Question posée par Stefan le 2 septembre
Bonjour,
Vous nous avez interrogés sur la dépublication, par le Monde, d’une tribune du chercheur Paul Max Morin ce jeudi 1er septembre. Intitulé « Réduire la colonisation en Algérie à une “histoire d’amour” parachève la droitisation de Macron sur la question mémorielle », le texte a été supprimé du site l’après-midi même, suscitant de vive réactions et des accusations de censure.
Dans cette tribune, Paul Max Morin analysait la visite d’Emmanuel Macron sous le prisme de la question mémorielle. L’auteur de les jeunes et la guerre d’Algérie (PUF, 2022) s’y montre sévère avec la politique du Président, estimant que « la question des mémoires […] a une nouvelle fois servi de vitrine pour simuler des avancements vers une “réconciliation” ». Le chercheur diagnostique, comme l’indique le titre, une « droitisation » de l’Elysée, qu’il illustre notamment par une évolution de la sémantique présidentielle : « En cinq ans, la colonisation sera passée, dans le verbe présidentiel, d’un “crime contre l’humanité” (2017) à “une histoire d’amour qui a sa part de tragique” (2022). »
Cette dernière phrase a été prononcée lors de la visite du cimetière Saint-Eugène à Alger, ce 26 août. A un journaliste rappelant au Président ses anciennes sorties qui avaient fâché Alger, Emmanuel Macron avait répondu : « Vous savez, c’est une histoire d’amour qui a sa part de tragique. Il faut savoir se fâcher pour se réconcilier. Moi j’essaie, depuis que je suis président, de regarder notre passé en face. Je le fais sans complaisance. Au fond, sur la question mémorielle, sur la question franco-algérienne, nous sommes comme sommés en permanence de choisir. Et il faudrait dire : “Choisissez la fierté ou la repentance.” Moi, je veux la vérité et la reconnaissance. »
« Qu’elle ait été prononcée spontanément ou non, la réduction de la colonisation à une “histoire d’amour” parachève la droitisation d’Emmanuel Macron sur la question mémorielle » écrit Paul Max Morin dans son texte.
A noter qu’Emmanuel Macron a évoqué l’« histoire d’amour » franco-algérienne une autre fois ce même jour, cette fois devant la communauté française à Alger. Avec l’Algérie, c’est « une histoire qui n’a jamais été simple. Mais qui est et restera, parce que nous le voulons, une histoire de respect, d’amitié et, oserais-je le dire, d’amour », avait-il déclaré.
Une tribune commandée « avant le voyage » de Macron
Dans le court texte justifiant cette (rare) dépublication, le Monde estime que les termes dénoncés par le chercheur ne se rapportaient pas à la seule colonisation, comme le suggère la tribune, mais aux relations franco-algériennes dans un sens plus large. « Ce texte reposait sur des extraits de citations qui ne correspondent pas au fond des déclarations du chef de l’Etat. Si elle peut être sujette à diverses interprétations, la phrase “une histoire d’amour qui a sa part de tragique” prononcée par M. Macron lors de la conférence de presse n’évoquait pas spécifiquement la colonisation, comme cela était écrit dans la tribune, mais les longues relations franco-algériennes. Le Monde présente ses excuses à ses lectrices et lecteurs, ainsi qu’au président de la République. »
Contacté par CheckNews, Paul Max Morin explique que la tribune lui avait été commandée par le Monde, et que l’angle avait été débattu et validé. Il raconte : « Cette tribune, le Monde me l’a demandée avant le voyage d’Emmanuel Macron en Algérie. Cela devait porter sur sa politique mémorielle. J’ai d’abord refusé car je ne pouvais pas prédire ce que le Président ferait ou dirait en Algérie. Ils m’ont ensuite recontacté lundi, après le voyage. Après quelques échanges avec eux, j’ai finalement accepté car je considère que les annonces et les déclarations du Président donnaient matière à l’analyse. Nous nous sommes entendus sur l’angle du papier : la “droitisation” du discours d’une part et un regard critique sur les annonces faites en Algérie. J’ai alors rédigé une tribune, qui a été relue, modifiée et validée par eux. »
« L’Elysée était furax »
« Suite à sa publication, j’ai reçu un premier appel hier matin [jeudi 1er septembre] du journal m’informant que “l’Elysée était furax” et qu’il fallait apporter des modifications. J’ai accepté ces changements car la formulation ne remettait pas en cause le fond de l’analyse. Mais cela n’a pas pu être modifié car une demi-heure plus tard, j’ai reçu un deuxième appel pour me dire que la tribune était retirée, parce que j’avais mal interprété ou surinterprété les propos du président et que cette analyse était partagée par les envoyés spéciaux en Algérie qui s’opposaient à sa publication. J’ai alors proposé une nouvelle version recontextualisant les propos du Président mais cette dernière mouture a été refusée. »
