Dans tout le monde, la reprise économique rapide après le choc du Covid-19 a déclenché la plus grande vague d’inflation que nous ayons connue depuis le début des années 1980. Face à cette situation, à l’été 2021, en réaction, les banques centrales ont commencé à relever les taux d’intérêt. Le Brésil a ouvert la voie. Début 2022, la Réserve fédérale (FED) s’est jointe, déclenchant un effet d’entraînement. Dès que la Fed agit et que le dollar se renforce, d’autres pays augmentent leurs taux d’intérêt ou sont confrontés à une forte dévaluation, ce qui alimente encore plus l’inflation.
Les grandes lignes de ce schéma/scénario sont familières. Mais son ampleur est nouvelle. Nous nous trouvons actuellement au milieu du resserrement le plus complet de la politique monétaire que le monde ait connu. Si les hausses de taux d’intérêt ne sont pas aussi brutales que celles imposées, après 1979, par Paul Volcker en tant que président de la Fed [de 1979 à 1987], les banques centrales sont beaucoup plus nombreuses à intervenir [parmi elles la BCE].
Il y a des moments où l’histoire rôde autour de vous. Voici l’un de ces moments. En ce qui concerne les économies avancées, l’ère de la mondialisation depuis les années 1990 a été marquée par la désinflation et l’expansion monétaire des banques centrales. Aujourd’hui, cet équilibre est en train de s’inverser, et ce à l’échelle mondiale.
Pour ajouter à la pression désinflationniste, nous assistons également à la liquidation des programmes de relance de l’ère Covid au profit de mesures telles que l’Inflation Reduction Act [IRA adopté par l’administration Biden le 16 août 2022] qui s’engagent à réduire les déficits et à réduire la demande de l’économie. Aux Etats-Unis, au troisième trimestre, ce que l’on appelle le « frein budgétaire » ralentira l’économie de plus de 3,4% du PIB, selon une analyse de la Brookings Institution (du 30 septembre 2022).
Les conséquences de ce cycle déflationniste mondialisé sont difficiles à prévoir. Nous n’avons jamais opéré de cette façon à cette échelle. Cela fera-t-il baisser l’inflation ? Très probablement. Mais nous courons également le risque d’une récession mondiale qui, dans le pire des cas, pourrait faire s’effondrer les marchés immobiliers, mettre en faillite des entreprises et des Etats, et plonger, à travers le monde, des centaines de millions de personnes dans le chômage et la détresse.
A la lumière de ce scénario catastrophe, les responsables politiques doivent se poser trois questions. Les taux d’intérêt sont-ils un instrument trop brutal pour faire face à nos déséquilibres économiques actuels ? Les banquiers centraux peuvent-ils choisir le bon taux, de manière à ralentir l’inflation sans étrangler l’économie ? Et une économie mondiale criblée de dettes peut-elle survivre à une hausse importante des taux d’intérêt menée par la Réserve fédérale ?
Dans une grande partie du monde, l’inflation a été alimentée par les goulets d’étranglement de la chaîne d’approvisionnement liés au Covid-19 [un choc de l’offre] et par les chocs des prix de l’énergie. Le relèvement des taux d’intérêt ne va pas amener plus de gaz ou de puces électronique sur le marché, bien au contraire. La réduction des investissements limitera les capacités futures et donc l’offre future. En Europe, pour cette raison, les modestes hausses des taux d’intérêt de la Banque centrale européenne sont accompagnées de plafonds sur les prix de l’électricité et du gaz imposés dans certains pays de l’Union européenne. Le resserrement monétaire et budgétaire permet d’éviter que l’inflation ne s’installe et ne se généralise. C’est la principale préoccupation de la Fed à l’heure actuelle.
Mais endiguer [l’inflation] a un prix. Le principal moyen par lequel la politique de la Fed fonctionnera est le ralentissement de l’économie et l’augmentation de l’atonie du marché du travail, ce qui est un euphémisme pour dire plus de chômage. La pression mondiale ne va-t-elle pas trop loin ?
Il est déjà difficile de choisir le bon taux d’intérêt pour une seule économie. Comment choisir le bon taux si vos voisins augmentent également les leurs ? Lorsqu’une banque centrale augmente ses taux d’intérêt, l’une des façons de freiner l’inflation consiste à apprécier la monnaie. Des taux d’intérêt plus élevés attirent les investisseurs étrangers, ce qui accroît le taux de change [voir la montée du dollar, effet du CHF fort sur les biens importés et donc taux d’inflation relativement plus bas]. Une monnaie plus forte rend les importations moins chères et réduit l’inflation. Il s’agit d’une politique classique du « chacun pour soi ».
La force du dollar en 2022 rend les importations des Etats-Unis moins chères, mais, par la même occasion, elle augmente les prix pour tous les autres pays qui paient le pétrole, par exemple, en dollars. Pour répondre à cette inflation importée, les autres banques centrales n’ont d’autre choix que de relever encore plus les taux d’intérêt, ce qui entretient un cercle vicieux. Le résultat final de cette surenchère est imprévisible en ce qui concerne le taux de change. Par contre, une chose est certaine : elle poussera les taux d’intérêt à des niveaux supérieurs à ceux que quiconque aurait choisi s’il pouvait le décider de manière isolée.
