La pandémie de Covid a déclenché une hausse, sans précédent récent, du nombre de décès dans le monde et une baisse visible au niveau mondial de l’espérance de vie. Dans une étude menée en 2021, nous avions déjà constaté que l’année 2020 avait entraîné d’importantes pertes d’espérance de vie. L’effet avait été particulièrement frappant aux États-Unis, avec une chute de plus de deux ans, et en Angleterre et au Pays de Galles, avec une baisse d’un an.
Cette fois, dans une nouvelle étude tout juste publiée dans Nature Human Behaviour, nous avons montré qu’en 2021, l’espérance de vie a quelque peu rebondi dans la plupart des pays d’Europe de l’Ouest, tandis que l’Europe de l’Est et les États-Unis ont enregistré des pertes supplémentaires. Partout, toutefois, la situation est moins bonne que ce qu’elle aurait probablement été sans la pandémie… Hormis en Norvège, qui a retrouvé et même dépassé son espérance de vie de 2019.
Nous savions que les perspectives pour 2021 étaient mitigées. L’enthousiasme suscité par le déploiement de la vaccination est en effet tempéré par le nombre considérable d’infections causées par l’émergence régulière de nouveaux variants. Pour évaluer l’impact de ces changements, notre équipe de recherche du Leverhulme Centre for Demographic Science (de l’Université d’Oxford) et du Max Planck Institute for Demographic Research a rassemblé des données provenant de 29 pays (principalement européens, ainsi que le Chili et les États-Unis).
Espérance de vie : de quoi parle-t-on ?
L’espérance de vie est une mesure utilisée pour « résumer » le schéma de mortalité d’un pays pour une année donnée. Elle est calculée sur la base des décès, toutes causes confondues : elle ne dépend donc pas de l’exactitude de l’enregistrement des décès liés au Covid, et peut donner une image plus large de la façon dont la pandémie a affecté la mortalité.
L’espérance de vie n’est pas une prédiction de la durée de vie d’un bébé né aujourd’hui. Il s’agit plutôt du nombre d’années qu’une personne née aujourd’hui pourrait espérer vivre, si elle vivait toute sa vie avec les taux de mortalité de l’année en cours (de 2021 dans le cas de notre recherche). Il s’agit donc d’un instantané des conditions de mortalité actuelles, si elles devaient se poursuivre sans amélioration ni détérioration.
Les démographes considèrent l’espérance de vie comme une mesure synthétique très utile de la mortalité de la population, car elle est comparable entre les pays et dans le temps. De fortes variations à la hausse ou à la baisse peuvent nous indiquer que quelque chose de significatif a changé – comme ça a été le cas avec le Covid. L’ampleur de ces baisses nous permet de comparer les chocs de mortalité dans le temps et dans l’espace.
L’Europe de l’Est et les États-Unis particulièrement touchés
Premier constat : nous avons remarqué que l’impact de la pandémie sur la mortalité variait beaucoup plus d’un pays à l’autre en 2021 qu’en 2020. L’espérance de vie a diminué dans pratiquement tous les pays étudiés en 2020, à l’exception du Danemark et de la Norvège. Mais en 2021, pour certains pays, l’espérance de vie s’est améliorée par rapport à 2020, tandis que pour d’autres elle s’est encore dégradée.
● En Europe de l’Est, ces nouvelles baisses s’expliquent probablement par un double phénomène : la région a évité certaines des vagues Covid précoces en 2020, ce qui n’a pas permis une première immunisation naturelle de la population ; elle a ensuite fait montre d’une plus faible utilisation des vaccins lorsque de grandes vagues sont arrivées en 2021. La Bulgarie est l’exemple le plus extrême, avec une perte de 3,5 années depuis 2019 (1,5 année en 2020 et deux années encore en 2021).
● La situation est mauvaise également aux États-Unis, pour des raisons différentes. Malgré un déploiement précoce des vaccins, ils ont continué de s’écarter de l’Europe de l’Ouest avec une perte supplémentaire de près de trois mois en 2021 après avoir perdu plus de deux ans en 2020. L’analyse des données épidémiologiques fait ressortir que les États-Unis ont un taux d’utilisation des vaccins et des rappels inférieur à celui des autres pays occidentaux : ce qui explique probablement une partie de cette différence en 2021.
Il faut aussi rappeler que l’espérance de vie aux États-Unis est à la traîne par rapport aux pays européens depuis des années. On peut faire l’hypothèse qu’une partie de ce désavantage américain peut refléter des vulnérabilités sanitaires sous-jacentes spécifiques à cette région, et qui ont été exacerbées par la pandémie de Covid. Ainsi, si la plupart des pertes d’espérance de vie peuvent être attribuées aux décès confirmés dus au Covid, une augmentation continue des décès dus aux surdoses de drogues a également été enregistrée.
