A quoi servira cette commission d’historiens, dont, pour l’heure, on ignore la composition et la date d’installation ? Selon le président français, son travail consistera à « regarder l’ensemble de cette période historique (...) du début de la colonisation à la guerre de libération, sans tabou, avec une volonté (…) d’accès complet à nos archives ». « On va laisser les historiens travailler », a-t-il encore commenté devant la presse.
Le président Macron affectionne les commissions dont les membres sont désignés par lui pour aborder une question politiquement « sensible », en lien avec le passé colonial. Même si des chercheurs spécialistes de la question en avaient été écartés délibérément, le but du travail de la « commission Duclert » missionnée en 2019 était relativement clair. Il s’agissait d’explorer les archives sur un point d’histoire bien délimité : le rôle de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda. Cette fois, le programme de cette commission sur l’Algérie coloniale laisse véritablement pantois.
Il est absurde. Car qu’on fait « les historiens » dans les dernières décennies, sinon beaucoup « travailler » ? « Sans tabou » et non seulement en Algérie et en France, mais aussi notamment dans le monde anglo-saxon ? Quid de la masse considérable de travaux scientifiques publiés depuis quelques décennies sur tous les principaux aspects de ces 132 ans de la colonisation française de l’Algérie, dont la plupart font largement consensus sur l’essentiel et dont l’historien Benjamin Stora a tenté une synthèse dans son rapport ? Qu’y aurait-il encore à découvrir dans les archives, qui serait de nature à modifier les connaissances établies sur ce que fut la colonisation de l’Algérie et la guerre coloniale menée en Algérie ? La conquête barbare du pays, la spoliation massive des autochtones, l’instauration du système raciste de l’indigénat, les répressions meurtrières des nombreuses révoltes, les longues et terribles années de « sale guerre » menée par la France pour empêcher l’indépendance, incluant crimes de guerre et crimes contre l’humanité : tout cela, et bien plus encore, a été étudié et est globalement enseigné depuis des années dans les établissements scolaires et universitaires du monde entier.
Certes, du fait de la rétention de certaines archives par l’Etat français, dont la possibilité a été inscrite dans la loi antiterroriste PATR - sous Macron lui-même - en 2021, notamment de celles qui documentent l’usage d’armes chimiques en Algérie, il reste des aspects particuliers à éclaircir. Mais une part énorme des archives coloniales a été dépouillée et exploitée par les historiens, en vertu de la loi de 2008 qui a rendu l’immense majorité d’entre elles communicables après 50 ans. Et ce en dépit de la tentative du gouvernement en 2019 de les rendre inaccessibles au prétexte du « secret défense ». Quant aux archives nationales algériennes, bien qu’elles soient aujourd’hui très difficiles d’accès et pour beaucoup non inventoriées, on sait qu’elles comportent surtout des documents internes au FLN ainsi que celles que la France n’a pas jugé bon d’emporter en 1962. Elles ne sont donc pas de nature à bouleverser le tableau général de l’histoire de l’Algérie coloniale. Quoi qu’il en soit, en France comme en Algérie, les archives doivent être ouvertes à tous, et non, selon une regrettable habitude de monarque absolu, à des chercheurs triés sur le volet par le pouvoir. Un travail historique « sans tabou » ne saurait se faire sous la tutelle d’Etats. Il y a comme une contradiction dans les termes.
On peine donc vraiment à trouver du sens à cette initiative du point de vue historique. Sa problématique paraît en réalité purement politique et franco-française. Car c’est en France, pays colonisateur, et non en Algérie, pays colonisé, que regarder en face ce passé colonial et le caractériser éthiquement et politiquement pose gravement problème depuis 60 ans. Alors même que d’autres anciennes métropoles coloniales, la Belgique notamment, parviennent à affronter leur passé colonial.
Rappelons-le : longtemps soigneusement occulté, notamment par le verrouillage des archives publiques, ce passé peu glorieux a ressurgi avec fracas dans les années 1990 et 2000, sous la pression d’une partie de l’opinion et du fait de travaux historiques. Notamment à propos de deux abcès de fixation mémoriels, le massacre d’Algériens pacifiques par la police à Paris en octobre 1961, puis l’usage systémique de la torture par l’armée française. En réaction à l’exigence de vérité portée en particulier par les mouvements antiracistes et par des chercheurs qu’on n’appelait pas encore « décoloniaux », s’est alors mobilisée, surtout à droite et à l’extrême droite, une coalition d’idéologues partisans d’une histoire nationaliste immaculée. Jugeant que la construction de routes et de ports avait compensé les massacres et la torture, quand ils en admettaient l’existence, ils tentèrent d’inscrire « les bienfaits de la colonisation » dans une loi en février 2005. Ils inauguraient ainsi une remise en cause assumée de la recherche scientifique, aujourd’hui baptisée « anti-wokisme ». Fut alors inventé un épouvantail imaginaire qui est brandi à l’Elysée depuis la présidence Sarkozy : la prétendue « repentance » que constituerait tout regard lucide et conforme aux résultats de la recherche sur le passé colonial et son héritage de racisme structurel. On doit constater que la légendaire inconscience coloniale française n’a malheureusement fait qu’empirer ces derniers temps. N’a-t-on pas par exemple vu, l’année même du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, le spectacle ahurissant d’une grande partie des députés français applaudissant à tout rompre la nostalgie de l’Algérie coloniale, exprimée au perchoir de l’Assemblée avec des trémolos dans la voix par un vieux militant d’extrême droite d’origine pied-noire ?
La commission annoncée par Macron semble bien être le dernier avatar d’une aphasie française, cette impossibilité politique à reconnaître une vérité historique pourtant solidement établie et connue de tous. La nouveauté étant que le président français semble avoir associé l’Etat algérien lui-même à cette manœuvre dilatoire, sans qu’on comprenne bien les raisons de ce dernier. Ce qu’il l’a déjà fait il y a quelques semaines à Yaoundé en annonçant une autre « commission mixte » chargée de « faire la lumière » sur la guerre coloniale menée par la France au Cameroun, suscitant un tollé chez les spécialistes de la question.
Toute la rhétorique politico-mémorielle relative à l’Algérie déployée par l’Elysée depuis quelques années est sous-tendue par une idée héritée de 60 années de déni : il y aurait une équivalence des responsabilités entre les deux parties dans les malheurs de la guerre coloniale d’Algérie. Or les travaux historiques le montrent : cette idée qui justifie une bonne conscience coloniale est fausse. Il y a 15 ans, des personnalités algériennes et françaises demandaient solennellement « aux plus hautes autorités de la République françaises de reconnaître publiquement l’implication première et essentielle de la France dans les traumatismes engendrés par la colonisation en Algérie ». C’est d’abord à elle-même que la République française doit d’entendre enfin cet appel, si elle croit vraiment à ses valeurs proclamées. Elle n’a nul besoin de commission d’historiens pour le faire.
Fabrice Riceputi
30/08/2022