Et ce n’est pas le seul effet de contagion que nous devons craindre dans cette première désinflation mondialisée. Le prix des biens échangés dépend non seulement des taux de change, mais aussi de l’équilibre entre l’offre et la demande, sur les marchés mondiaux comme sur les marchés nationaux. Au cours de la reprise économique qui a suivi la crise du Covid-19, l’inflation aux Etats-Unis a été alimentée non seulement par une demande excessive dans le pays, mais aussi par des goulets d’étranglement de la chaîne d’approvisionnement assurée par la Chine.
Aujourd’hui, c’est le contraire qui se produit. Lorsque de nombreuses banques centrales augmentent leurs taux, elles ne se contentent pas de dégonfler (désinflater) leur propre économie ; elles modifient également l’équilibre entre l’offre et la demande pour tous les autres pays. Si ces effets d’entraînement ne sont pas pris en compte, il faut craindre que nous nous retrouvions avec une désinflation plus importante que nécessaire.
Nous ne pouvons que spéculer sur l’ampleur de cet effet de contagion mondiale. Nous avons des estimations assez exactes de la propagation inflationniste. Pour ce qui a trait à la désinflation mondiale, nous sommes sur un territoire bien moins connu.
Et il y a une autre chose que nous ne savons pas. Même si nous parvenons à nous mettre d’accord sur les bons taux d’intérêt pour « désinflater » l’économie mondiale à un coût minimal, une économie mondiale qui s’est habituée à des taux d’intérêt ultra-faibles pourra-t-elle supporter la pression de taux d’intérêt positifs ? Pendant une décennie ou plus, il a été judicieux d’accroître l’effet de levier [qui impliquait : endettement, l’achat d’actifs à long terme et les produits dérivés].
Avec la hausse des taux, même s’ils restent le plus souvent négatifs en termes réels [étant donné l’inflation], certains débiteurs vont se retrouver en difficulté. Il faut plaindre en particulier les entreprises et les pays du monde entier qui ont emprunté en dollars, pour un montant de plus de 22 000 milliards de dollars jusqu’en 2019. Ils doivent maintenant faire face à des remboursements à un taux de change plus élevé. Ayant du mal à assurer le service de la dette, ils commenceront très probablement par comprimer d’autres dépenses, aggravant ainsi la récession, avant de chercher à restructurer leurs dettes. A ce stade, la récession se transformera en crise et en faillite pure et simple des entreprises et des emprunteurs souverains [les Etats].
Les puristes du marché insisteront sur le fait que cela n’a que trop tardé. Il est grand temps, selon eux, d’éliminer les zombies – autrement dit les emprunteurs qui ne survivent que parce que le coût de l’emprunt est si bas. Mais les discours sur l’élimination des zombies [les diverses faillites et fermetures] sont préférables sur le papier que sur le terrain.
La faillite est rarement un processus sans heurts – ce qui est déjà assez grave pour les sociétés opérant principalement à l’intérieur des frontières nationales, mais qui devient d’une complexité époustouflante dans le cas de géants comme le promoteur immobilier chinois Evergrande, dont les parties concernées sont dispersées dans le monde entier. Lorsqu’un gouvernement national, comme celui du Sri Lanka ou de l’Argentine, se retrouve à court d’argent, cela ébranle les Etats et les sociétés jusque dans leurs fondements.
Il n’est pas facile de prévoir exactement qui fera faillite. Mais nous savons que la hausse des taux augmentera la pression sur ceux qui sont déjà en difficulté. Et nous savons que l’architecture internationale pour la restructuration de la dette est terriblement inadéquate. Mais éviter la faillite est également une mauvaise nouvelle. Il y a peu de choses pires pour une entreprise ou une économie nationale qu’une montagne de créances irrécouvrables et impayables. Cela risque de provoquer des années de stagnation.
Combattre l’inflation est ce que les banques centrales sont censées faire. Les taux d’intérêt sont l’outil évident. Mais il est temps de prendre conscience de l’importance historique du moment présent. Pour la première fois dans l’ère de mondialisation de l’après-guerre froide, nous sommes confrontés à une inflation importante et généralisée.
Pourquoi la combattons-nous pays par pays ?
Si nous voulons limiter au maximum la douleur de la déflation, nous avons besoin de toute urgence d’une coopération internationale pour prendre pleinement en compte tous les effets de propagation et d’entraînement et préparer des filets de sécurité. En 2015-16, lorsque la récession menaçait la Chine, on pouvait encore espérer une coopération entre la Fed et la Banque populaire de Chine (BPC). C’est trop espérer aujourd’hui, alors que les relations entre les Eats-Unis et leurs alliés, d’une part, et la Chine et la Russie, d’autre part, sont au plus mal. Pourtant, la coordination en vue des changements de taux d’intérêt par des regroupements mondialisés comme le Groupe des 7 [Allemagne, Canada, Etats-Unis, Japon, France, Italie, Royaume-Uni], le « Quad » indo-pacifique [Etats-Unis, Australie, Inde, Japon] et peut-être le Dialogue de Shangri-La en Asie [cette réunion d’échanges se tient à Singapour, dans un hôtel lui conférant son nom, et regroupe quelque 50 pays de l’Asie-Pacifique] enverrait un message puissant. Ne pas le tenter risque d’accroître l’incertitude et la douleur pour des centaines de millions de personnes dans le monde.
Si la génération de jeunes dont l’éducation a été gâchée par les confinements liés au Covid-19 termine sa formation pour trouver des marchés du travail fermés par une récession mondiale, cela constituera un échec inexcusable de la politique.
Adam Tooze.