Après avoir publié la proclamation n° 1081 plaçant tout le pays sous la loi martiale, [le président] Ferdinand Marcos a tenté d’expliquer que cette loi ne signifiait pas [l’établissement d’un] régime militaire. Il a assuré à la nation que le leadership civil restait suprême par rapport aux militaires.
Techniquement, il avait raison. Marcos, qui est resté président, et Juan Ponce Enrile, qui a été désigné administrateur de la loi martiale, étaient tous deux des civils. Mais la réalité vécue par les Philippins dans leur vie quotidienne était dominée par une armée autoritaire qui pouvait faire à peu près n’importe quoi. Ce sont les soldats qu’ils rencontraient dans leurs communautés locales, dans les rues, les écoles et les lieux de travail. Pas Marcos, ni Enrile ni les technocrates qui formaient son cabinet.
Ces agents de sécurité en uniforme de l’État [l’armée], qui étaient censés protéger le pays contre les envahisseurs étrangers, sont devenue du jour au lendemain un élément d’une force de police élargie explicitement chargée d’éliminer les prétendus ennemis internes de la nation.
Ces derniers comprenaient tous les éléments subversifs supposés qui cherchaient à renverser le gouvernement - comme les communistes et les guérilleros de la Nouvelle armée du peuple, ainsi que leurs innombrables alliés et sympathisants supposés être intégrés dans différents secteurs et institutions de la société philippine. Ils étaient tous censés être sous l’emprise d’un parti illégal qui épousait une idéologie étrangère.
Les premières arrestations effectuées en vertu de la loi martiale au petit matin du 23 septembre 1972 visaient des détracteurs connus du gouvernement Marcos : politiciens de l’opposition, journalistes, écrivains, universitaires, dirigeant.es étudiant.es, leaders civiques et militant.es syndicaux. Bien que les ordres d’arrestation aient été formulés comme des « invitations », ils savaient qu’elles et ils n’avaient d’autre recours que de se soumettre.
À l’exception notable des sénateurs Benigno « Ninoy » Aquino Jr. et Jose « Pepe » Diokno, les premiers détenu.es ont généralement été bien traités. Quelques-un.es n’ont pas eu à passer plus d’un mois en détention. Ceux qui ont été arrêtés beaucoup plus tard, loin de la capitale nationale, n’ont pas eu autant de chance. Certains ont été emmenés dans des « maisons de sécurité » gérées par l’armée. Beaucoup d’autres ont été jetés dans des centres de détention improvisés dans divers camps de l’armée. Ils et elles ont été privé.es de leurs droits, interrogé.es, régulièrement torturé.es, parfois violé.es, et se sont vus refuser tout accès à leurs proches et à leurs avocats.
Les personnes restées sur place [au lieu de rejoindre la guérilla rurale], y compris celles qui avaient réussi à échapper à la première vague d’arrestations, vivaient dans la crainte constante d’être surveillées, d’être arrêtées, de disparaître ou d’être « sauvé » « salvages » - à savoir d’être liquidé sans procès. Après avoir appris que plusieurs de nos collègues de la faculté de l’Université des Philippines (UP) avaient été arrêtés, ma femme Karina et moi, qui avions été actifs dans le mouvement des enseignants à l’époque, avons décidé de nous faire discrets.
Avec notre fils de deux ans, nous avons déménagé, passant de la maison d’un parent à une autre, jusqu’à ce que nous trouvions un petit appartement dans un obscur quartier commercial. Les rares fois où nous nous aventurions à l’extérieur pour acheter de la nourriture ou faire des courses, nous avions dans nos poches de petites bandes de papier que nous pouvions glisser dans la main de n’importe quel passant.e et qui contenaient les noms et numéros de téléphone de proches à contacter au cas où il nous arriverait quelque chose.
Ces précautions n’étaient pas motivées par la paranoïa. Les soldats en uniforme et les agents en civil étaient partout. Ils parcouraient ouvertement le campus de l’Université des Philippines (UP) lorsque les cours ont repris après la brève interruption causée par l’arrestation d’un certain nombre de professeurs et d’étudiant.es.
Karina a pris un congé de maternité prématuré, invoquant une grossesse difficile avec notre deuxième enfant, afin d’être dispensée d’enseignement. Bien que je sois en congé de thèse et que je doive faire des recherches sur le terrain, je me suis porté volontaire pour reprendre les cours qui lui étaient attribués. Comme je venais de rentrer d’études supérieures à l’étranger, je supposais que je n’étais pas sous surveillance comme l’était ma femme.
Cette période de septembre 1972 à décembre 1973 est celle où les militants qui s’opposaient à la loi martiale et à la dictature de Marcos se sentaient le plus en danger. Mais il s’est avéré que les atrocités les plus graves de la loi martiale se sont produites beaucoup plus tard, lorsque les militaires se sentaient plus sûrs de ce qu’ils faisaient et que le public avait appris à vivre avec les restrictions de la loi martiale. Les « disparitions » et les tortures se sont poursuivies sans relâche, mais le sentiment de danger et de blessure du coup d’Etat initial s’était estompé.
Mais les psychiatres nous diraient qu’un « spectre de blessures » [a spectrum of woundedness] (terme utilisé par le psychiatre canadien d’origine hongroise, le Dr Gabor Maté, dans son livre Le mythe de la normalité) peut persister dans le temps à la suite de ces événements perturbateurs et se manifester sous la forme d’un traumatisme persistant dans nos vies personnelles et collectives. Il est intéressant de se demander, par exemple, dans quelle mesure notre méfiance à l’égard des politiciens et notre aversion pour les hommes en uniforme sont dues au traumatisme de la loi martiale, c’est-à-dire à la blessure psychologique que la nation philippine a subie à la suite de la trahison à grande échelle de la confiance du public par les hommes d’autorité.
À un niveau personnel, le traumatisme peut apparaître comme une maladie, une déconnexion de l’esprit et du corps que le concept occidental de SSPT (syndrome de stress post-traumatique) ne rend pas correctement. Le Dr Sotheara Chhim, psychiatre cambodgien et lauréat de la Fondation Ramon Magsaysay en 2022, estime que le concept cambodgien de « baksbat » (qui signifie littéralement « courage brisé ») résume mieux le traumatisme vécu par son peuple sous le régime génocidaire des Khmers rouges au milieu des années 70. Au cœur de son approche thérapeutique se trouve la « guérison par témoignage », qui permet à la personne qui souffre de voir son histoire lue par un moine devant la communauté.
C’est exactement ce qui nous a manqué au cours des 50 dernières années : une reconnaissance publique et complète des crimes commis sous la loi martiale.
Randy David - @inquirerdotnet