La mort de Mahsa Amini aux mains de la police des mœurs la semaine dernière à Téhéran a provoqué un mouvement de colère contre le port obligatoire du hijab, l’un des fondements idéologiques du régime, selon la sociologue Azadeh Kian.
La colère explose depuis la mort de Mahsa Amini. La jeune femme de 22 ans a été interpellée le 13 septembre, à Téhéran, par la police des mœurs. Arrêtée car elle aurait mal porté le voile, elle est tombée dans le coma dans les premières heures de sa détention, puis est décédée trois jours plus tard.
La professeure de sociologie et directrice du Centre d’enseignement, de documentation et de recherches pour les études féministes à l’université Paris-Cité Azadeh Kian est spécialiste des mouvements d’émancipation des femmes en Iran.
L’obligation de porter le voile en Iran est-elle de plus en plus contestée ?
De plus en plus de femmes osent ne pas le porter en public, et pas seulement mal le porter, notamment dans les grandes villes : Téhéran, Shiraz et même Ispahan, plus conservatrice. Dans certains quartiers, des femmes ne portent pas le voile ou le laissent glisser sur les épaules. Dans les petites villes de province, ce n’est pas encore le cas.
Un débat existe parmi les clercs réformateurs qui contestent son caractère obligatoire : si le voile est religieux, personne ne peut être contraint à le porter, il devrait être accepté comme tous les préceptes religieux. Ils critiquent aussi Gashte Ershad [la police des mœurs, ndlr], vu comme contre-productive car la répression ne fait qu’augmenter le nombre de filles mal voilées ou refusant le voile.
L’obligation est-elle contestée depuis le début de la République
islamique ?
La contestation a changé de forme. Moi-même j’ai participé à une manifestation en mars 1979 [pendant la révolution] contre le port obligatoire du voile et les régressions dans le code civil. A cette époque-là, déjà, on a été réprimées ! Des femmes ont continué à montrer leur désaccord. Elles ont été virées de leur poste ou attaquées dans la rue, pas par la police des mœurs mais par des nervis.
L’ayatollah Khomeiny était intervenu pour dire qu’il ne fallait pas attaquer les femmes personnellement, mais qu’il fallait une structure pour protéger la société et faire appliquer ces préceptes. Cette idée a donné naissance à la police des mœurs, dont l’appellation a changé au fil des ans [elle est devenue Gashte Ershad en 2005].
Cette branche de la police est sous l’autorité du ministre de l’Intérieur. Sous les réformateurs et sous le conservateur modéré Hassan Rohani, Gashte Ershad existait mais disposait de moins de pouvoirs.
L’ultraconservateur Ebrahim Raïssi, élu président l’année dernière, a-t-il aggravé la situation pour les femmes ?
Raïssi a redonné carte blanche à cette police des mœurs. On le voit avec cet assassinat, les arrestations des cinéastes...
Tout ceci montre la talibanisation en cours : avec Raïssi, les talibans sont arrivés au pouvoir en Iran. Ses ministres viennent tous des Gardiens de la révolution [armée ne répondant qu’au Guide suprême], des sphères du renseignement ou des comités responsables des exécutions sommaires de 4 000 prisonniers en 1988. Les trois pouvoirs sont aux mains des ultras, soutenus par le Guide.
C’est la différence par rapport à la situation antérieure, Gashte Ershad existait mais les exactions étaient moins nombreuses.
La contestation prend-elle une forme plus radicale aujourd’hui que dans les premières années de la République islamique ?
Sur les 35 « filles de la révolution » arrêtées sur l’avenue Enqelab en 2017- 2018, parce qu’elles s’étaient dévoilées en public, presque aucune n’avait un passé féministe. C’était une contestation très individuelle. Elles disaient qu’elles n’aimaient pas le voile et ne voulaient pas le porter, en revendiquant des valeurs relevant du bien-être : « Je ne souhaite pas porter le voile, c’est mon droit. » Sans aller beaucoup plus loin, sans remettre en cause le régime islamique.
Aujourd’hui, les manifestantes contestent le voile comme un symbole religieux et politique. Les slogans ciblent le voile, le guide et le régime. C’est une action collective de femmes qui ôtent leur voile ensemble.
La volonté d’action collective refait surface, à laquelle répond une répression féroce. Les filles de la révolution avaient été emprisonnées, mais on ne les tuait pas. Aujourd’hui, le régime tire une fois de plus sur les manifestants. Il a peur.
L’élection de Raïssi en juin 2021 a démontré que le régime n’avait plus de popularité, le taux de participation [48,78 %] était très bas malgré le bourrage des urnes. Selon le centre statistique d’Iran, 50 % de la population iranienne vit sous le seuil de pauvreté. Le régime se maintient par la répression et l’absence d’alternative.
Pourquoi le régime se raidit-il autant sur le port obligatoire du voile ?
Dès le départ, le régime a sacralisé le voile. Le voile des femmes est censé sauvegarder leur honneur, mais il symbolise aussi le sang des martyrs. Les femmes, leur corps, leurs droits se trouvent au fondement idéologique de ce régime. Le jour où le pouvoir acceptera de changer le code civil et le code pénal ne viendra pas, ou alors ce ne sera plus le régime islamique.
Avant la révolution, on était libre de porter ou non le voile. La République islamique n’a pas réussi à imposer le voile noir partout : dans le Turkménistan iranien, dans les tribus nomades bakhtiari et qashqai, les femmes portent des voiles colorés. La culture chiite a surtout été imposée dans les grandes villes, mais celles-ci sont devenues très modernes : les filles sont de plus en plus éduquées, revendiquent leur autonomie, ont obtenu plus de liberté que ma génération qui vivait sous le chah.
Quels droits les femmes iraniennes ont-elles conquis par la lutte depuis la révolution de 1979 ?
Avant la révolution, sous le chah, il n’y avait pas d’égalité dans les lois : la polygamie, le mariage temporaire et l’autorisation maritale pour quitter le pays étaient en vigueur. Après 1979, les femmes ont toutefois perdu beaucoup de droits inscrits. Les femmes sont placées sous la tutelle de l’homme, qui est le père puis le mari. Tous les deux possèdent véritablement les femmes. Dans la loi, la femme doit obéir à son mari. Le voile, c’est la partie émergée de l’iceberg. Selon le code pénal iranien, la vie d’une femme vaut la moitié de celle d’un homme.
En même temps, les femmes ont accédé davantage à l’éducation, elles sont partout dans les universités, plus ouvertes sur le monde grâce aux réseaux sociaux et aux antennes paraboliques. Elles ont revendiqué des
droits.
Il y avait trois ou quatre femmes cinéastes avant la révolution, elles sont des dizaines aujourd’hui. Des femmes, y compris issues de milieux modestes, deviennent écrivaines et essayistes aujourd’hui. Des couples hétérosexuels habitent ensemble, alors que c’est théoriquement interdit sans être mariés. Les parents se montrent solidaires de leurs enfants et les laissent faire, même dans les familles religieuses.
La société iranienne évolue beaucoup, pendant que le régime se talibanise