La colère de l’Elysée s’explique par le fait que les services de la présidence avait adressé, quelques heures après la déclaration d’Emmanuel Macron, une précision concernant cette dernière. Dans un message envoyé via une boucle WhatsApp aux journalistes présents lors du voyage de presse, il était indiqué : « Bonjour, je me permets d’attirer votre attention sur la citation ci-dessous du Président tout à l’heure lors du micro tendu, où il parlait bien de la relation actuelle avec l’Algérie, et non de la colonisation. » Une précision adressée à la presse dont Paul Max Morin dit ne pas avoir eu connaissance, tout en ajoutant que cela n’aurait pas modifié l’esprit de son analyse. « Le Monde aurait pu publier ces précisions et non pas retirer le texte en m’attribuant la responsabilité. L’Elysée joue avec les mots. Le problème n’est plus qui a compris quoi mais plutôt pourquoi tout le monde a compris la même chose. »
« Retirer un texte est une pratique anormale et incompréhensible », dénonce le chercheur, qui déplore aussi la teneur du message d’excuses publié par le quotidien du soir. « Ce texte suggère que mon interprétation était erronée et justifiait des excuses aux lecteurs et au président de la République. Cela porte atteinte à ma crédibilité de chercheur. Mon analyse résulte d’un long travail de recherche. J’ai publié une thèse sur les mémoires de la guerre d’Algérie, j’ai interrogé 3 000 jeunes, fait des centaines d’entretiens. J’analyse depuis des années les gestes et discours d’Emmanuel Macron et la politique mémorielle au sens large sur le sujet. Selon moi la droitisation d’Emmanuel Macron, constatée sur d’autres sujets par mes collègues, concerne aussi la question mémorielle algérienne qui était pourtant jusqu’ici la jambe gauche du président. Je porte un regard critique sur la création de cette commission d’historiens comme d’autres ont pu le faire sur le Cameroun. Enfin, les propos sur “l’histoire d’amour” avaient déjà fait l’objet de critiques d’autres personnes. Si des gens ne sont pas d’accord avec mon interprétation, s’il y a une ambiguïté, on peut faire un débat scientifique. Le Président peut également préciser ses propos. Il ne l’a pas fait. Il entretient cette ambiguïté. »
« Si on met de côté de la colonisation, de quoi parle-t-on ? De Boumédiène ? »
De fait, les propos d’Emmanuel Macron avaient suscité les réactions de plusieurs personnalités politiques de gauche, considérant également qu’ils se rapportaient à la colonisation. Dans un tweet, le secrétaire national du Parti communiste, Fabien Roussel notait ainsi : « Présenter la colonisation comme une “une histoire d’amour qui a sa part de tragique » est une aberration. La colonisation est un crime qui doit être reconnu comme tel. » Le premier secrétaire du Parti socialiste, Olivier Faure, et la députée écoféministe Sandrine Rousseau avaient déploré, comme Paul Max Morin dans sa tribune, que le Président soit passé en 2017 d’une déclaration qualifiant la colonisation de « crime contre l’humanité » à cette déclaration la qualifiant « d’histoire d’amour ».
« Ce vendredi, affirme Paul Max Morin, le Monde m’a finalement proposé de republier ma tribune mais sans parler d’“histoire d’amour”. C’est donc qu’il y a là une impossibilité de débattre des propos du président. Si ce dernier ne se réfère pas explicitement à la colonisation, il qualifie bien l’histoire franco-algérienne d’histoire d’amour. Que reste-t-il de cette histoire, si on met de côté la colonisation ? De quoi parle-t-on ? De Boumédiène [militant indépendantiste, deuxième chef d’Etat de l’Algérie indépendante, ndlr] ? »
Sollicité par CheckNews, le rédacteur en chef adjoint des pages idées-débats au Monde, qui a relu et traité le texte du chercheur (selon Paul Max Morin) n’a pas répondu à nos demandes.
Vendredi, en fin d’après-midi, le Monde a publié comme annoncé un texte deuxième d’explication dans lequel il estime que la tribune a été validée « trop rapidement » : « après sa mise en ligne, plusieurs interlocuteurs, parmi lesquels une responsable du service de presse de l’Elysée, nous ont fait savoir que la tribune contenait une erreur qui induisait une mauvaise interprétation des propos tenus à Alger par le chef de l’Etat lors de la conférence de presse impromptue qu’il avait tenue, le 26 août, à la sortie du cimetière chrétien Saint-Eugène d’Alger. » Estimant que la tribune reposait sur « une erreur factuelle » et n’avoir pas réussi à« modifier le contenu de la tribune de manière à la rendre factuellement exacte », le quotidien justifie donc de l’avoir retirée.
Jacques Pezet et Elsa de La Roche Saint-André