● L’Angleterre et le Pays de Galles se situent quelque part au milieu, gagnant 2,1 mois en 2021 après avoir perdu presque un an en 2020. Même pour les pays qui s’en sortent relativement bien, le Covid a quand même fait dérailler la trajectoire d’amélioration de la mortalité que l’on devrait normalement observer d’année en année.
● La France, de son côté, fait partie des huit pays qui ont connu un rebond significatif : l’Hexagone a regagné 5 mois d’espérance de vie en 2021 après une perte de 6,2 mois en 2020, retrouvant ainsi un niveau proche de celui de 2019 (comme la Belgique, la Suisse et la Suède). Cela reflète une amélioration de la mortalité aux âges les plus élevés (presque une « normalisation »), sans les pertes aux âges plus jeunes observées en Europe de l’Est et aux États-Unis.
Comparer la crise du Covid aux grandes crises passées
De façon générale, les décès imputables au Covid se sont légèrement déplacés vers les personnes plus jeunes en 2021 par rapport à 2020. Cela est probablement dû à une meilleure couverture vaccinale et à davantage de précautions prises chez les plus âgés.
En effet, ce sont les pays qui ont une meilleure couverture vaccinale pour les plus de 60 ans qui s’en tirent le mieux en matière d’espérance de vie. Aux États-Unis, la mortalité des personnes âgées de plus de 80 ans a ainsi retrouvé son niveau d’avant la pandémie… mais, de façon plus globale, l’espérance de vie s’est dégradée dans le pays en raison de la hausse de la mortalité des moins de 60 ans.
Nous avons également comparé les récentes baisses d’espérance de vie avec les crises historiques qui ont entraîné des décès importants. Il s’avère que des pertes de l’ampleur de celles observées pendant la pandémie n’avaient plus été enregistrées depuis la Seconde Guerre mondiale en Europe de l’Ouest, ou depuis l’éclatement de l’Union soviétique en Europe de l’Est.
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Un dernier élément significatif ressort de cette comparaison de la situation actuelle avec les crises passées. L’impact des précédentes épidémies de grippe se voit, et on constate qu’elles étaient suivies de rebonds rapides des niveaux d’espérance de vie – qui regagnaient rapidement leurs niveaux antérieurs. Clairement, l’impact du Covid est de nature différente : il est plus important, et il est surtout plus persistant dans le temps. Ce qui dément donc catégoriquement l’affirmation encore trop couramment entendue que « le Covid, c’est comme la grippe ».
Comment aller plus loin
Les estimations de l’espérance de vie nécessitant des données fines sur les décès par âge et par sexe, nous n’avons pas été en mesure de calculer avec précision l’espérance de vie pour tous les pays du monde dans cette étude.
Nous savons que des pays comme le Brésil et le Mexique ont subi d’importantes pertes d’espérance de vie en 2020, et il est probable qu’ils ont continué à subir des pertes supplémentaires en 2021. La mortalité liée au Covid dans des pays comme l’Inde ne sera peut-être jamais comptabilisée avec précision en raison des limites des données, mais nous savons que le nombre de décès a été considérable.
Quelles sont les perspectives de récupération de l’espérance de vie en 2022 et au-delà ? Les données et modèles sont encore flous. Nous nous attendons toutefois à ce que les divergences se poursuivent en raison des différences entre les pays en matière d’utilisation des vaccins et des rappels, des infections antérieures et des mesures de santé publique (ou de leur absence).
Plusieurs éléments sont toutefois déjà à considérer, même si leurs impacts respectifs ne sont pas encore connus :
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• Les conséquences des retards dans les soins de santé habituellement dispensés (maladies chroniques, etc.) et de la pression continue sur les systèmes de santé restent à estimer ;
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• De nouveaux variants du SARS-CoV-2 capables de mieux échapper à l’immunité existante sont toujours susceptibles d’apparaître ;
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• L’impact à long terme des infections par le Covid (et les conséquences du Covid long) sur la santé des survivants est une grande inconnue.
Si nous espérons que la mortalité revienne aux niveaux prépandémiques (et que l’espérance de vie recommence à progresser), la persistance de la surmortalité en Angleterre et ailleurs en 2022 suggère que nous n’avons toujours pas complètement surmonté l’impact de la pandémie sur la mortalité, et que la voie de la guérison reste incertaine.< !—> http://theconversation.com/republishing-guidelines —>
Jennifer Beam Dowd, Professor of Demography and Population Health, University of Oxford and Deputy Director, Leverhulme Centre for Demographic Science, University of Oxford ; José Manuel Aburto, Brass Blacker Associate Professor of Demography at LSHTM and Marie Sklodowska-Curie Fellow at Leverhulme Centre for Demographic Science, University of Oxford et Ridhi Kashyap, Professor of Demography & Computational Social Science, University of Oxford