Le 1er septembre, Paul Max Morin, docteur en science politique et auteur du livre Les Jeunes et la guerre d’Algérie. Une nouvelle génération face à son histoire (PUF, 430 pages, 22 euros), publiait une tribune dans le journal Le Monde, offrant une analyse critique de l’évolution du discours d’Emmanuel Macron sur les mémoires de la guerre d’Algérie. Quelques heures plus tard, la version en ligne de ce texte était retirée par le quotidien. Cette dépublication, qui nous semble inédite dans la vie du journal, était accompagnée d’un court texte présentant les « excuses » du journal à ses lecteurs et lectrices et… au président de la République !
Le motif de la dépublication était, selon cette première explication et des déclarations suivantes, la conséquence d’une « erreur » commise par Paul Max Morin, qui aurait affirmé à tort que la phrase du chef de l’Etat récemment prononcée en Algérie (« Une histoire d’amour qui a sa part de tragique ») qualifiait la colonisation alors qu’il fallait l’entendre comme renvoyant aux « relations franco-algériennes ».
Face à cette situation, nous tenons à affirmer plusieurs points.
Tout d’abord, Paul Max Morin n’a commis aucune « erreur » dans la tribune qu’il propose aux lecteurs du journal Le Monde. Lorsque Emmanuel Macron, qui faisait mine il y a peu de s’interroger sur l’existence d’une nation algérienne avant sa colonisation par la France, parle d’une « histoire d’amour qui a sa part de tragique », il tient des propos qu’il est loisible à un chercheur (et à tout autre citoyen) d’analyser pour peu qu’il présente des arguments à l’appui de sa démonstration.
Surinterprétation ?
Or, dans un tchat ouvert mardi 13 septembre pour s’expliquer devant ses lecteurs et lectrices, le quotidien écrit ceci : « Si vous reprenez les propos d’Emmanuel Macron, il est très clair que l’expression “histoire d’amour” évoque les relations franco-algériennes dans leur ensemble, la “part (…) tragique” de cette histoire désignant plus spécialement la part coloniale. La tribune de Paul Max Morin nous semble tordre ces déclarations dans un sens qui ne correspond pas à ces propos. »
A rebours de l’affirmation du quotidien, rien n’indique de façon définitive qu’« il est très clair que l’expression “histoire d’amour” évoque les relations franco-algériennes ». En effet, l’expression « relations franco-algériennes » n’est prononcée ni par le journaliste qui pose la question, ni par le président de la République qui y répond. Au-delà, les propos prononcés par des chefs d’Etat sont fréquemment décortiqués, analysés, soupesés, commentés. La tribune de Paul Max Morin ne déroge à cet égard à aucune règle habituelle de l’exercice de la tribune.
En parlant d’« histoire d’amour qui a sa part de tragique », le chef de l’Etat a-t-il voulu romantiser l’histoire coloniale tout en concédant cette « part de tragique » ? Sa langue a-t-elle fourché en un acte manqué ? S’est-il mal fait comprendre ? Est-il victime d’une surinterprétation de ses propos ? Pour peu qu’il argumente, chacun est libre de la réponse apportée à ces questions. La réponse fournie par l’Elysée aux journalistes dans les instants qui ont suivi l’énonciation de la phrase litigieuse est, au mieux, un élément du débat. Certainement pas une sentence à laquelle chacun devrait se conformer.
Un point de vue forcément subjectif
Au-delà de cet éclaircissement sur le fond, le retrait de la tribune – pourtant sollicitée par le quotidien, qui l’avait relue, validée, et en avait choisi le titre – représente une atteinte au libre débat intellectuel. Une tribune n’est pas un article de presse, ni une publicité. Elle est un point de vue argumenté, forcément subjectif.
Paul Max Morin, à travers l’analyse des propos et des gestes d’Emmanuel Macron, a rédigé un texte qu’il était loisible aux uns et aux autres de critiquer ou de rejeter. Mais, en retirant cette tribune, Le Monde a porté atteinte à l’expression d’opinions divergentes en empêchant la mise en débat de l’orientation politique du président sur un sujet particulièrement essentiel : celui du passé algérien de la France et de ses héritages politiques et mémoriels.
Par cette décision regrettable, le journal a mis en cause publiquement et de manière répétée la probité d’un chercheur ; en l’occurrence Paul Max Morin, que nous, ses pairs, assurons de notre soutien et de notre respect.
Liste des signataires : Linda Amiri, maîtresse de conférences (université de Guyane) ; Nicolas Bancel, professeur, (université de Lausanne) ; Emmanuel Blanchard, maître de conférences (université Versailles-Saint-Quentin, Sciences Po Saint-Germain-en-Laye) ; Loïc Blondiaux, professeur des universités (Paris-I-Panthéon-Sorbonne) ; Raphaëlle Branche, professeure des universités (université Paris-Nanterre) ; Karima Direche, directrice de recherche (CNRS) ; Giulia Fabbiano, maîtresse de conférences (Aix-Marseille Université) ; Muriam Haleh Davis, professeure (université de Californie à Santa Cruz/UCSC, Santa Cruz, Californie) ; Bastien François, professeur des universités (Paris-I-Panthéon-Sorbonne) ; Samuel Hayat, chargé de recherche (CNRS, Cevipof) ; Patrick Le Bihan, professeur assistant (Sciences Po, Cevipof) ; Rémi Lefebvre, professeur des universités (Lille-II) ; Gilles Manceron, historien ; Vincent Martigny, professeur des universités (université Nice-Côte d’Azur) ; Frédérique Matonti, professeure des universités (Paris-I-Panthéon-Sorbonne) ; Janine Mossuz-Lavau, directrice de recherche émérite (CNRS, Cevipof) ; Sébastien Ledoux, chercheur associé (Paris-I-Panthéon-Sorbonne) ; Anne Muxel, directrice de recherche (CNRS, Cevipof) ; Janie Pélabay, chercheuse (Fondation nationale des sciences politiques, Cevipof) ; Christelle Rabier, maîtresse de conférences (Ecole des hautes études en sciences sociales/EHESS) ; Fabrice Riceputi, historien ; Alain Ruscio, historien ; Frédéric Sawicki, professeur des universités (Paris-I-Panthéon-Sorbonne) ; Réjane Sénac, directrice de recherche (CNRS, Cevipof) ; Thomas Serres, chercheur (UCSC, Santa Cruz, Californie) ; Todd Shepard, professeur à l’université Johns-Hopkins (Baltimore, Maryland) ; Aude Signoles, maîtresse de conférences (IEP d’Aix-en-Provence) ; Isabelle Sommier, professeure des universités (Paris-I-Panthéon-Sorbonne) ; Sylvie Thénault, directrice de recherche (CNRS).
Collectif