Le prix Nobel de physique 2022 a été décerné à Alain Aspect, John F. Clauser et Anton Zeilinger « pour des expériences avec des photons intriqués, établissant la violation des inégalités de Bell et ouvrant la voie à la science de l’information quantique ».
Le trio et leurs équipes ont réalisé des expériences novatrices de physique quantique dès les années 70, alors que la théorie quantique était sujette à de grands débats. Il s’agissait notamment de savoir si la théorie était « complète » malgré ses prédictions étranges (dont la fameuse « intrication quantique »), ou bien si l’on devait ajouter des ingrédients pour qu’elle soit plus proche du sens commun – des questionnements que les travaux d’Alain Aspect, John F. Clauser et Anton Zeilinger ont permis d’éclaircir, semant au passage les graines de la « seconde révolution quantique ».
Retour sur la saga de l’intrication quantique
L’intrication quantique a en fait été découverte… par hasard. En essayant de démontrer que la théorie quantique était incomplète, Einstein et des collègues inventèrent une expérience qui fut réalisée un demi-siècle plus tard, et qui lança les développements technologiques que nous poursuivons toujours aujourd’hui.
Au début du XXe siècle, la physique quantique venait à peine de naître et ses bases étaient encore fragiles. Les physiciens construisaient à grands pas une nouvelle théorie visant à décrire les atomes et tous les phénomènes à l’échelle microscopique, mais cette théorie s’accompagnait d’un lot de surprises et de conséquences inattendues pour des esprits habitués à la logique scientifique du XIXe siècle.
Il apparaissait notamment que les grandeurs physiques, comme la position d’une particule, ne pouvaient en général pas être connues exactement : seules les probabilités de prendre telle ou telle valeur pouvaient être prédites par la théorie. Par exemple, on ne peut pas prévoir qu’un atome se trouve ici ou là, mais seulement qu’il a une probabilité 1/3 de se trouver ici, et 2/3 de se trouver là. Le plus surprenant, c’est que ce défaut de prédictibilité n’est pas la conséquence d’une éventuelle difficulté pratique à mesurer la grandeur avec grande précision, mais bien une authentique impossibilité fondamentale de lui attribuer une valeur précise.
Albert Einstein, que cet indéterminisme quantique heurtait profondément, avait lancé la phrase restée célèbre « Dieu ne joue pas aux dés ».
Une tentative de démonstration par l’absurde que la théorie quantique est incomplète
En 1935, avec Boris Podolsky et Nathan Rosen, Einstein écrit un article qui vise à démontrer par l’absurde que la théorie quantique est, en l’état, incomplète : il manque encore un pan de la théorie qui devrait permettre de rétablir le déterminisme et de donner une valeur comme il se doit à toute grandeur physique susceptible d’être mesurée.
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L’article des trois savants présente une « expérience de pensée », le scénario d’une situation dans laquelle deux particules manifestent la propriété surprenante d’intrication quantique : tout en étant situées à distance l’une de l’autre, la mesure de l’une d’elle (par exemple la mesure de sa position) semble avoir un effet instantané sur l’autre. En exploitant cette bizarrerie, les savants montrent qu’il apparaît possible d’attribuer une valeur précise à la fois à la position et à la vitesse d’une particule par la mesure de l’autre, là où la théorie quantique l’interdit en vertu du fameux principe d’incertitude de Heisenberg. Ils en concluent que cette théorie devrait donc être complétée, sans quoi elle induirait un « dommage collatéral » : l’intrication quantique.
Einstein reste en particulier perplexe devant l’éventuelle « action à distance » entre deux particules intriquées, qui porte atteinte à la localité des lois de la nature, un principe physique qui lui est cher. En effet, pour Einstein, on doit pouvoir définir toutes les grandeurs physiques localement, en chaque point de l’espace, indépendamment de ce qui se passe ailleurs.
L’intrication quantique existe bel et bien – c’est démontré par Alain Aspect et son équipe
Pendant plusieurs décennies, l’intrication quantique reste un concept négligé par la plupart des physiciens car il n’affecte pas le développement fulgurant et les nombreux succès de la physique quantique. Même lorsque John Bell identifie en 1964 une éventuelle façon de confirmer ou d’infirmer cette singularité quantique par une expérience, ce n’a que peu de répercussions. Mais finalement, après une première tentative par Stuart Freedman and John Clauser en 1972, c’est surtout en 1981 qu’une fameuse expérience menée par Alain Aspect et son équipe ouvre la voie à ce qui est bien la confirmation de la « non-localité » quantique, invalidant par la même occasion l’hypothèse du caractère incomplet de la théorie quantique. L’intrication quantique est une réalité !
