvernements néolibéraux partisans du capitalisme vert. Par leur paternalisme et leurs ersatz de « concertation », ces gouvernements font le jeu du populisme et des lobbies fossiles, voire des climato-négationnistes.
Le Green deal européen, « premier pas » de l’écosocialisme ???
On doit à l’honnêteté de dire que Paul Magnette aborde certains de ces thèmes au fil des 252 premières pages de « La vie large ». Le problème est que la plupart s’évanouissent dans les deux pages finales, consacrées à la conclusion opérationnelle du livre - les dix points que l’auteur propose comme « Programme minimum » d’un « projet de recomposition politique » (pp 253-254). L’ouvrage commence en chantant les louanges de « l’évolution révolutionnaire » proposée par Jaurès. On serait en droit d’attendre qu’il débouche sur une stratégie pour instaurer un gouvernement de rupture avec les règles capitalistes, un vrai gouvernement de gauche qui ose « affronter l’oligarchie économique » en s’appuyant sur le « maillage des luttes ». Or, il n’en est rien. En guise de débouché politique, les lecteurs/lectrices doivent se contenter d’un épilogue qui fait l’éloge de l’action communale et qui - in cauda venenum - rompt une lance en faveur du « Green deal » européen. De l’action locale, on admettra volontiers qu’elle peut contribuer à populariser l’écosocialisme. De la politique climatique de l’Union Européenne, par contre, il n’y a qu’une seule chose à dire : c’est du capitalisme vert, pur jus. Le désaccord est ici complet.
Pour Paul Magnette, le Green deal est « un premier pas » car il « repose largement sur la planification », « s’élabore dans un processus de corégulation discret mais efficace (sic) qui associe les technocrates et les représentants des secteurs concernés » (p. 218) et impliquera une taxe carbone aux frontières. Un « premier pas", vraiment ? « Un premier pas » dans quelle direction ? D’une part, la taxe carbone aux frontières revient à imposer aux producteurs du Sud le prix du carbone censé correspondre à la responsabilité historique des pays développés ; c’est en contradiction avec le principe de justice climatique, et c’est choquant quand on songe que les pays développés n’ont toujours pas rempli leur promesse de verser cent milliards de dollars par an au Fonds vert pour le climat !
En réalité, la « planification » et la « corégulation discrète » par l’UE ne sont « efficaces » que pour les multinationales européennes en lutte contre leurs concurrentes sur le marché des technologies propres. C’est se tromper et tromper l’opinion que d’imaginer pouvoir, dans ce cadre, faire avancer « une perspective de changements partiels et progressifs qui, en se conjuguant, enclenchent des rétroactions positives, jusqu’à rendre la forme du capitalisme marginale » (p. 250). A l’heure où le GIEC préconise des « transitions rapides et profondes », « sans précédent en termes d’échelle », Paul Magnette imagine s’inspirer de Jaurès mais ne peut échapper à la dure réalité : un jour, il y a longtemps, le parti qu’il préside a choisi Bernstein. C’était un choix mortel et définitif. Plus d’un siècle après, trente ans après le tournant social-libéral, aucun retour en arrière n’est possible.
Daniel Tanuro
Notes