Trois mots qui ébranlent les fondements d’un pouvoir en proposant un modèle diamétralement opposé à la théocratie iranienne. « Femme, vie, liberté », scandé dans les manifestations après la mort de Mahsa Amini, jeune femme de 22 ans tuée à l’issue de son interpellation par la police des mœurs, est « l’antithèse absolue » du régime, selon l’expression du chercheur Karim Sadjadpour. Par son origine d’abord. « Femme, vie, liberté » est un slogan kurde, cette région qui s’étend sur quatre pays : le Turquie, la Syrie, l’Irak et l’Iran, où vivait la jeune femme.
La République islamique, qui a hérité d’un empire multiethnique, demeure un Etat « presque jacobin », méfiant à l’égard de ses minorités, particulièrement des Kurdes. « La République islamique […] a repris le processus de centralisation de l’Etat que la monarchie pahlavie avait conduit dans les termes de la modernisation autoritaire, en le mettant aux couleurs de l’islam politique », écrit l’anthropologue Fariba Adelkhah dans les Paradoxes de l’Iran, paru en 2013. Franco-iranienne, la chercheuse est emprisonnée à Téhéran depuis plus de deux ans.
Alors que la révolution avait vu naître l’espoir d’une plus grande autonomie de la périphérie, le nouveau régime a écrasé le soulèvement des Turkmènes et des Kurdes, a dissous l’agitation arabe du Khouzestan dans la guerre contre l’Irak et fait taire l’ayatollah Shariatmadari qui menait la gronde contre les nouveaux maîtres de Téhéran depuis l’Azerbaïdjan iranien. « Le gouvernement central s’est employé à réprimer les organisations politiques susceptibles de représenter [des revendications régionalistes] », poursuit Fariba Adelkhah, citant l’exemple du leader du Parti démocratique des Kurdes d’Iran (PDKI), Abdel Rahman Ghassemlou, assassiné à Vienne en 1989.
« Les minorités sont désavantagées sur le plan de la reconnaissance de leurs droits », dénonce le rapporteur spécial de l’ONU sur la situation des droits de l’homme en Iran, Javaid Rehman, dans un rapport paru en janvier. « Les restrictions du droit de chacun de recevoir un enseignement dans sa langue maternelle demeurent préoccupantes pour les minorités », détaille-t-il, en rappelant que l’article 15 de la Constitution le garantit théoriquement. Les activistes sont arrêtés voire détenus. Surtout, la violence d’Etat s’abat encore plus sur les minorités, « démesurément touchées par l’imposition de la peine de mort et la privation arbitraire de la vie », d’après Javaid Rehman. Dans son dernier compte rendu, en juillet, il se disait « alarmé par le nombre disproportionné d’exécutions de membres de communautés minoritaires, en particulier les minorités baloutches et kurdes ».
« Femme »
La révolution de 1979, confisquée par les religieux au détriment des autres groupes ayant concouru à la chute du chah, a mis en place ce que le rapport spécial de l’ONU désigne comme un « cadre juridique discriminatoire » à l’encontre des femmes. S’y greffent les « valeurs patriarcales et comportements misogynes qui entraînent la violence conjugale et fondée sur le genre, ainsi que les mariages forcés ou précoces ». « Les femmes sont placées sous la tutelle de l’homme, le père puis le mari », résume la sociologue de l’université Paris-Cité Azadeh Kian.
Elles sont en butte à « une discrimination en droit et dans la pratique, notamment en matière de mariage, de divorce, d’emploi, de succession et d’accès aux fonctions politiques », énumère Amnesty International dans son dernier rapport général sur le pays. Le droit à l’éducation est l’un des seuls, avec le droit de vote, qu’elles n’ont pas perdu à la révolution, avec des effets concrets : le taux d’alphabétisation des femmes est passé de 24 % en 1976 (sous le chah) à 81 % en 2016, chiffre le plus récent fourni par la Banque mondiale, et 98 % des filles de 15 à 24 ans sont alphabétisées en 2016, contre 42 % en 1976.
La situation des femmes se dégrade à nouveau depuis l’élection, en juin 2021, de l’ultraconservateur Ebrahim Raïssi : durcissement de l’accès à la contraception, interdiction quasi générale de l’avortement, possibilité de marier les petites filles dès 10 ans contre 13 auparavant, règles plus contraignantes sur le port du voile obligatoire.
« Vie »
Le régime révolutionnaire s’est bâti sur le culte des martyrs, intrinsèque au chiisme dont les fidèles pleurent la mort des fondateurs lors des fêtes religieuses. Les fidèles du régime tombés pendant la révolution ou la guerre contre l’Irak ont donné leurs noms aux rues. Leurs visages ornent les murs dans les villes. « La société iranienne est affectée, chargée, […] dominée, par une idéologie valorisant le martyre par diverses significations théologiques et politiques », énonce l’anthropologue au CNRS Sepideh Parsapajouh, dans une étude consacrée au grand cimetière de la banlieue sud de Téhéran, Behesht-e Zahra, « haut lieu politique du pays ». Il comprend entre autres un carré réservé aux combattants tués en Syrie aux côtés des forces de Bachar al-Assad, que le régime appelle les « défenseurs des mausolées » : des « martyrs » tombés pour défendre des morts.
Ce soutien au régime syrien, qui relève plus du projet révolutionnaire que de la défense des intérêts nationaux iraniens, a coûté des dizaines de milliards de dollars à l’Iran (les estimations variaient en 2020 de 30 à 105 milliards). Il est contesté par la population. « Laissez la Syrie tranquille, occupez-vous de nous », chantaient les manifestants lors de précédents mouvements de protestation.
« Liberté »
Dans les prisons iraniennes se côtoient toutes les composantes de la société civile : militants politiques, syndicalistes, enseignants, écologistes, cinéastes, journalistes, avocats… L’arrivée au pouvoir de Raïssi a, là aussi, aggravé la situation. Les experts du Haut Commissariat de l’ONU pour les droits humains se sont « alarmés », en juin, de « l’escalade des arrestations apparemment arbitraires […] d’acteurs de la société civile ». Même un mouvement banal comme la contestation d’enseignants demandant des hausses de salaire se voit réprimé : au moins 80 professeurs ont été arrêtés dans les jours qui ont suivi les manifestations du 1er mai, date de la fête des travailleurs. Les autorités ont aussi répondu par la violence à des manifestations contre la fin des subventions à des denrées alimentaires ou contre la corruption.
La liberté d’association n’est pas épargnée non plus, comme en témoigne la dissolution, confirmée fin mai, de la plus grande association caritative iranienne, l’Imam Ali’s Popular Students Relief Society. Au classement de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières, l’Iran est antépénultième, devant l’Erythrée et la Corée du Nord. Nombre d’avocats ont été privés de liberté, qu’ils aient envisagé une action en justice contre l’Etat pour sa gestion catastrophique de la pandémie, ou qu’ils aient défendu des femmes poursuivies pour avoir contesté le port du voile obligatoire, comme Nasrin Sotoudeh, condamnée en 2018 à un total de trente-huit ans de prison.