Le député brésilien Sóstenes Cavalcante [depuis 2022 membre du Parti de la liberté, antérieurement des Démocrates de 2016 à 2022 et du Parti social démocrate de 2103 à 2016, député de Rio], 47 ans, n’est pas à l’aise avec l’étiquette d’influent, de puissant. Il préfère des termes plus conformes à l’humilité que prêche l’évangile. Lui et les siens « ont beaucoup d’influence, c’est indéniable », dit-il dans un entretien conduit dans son bureau à Brasilia. Ce théologien, qui a passé huit ans comme missionnaire en Argentine, est aujourd’hui le chef de la fraction parlementaire évangélique [transparti] du Brésil, un bloc qui compte plus d’élus que n’importe quel autre parti de la Chambre. Plus d’évangéliques (116) que de femmes (75) siègent à la Chambre des députés, qui compte 513 sièges. Ils sont les figures les plus visibles du pouvoir politique croissant d’une communauté de fidèles de plus en plus nombreuse, à laquelle appartient désormais un Brésilien sur trois.
Ils n’ont jamais eu autant de pouvoir ni n’ont disposé d’un président aussi conservateur et partageant les mêmes idées que le catholique Jair Bolsonaro. Leur alliance est importante car le vote de millions de chrétiens conservateurs sera crucial pour décider de sa réélection ou du retour de Lula da Silva pour un troisième mandat [président de janvier 2003 à janvier 2011].
Sóstenes Cavalcante assure que, « tout en respectant les parlementaires de la fraction [évangélique] qui appuient l’opposition, 90% ou 95% d’entre nous soutiennent la réélection du président Bolsonaro ». Il parle un excellent espagnol, qu’il a appris pendant huit ans comme missionnaire de l’Assemblée de Dieu à Santa Fe [Nouveau-Mexique].
L’actuel brésilien, d’origine italienne, a été baptisé [en mai 2016] par un pasteur [Everaldo Dias Preira, figure influente au sein de l’Assemblée de Dieu brésilienne] dans le fleuve Jourdain, dans le nord d’Israël. Sa femme, Michelle, est évangélique, comme ses enfants [parmi lesquels Eduardo, député fédéral de São Paulo, Flavio, sénateur Etat de Rio de Janeiro, Carlos, conseiller municipal de Rio de Janeiro]. Et son slogan électoral de 2018, « Le Brésil avant tout, Dieu avant tout », s’inscrit parfaitement dans un programme ultra-conservateur qui plaît beaucoup aux chrétiens des Eglises protestantes. Les prochaines élections d’octobre seront un duel entre le bien et le mal, selon l’officier militaire [capitaine] à la retraite.
Il existe un parti, les Républicains, qui est le bras politique d’une église, l’Eglise universelle. Mais tous les partis, à l’exception du PSOL le plus à gauche, comptent des évangéliques parmi leurs membres. Et ceux-ci appartiennent à un large éventail des centaines de confessions protestantes, mais sur les questions dites morales, la convergence est presque absolue. « Ce qui nous unit, ce sont les questions de valeurs et de coutumes, comme la lutte contre l’avortement, contre la légalisation des drogues et en faveur de la famille traditionnelle. Ces trois questions, ainsi que les jeux d’argent, sont les plus fortes », déclare Sóstenes Cavalcante. Les casinos et les armes sont deux sujets de désaccord avec le président.
Les membres de la fraction parlementaire évangélique se coordonnent dans un groupe WhatsApp. Ainsi, des instructions sont transmises. « Les jours où la question est importante, nous y indiquons l’orientation [du vote]. Les députés cessent de suivre leur parti et adoptent l’orientation indiquée. Lorsque la question est idéologique, le parti ne les sanctionne pas, sauf le PT. Le PT a même expulsé un député qui avait voté en faveur de la vie et contre l’avortement », déclare Sóstenes Cavalcante.
Le Brésil est historiquement un pays laïc à majorité catholique qui subit une profonde transformation sociale sous l’impulsion de la force des Eglises évangéliques. Elles possèdent des médias et brassent d’énormes sommes d’argent. [Parmi les nombreux articles consacrés à ce thème par le site A l’Encontre, voir entre autres La transition religieuse brésilienne et la victoire de Bolsonaro] Les citoyens sont profondément religieux, un crucifix veille sur la Chambre des députés, et chaque mercredi matin, le bâtiment du Congrès accueille un service évangélique dans une salle, avec des chants, des mains levées, des invités et une diffusion sur Facebook. Le président Bolsonaro leur a promis de nommer un juge « terriblement évangélique » pour la Cour suprême. Il l’a fait [en nommant André Mendonça, le 16 décembre 2021].
Lors de la précédente élection, sept évangéliques sur dix ont voté pour Bolsonaro. Et les sondages montrent que le soutien au président va diminuer, mais qu’il restera majoritaire parmi eux. Il existe également une minorité qui s’identifie à Lula pour des raisons terre à terre, explique le politologue Vinicius do Valle de l’Observatorio Evangélico. « Ils ne votent pas pour lui parce qu’ils sont évangéliques, mais parce qu’ils sont pauvres. Au Brésil, c’est le segment religieux qui compte la plus grande proportion de Noirs, de personnes qui vivent à la périphérie, c’est-à-dire à faible revenu », explique le chercheur Do Valle dans un entretien par vidéo.