Contrairement à ce que pressentait Einstein, la physique quantique n’est donc pas une théorie locale, même si elle reste malgré tout causale : l’action à distance induite par l’intrication quantique n’ouvre pas la voie à la possibilité de communiquer quoi que ce soit à une vitesse dépassant celle de la lumière. Les meubles sont sauvés et la physique quantique respecte au moins la relativité d’Einstein !
Des particules intimement liées alors qu’elles sont distantes de plusieurs dizaines de kilomètres
Aujourd’hui, l’intrication quantique est une propriété physique admise. Elle a été vérifiée par de nombreuses équipes dans le monde. L’intrication quantique de deux photons, grains de lumière, peut par exemple être obtenue par un processus appelé « fluorescence paramétrique » se produisant dans un matériau spécial illuminé par un laser. Il est alors possible d’envoyer des photons intimement liés depuis leur « naissance » via l’intrication quantique dans des directions différentes sur de grandes distances.
Ainsi, de nombreuses expériences ont pu démontrer l’intrication de photons transmis sur des distances de quelques dizaines de kilomètres à l’aide de fibres optiques ou directement, dans l’air libre. Le record de distance est actuellement détenu par le physicien chinois Jian-Wei Pan et son équipe : en 2017, ils ont lancé en orbite le satellite Micius équipé d’une source d’intrication quantique, grâce à laquelle ils ont pu envoyer des paires de photons jumeaux vers deux bases terrestres distantes de 1200 kilomètres.
L’intrication quantique ne se limite d’ailleurs pas aux photons ; on observe aussi en laboratoire des atomes ou des ions intriqués. Une expérience célèbre a été menée en 2015 par Ronald Hanson et ses collègues de l’Université de Delft, aux Pays-Bas, impliquant le spin d’un « centre coloré » dans une microplaquette de diamant. La distance entre les deux systèmes n’est que de 1,3 km, mais tout l’intérêt ici est de parvenir à une validation dite « sans faille expérimentale » de la non-localité, ce qui signifie en gros qu’on ne peut même pas envisager un hypothétique modèle physique qui serait local mais qui exploiterait les imperfections inévitables du dispositif expérimental pour prendre les apparences de la non-localité. On ne peut vraiment pas se soustraire à la non-localité quantique !
Pour être complet, il faut cependant remarquer qu’une expérience ne peut jamais totalement exclure un modèle physique local, où tout serait prédéterminé à l’avance, y compris l’apparent libre choix de l’expérimentateur et les résultats de toutes les mesures, mais une telle hypothèse touche plus à un questionnement philosophique et s’écarte de la logique opérationnelle prédictive de la physique. La communauté des physiciens est donc dans une extrêmement large majorité convaincue du caractère non local de l’intrication quantique.
Les applications de l’intrication quantique
Enfin, l’intrication quantique ouvre la voie à des applications qui n’étaient pas même suspectées il y a une trentaine d’années. On sait en effet qu’en plus d’être une propriété insolite de la physique quantique, elle peut aussi servir de ressource permettant de mettre en œuvre des procédés de télécommunication ou de calcul dépassant tout ce que permet la physique classique.
L’un des plus emblématiques est la téléportation quantique, qui, en dépit de ce terme aux accents de science-fiction, recouvre la possibilité bien réelle de « dématérialiser » l’état quantique d’une particule, puis de le « rematérialiser » sur un autre support. On peut aussi exploiter l’intrication quantique pour établir une communication cryptée entre deux personnes, la sécurité étant garantie par le simple fait que tout éventuel dispositif-espion doit obligatoirement respecter les lois de la physique quantique. L’intrication est également à la base des ordinateurs quantiques. Ces dispositifs, actuellement voie d’élaboration, devraient permettre d’exécuter des algorithmes quantiques qui battent les ordinateurs les plus performants. Ces développements sont au cœur des sciences de l’information quantique, domaine en plein essor dans le monde.< !—> http://theconversation.com/republishing-guidelines —>
Nicolas Cerf, Professeur ordinaire à l’Université Libre de Bruxelles et Directeur du Centre for Quantum Information and Communication, Université Libre de Bruxelles (ULB)