La quête de préservation de l’identité politico-religieuse de la République islamique d’Iran est une préoccupation constante de l’Etat théocratique islamiste depuis son émergence en 1979. A sa naissance, le nouveau régime a considéré que le voile imposé aux femmes était un élément central de son autorité et un moyen de contrôle social. Cette imposition par le haut s’est traduite par une fragmentation du corps social entre les clientèles du régime qui, par conviction ou par opportunisme, ont relayé le discours officiel sur l’obligation du port du voile et l’impérieuse nécessité de lutter contre le dévoilement, mais aussi le « mauvais hidjab » (mauvais port du voile).
Les slogans du régime comparent les femmes dévoilées à d’appétissantes pâtisseries qui pourraient tenter les hommes ou insistent sur la nécessaire modestie féminine, avec des images comme « une femme bien voilée est comme une perle dans son coquillage » ! Ces arguments ont été au cœur de la propagande officielle d’un régime qui n’hésite pas à empêcher les femmes de se baigner en maillot de bain dans la mer Caspienne ou dans le golfe Persique, alors que les hommes peuvent se baigner torse nu.
Contrairement à ce qu’avancent les analyses sociologiques d’une partie du monde universitaire occidental depuis la naissance de la théocratie islamiste, le port obligatoire du voile par les femmes iraniennes n’a jamais constitué un facteur favorisant leur émancipation par rapport à leur condition sous l’ancien régime, ni une preuve de l’existence d’un féminisme islamique. Bien au contraire, il a été, dès le premier jour, un pilier idéologique de la stratégie des élites révolutionnaires voulant prouver la supériorité « morale » de leur modèle à l’extérieur des frontières iraniennes. A l’intérieur du pays, la volonté politique d’imposer un endoctrinement de la population et de promouvoir un nouveau mode de vie islamiste a été totale.
Humiliations quotidiennes
Depuis quatre jours, les femmes iraniennes manifestent en Iran pour dénoncer la mort de Mahsa Amini, arrêtée par la brigade des mœurs pour mauvais port du voile. Les manifestants et les manifestantes s’identifient à leur compatriote victime de l’arbitraire islamiste. Ces mouvements populaires de contestation de l’ordre islamiste apparaissent à l’avant-garde de la lutte antitotalitaire contre l’idéologie khomeyniste en Iran. La participation massive des hommes dans cette lutte pour la défense de l’égalité entre les hommes et les femmes marque, en outre, un échec idéologique du régime dans sa volonté d’endoctrinement de la majorité de la population.
Ces manifestations sont les plus importantes en Iran depuis la révolte des classes populaires à l’automne 2019. La répression avait alors été féroce, avec plus de 1 500 morts, selon Reuters. Cette fois, il apparaît clairement aux manifestants que seul un changement de régime permettra la fin de l’apartheid sexuel en République islamique : on parle désormais du régime anti-iranien de la République islamique. Force est de constater que la lutte contre le « mauvais hidjab » est aussi ancienne que la Révolution islamique, qui a fait du port d’une tenue vestimentaire « modeste » par les femmes l’un des piliers idéologiques de son identité et le symbole de son autorité.
Lors des élections présidentielles précédentes, et notamment celle de 2009, après la multiplication des contrôles par la brigade des mœurs lors du premier mandat de la présidence Ahmadinejad (2005-2009), la question avait déjà été posée par les candidats « réformistes » appelant à la dissolution de cette force d’oppression des femmes. Cependant, l’élection avait été volée par Ahmadinejad, le Guide et les pasdarans et, depuis lors, la brutalité des arrestations de femmes mal voilées ou portant une tenue vestimentaire « inappropriée » ne s’est jamais démentie. Ces humiliations quotidiennes de milliers de femmes iraniennes, pendant plus de quatre décennies, expliquent l’ampleur de la colère qui s’exprime dans la rue ces derniers jours. Parmi les slogans du mouvement de protestation en cours en Iran, « Femme, Vie, Liberté » constitue un programme politique pour l’avenir du pays, à l’opposé des préférences idéologiques d’un régime qui cible les femmes, célèbre le martyre et conteste toute aspiration à la liberté.
Transformation profonde
Lors de son interview à la chaîne CBS, le 18 septembre, le président Ebrahim Raïssi a répondu à une question sur la situation des femmes en Iran, en assurant que « cela fait des siècles que les Iraniens vivent avec le hidjab, la chasteté et dans le respect de certaines règles ». Et d’ajouter : « Nos femmes et nos filles respectent [le hidjab] de façon spontanée. » Les manifestants et les manifestantes qui brûlent leur hidjab, se dévoilent dans la rue et demandent un changement de régime par le bas ne partagent manifestement pas son point de vue. Le régime théocratique est actuellement dirigé par le Guide suprême, Ali Khamenei, et le président Raïssi depuis l’été 2021, en dépit des accusations de violations massives des droits humains dont il fait l’objet depuis l’élimination des opposants politiques dans les prisons iraniennes en 1988.
Cette fois-ci, le régime ne pourra néanmoins pas éliminer les manifestants qui demandent la fin du port obligatoire du voile. Après plus de quarante-trois ans de contestation souterraine de l’ordre islamiste, les revendications apparaissent désormais au grand jour et conduisent les autorités dans une impasse : renoncer à l’identité du régime ou entrer dans un état de répression permanente. En effet, il s’agit d’un mouvement social et populaire traduisant une transformation socioculturelle profonde du pays. Les autorités cléricales ne pourront rester indéfiniment sourdes aux demandes de liberté des femmes iraniennes, qui finiront un jour par renverser cet ordre islamiste mortifère.
Clément Therme
Historien