La mort de la reine Elizabeth II et le long deuil national qui a suivi (et frisé parfois l’hystérie collective) sont l’occasion de s’interroger sur ce qu’il reste aujourd’hui de l’idée impériale britannique. Le projet d’empire britannique a pris forme au XVIe siècle, sous les Tudor, pour concurrencer l’Espagne et le Portugal et, dans une moindre mesure, la France, et il emprunta beaucoup aux institutions et aux pratiques du monde ibérique.
Durant le XVIIe siècle, l’empire britannique se déclina en deux versions : l’une, atlantique, reposait en grande partie sur la colonisation et la conquête de territoires ; et l’autre, asiatique, fut au départ plus orientée vers le commerce, que ce soit par l’intermédiaire de la Compagnie des Indes orientales ou d’entreprises privées.
L’empire asiatique se transforma au XVIIIe siècle : la conquête de vastes territoires et l’accumulation de richesses en Inde l’incitèrent à s’étendre vers l’est en usant de la diplomatie de la canonnière. Les guerres de l’opium avec la Chine en sont un résultat, mais les Britanniques resserrèrent aussi leur emprise sur l’Asie du Sud-Est.
La guerre d’indépendance menée par les colonies américaines à partir des années 1770 allait réduire l’empreinte britannique sur l’Atlantique. Le XIXe siècle fut néanmoins dominé par l’empire, qui s’enrichit de nombreux territoires en Afrique et ailleurs. Il en résulta un régime politique éminemment ambivalent, avec une forme singulière de démocratie en métropole et différentes formes de despotisme dans les colonies.
Règne semé d’embûches
C’est dans ce contexte que se produisit la décolonisation au XXe siècle. Le processus n’allait pas concerner les trois grandes « colonies de peuplement blanches » que sont le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande mais il commença dans une quatrième de ces colonies, l’Irlande. Les principales étapes furent franchies au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avec l’indépendance des pays du sous-continent indien puis de la plupart des colonies d’Afrique, jusqu’à celle du Zimbabwe à la fin des années 1970.
Certains dirigeants politiques durent admettre que les arguments habituels sur les avantages de la pax britannica et le « despotisme éclairé », et l’idée que les peuples colonisés étaient de grands enfants, ne tenaient plus la route. Une bonne partie de la classe politique britannique continua toutefois à penser que l’empire avait apporté des bienfaits, non seulement à la Grande-Bretagne, mais aussi aux colonies.
Cette vision des choses se manifesta lors de la guerre des Malouines contre l’Argentine, en 1982. Il s’agissait de « défendre la cause de la liberté », affirma Elizabeth II devant le président américain Ronald Reagan. « Le conflit aux îles Malouines nous a été imposé par une agression caractérisée, et il va de soi que nous sommes fiers de la façon dont nos soldats servent leur pays. » Dans cette langue de bois habituelle, l’empire devenait synonyme de liberté. La majorité des sujets de Sa Majesté étaient favorables à l’intervention aux Malouines, ignorant visiblement que l’« agression caractérisée » faisait partie intégrante de l’histoire de leur empire.
Le long règne (1952-2022) d’Elizabeth II fut semé d’embûches. La décolonisation aurait très bien pu réveiller le sentiment républicain et faire naître l’idée d’un référendum sur la nécessité ou non d’avoir une famille royale qui possède un immense patrimoine immobilier et financier et manipule la loi pour réduire sa facture fiscale. En outre, le fait que la famille du prince Philip, l’époux de la reine, ait eu des accointances avec les nazis aurait pu s’avérer problématique.
Puissance de deuxième rang
Après l’accalmie des années 1950, la monarchie lança sa contre-offensive dans les années 1960. C’est de cette époque que date le pacte méphistophélique entre la famille royale et la presse britannique, à commencer par la plus sensationnaliste. Des articles, des photos et des reportages télé soigneusement mis en valeur contribuèrent à conférer à cette famille plutôt terne un glamour hollywoodien. Mais le pacte avec la presse allait finir par engendrer une logique perverse, comme on a pu le constater avec la princesse Diana puis avec Meghan Markle, qui ont toutes eux tenté de manipuler les médias à leur avantage et qui en ont payé le prix fort.
Les conservateurs, qui exercent un quasi-monopole sur la vie politique britannique depuis les gouvernements Wilson et Callaghan des années 1970, ont bien voulu se prêter au jeu de la famille royale. Tony Blair, un loup déguisé en agneau, qui dissimulait son conservatisme derrière son étiquette travailliste, s’y prêta volontiers lui aussi.
Sur la scène internationale, la Grande-Bretagne, désormais reléguée au statut de puissance de deuxième, voire de troisième rang, a su jouer habilement de sa relation privilégiée avec les Etats-Unis, aidée en cela par la famille royale. Mais cet axe anglo-américain ne pouvait que faire obstacle à une intégration plus poussée de la Grande-Bretagne dans l’Union européenne. Conjugué à une nostalgie impériale persistante, il a abouti au fiasco qu’est le Brexit. Bref, l’empire britannique a beau être à l’article de la mort, ses derniers soubresauts sont encore susceptibles de produire des effets politiques majeurs.
Sanjay Subrahmanyam
Historien