La députée carioca noire de 80 ans Benedita da Silva [de Rio de Janeiro, elle fut vice-gouverneure de Rio de 1999 à 2002, gouverneure d’avril 2002 à janvier 2003, puis députée fédérale pour la seconde fois depuis février 2011] est l’emblème des protestants du parti de Lula. Elle ne vote généralement pas avec ses coreligionnaires. Cette vétérane de la politique est une exception car, au Congrès brésilien, les fractions, les lobbies parlementaires, sont bien plus importants que les acronymes des partis. Les trois plus puissantes fractions sont communément appelées BBB (boi, biblia, bala, « le bœuf, la Bible et la balle/arme »). C’est-à-dire les défenseurs des intérêts du secteur agricole, les évangéliques et les forces de sécurité.
L’une des nouveautés apportées par le bolsonarisme est qu’il a élargi le spectre des questions sur lesquelles les élu·e·s chrétiens conservateurs agissent à l’unisson. Le politologue Vinicius do Valle affirme que, « avec ce gouvernement, ils n’agissent pas seulement ensemble sur l’agenda moral, mais aussi dans la défense des politiques stratégiques de Bolsonaro ». Leur intérêt pour l’éducation se déploie comme sur un champ de bataille pour combattre l’éducation sexuelle, les droits des LGBT et l’homophobie. Sur ce terrain, ils ont fait face à une déconvenue suite à l’accusation d’homophobie [émise par le vice-procureur général Humberto Jacques de Medeiros] visant le ministre de l’Education [Milton Ribeiro, de juillet 2020 au 28 mars 2022], un pasteur évangélique, ainsi qu’à l’arrestation de deux pasteurs pour trafic d’influence [utilisation de ressources du Fonds national de développement de l’éducation]. A ce propos, Cavalcante s’est montré dédaigneux, déclarant que « c’était un événement regrettable », que les évangéliques ne l’avaient pas proposé pour le poste et critiquant le retard pris pour le démettre de ses fonctions.
Les évangéliques n’ont pas toujours été impliqués dans la politique. Ils n’ont pas toujours été aussi à droite. Les années de turbulence de la crise politique qui a inclus la mise en accusation de Dilma Rousseff [en août 2016] et a culminé avec l’élection de Bolsonaro ont également apporté des changements dans leur univers politique. Ils se définissent de plus en plus comme ouvertement de droite, « principalement après le phénomène du bolsonarisme », souligne le politologue. Le discours contre le PT de Lula s’est également alors installé. « Dans certains secteurs, la gauche n’est pas considérée comme un adversaire politique, comme une position légitime dans le jeu politique, mais comme étant le mal. Un ennemi à combattre dans une guerre sainte », selon Do Valle.
Bien que les évangéliques soient souvent définis comme un bloc monolithique, les fidèles sont beaucoup plus pluriels et diversifiés que les hiérarques, comme l’affirment tous ceux qui étudient le phénomène au Brésil et sa montée spectaculaire au cours des deux dernières décennies.
Les dirigeants chrétiens conservateurs étaient autrefois, initialement, politiquement en phase avec le PT – plus avec Lula qu’avec Dilma Rousseff – mais ils ont contribué à la chute de la présidente [entre autres sous l’impulsion de son vice-président Michel Temer] et ont ensuite rejoint avec enthousiasme la vague bolsonariste.
Dans ces années-là, dit Sóstenes Cavalcante, ils opéraient en secret. Ils ont travaillé de manière coordonnée contre la majorité du PT. « C’est le moyen que nous avons trouvé pour offrir une sorte de résistance idéologique à un gouvernement de gauche », explique celui qui appartient à l’Assemblée de Dieu, la plus grande confession évangélique, présente depuis un siècle au Brésil.
Il reproche au PT ses pratiques corrompues lorsqu’il était au pouvoir et son programme progressiste. Ou, comme le dit le chef de la fraction évangélique, « les gouvernements qui ont attaqué les valeurs chrétiennes ». Il se plaint que, « lorsqu’ils n’ont pas réussi à faire passer des lois au parlement, ils l’ont fait par le biais du pouvoir judiciaire », comme cela s’est produit, souligne-t-il, avec le mariage homosexuel ou l’extension du droit à l’avortement dans le cas de fœtus sans cerveau [Bolsonaro a d’ailleurs attaqué violemment la conquête du droit à l’avortement en Argentine].
Bien qu’il soit conscient que la pandémie et la guerre en Ukraine ont affaibli le président et que la crise économique est l’un de ses points faibles, il est convaincu que Bolsonaro va gagner. Et Cavalcante est convaincu que l’élection se jouera sur un écart beaucoup plus faible que les dix points de 2018 [entre Bolsonaro et Fernando Haddad, respectivement 55,13% et 44,87%]. « Maintenant, ce sera 3%, tout au plus 5% », prédit-il. Il espère que le leader d’extrême-droite pourra alors se consacrer pleinement à l’agenda ultra-conservateur. Parmi les questions prioritaires, la restriction du droit à l’avortement.
La priorité de la fraction parlementaire évangélique n’est cependant pas d’élire un président mais d’élargir ses rangs. Actuellement, ils détiennent 20% des sièges alors qu’ils représenteraient 30% des 210 millions d’habitants du Brésil.
Le prochain président, qu’il s’agisse de Lula [favori dans les sondages : selon Datafolha, fin juillet, Lula obtiendrait 47% au premier tour contrer 29% pour Bolsonaro] ou de Bolsonaro, aura sans doute ces millions de compatriotes évangéliques bien en tête, au même titre que les présidents du Congrès [Rodrigo Pacheco pour le Congrès et le Sénat et Arthur Lira pour la Chambre]. « Nous n’opérons plus en secret, tout le monde le sait. La présidence de la Chambre, lorsqu’elle doit voter sur des questions controversées, veut savoir ce que pensent ces trois fractions (BBB). Avant, ils ne demandaient qu’aux chefs de partis et au caucus des femmes. Actuellement, pour éviter les surprises, ils nous demandent aussi. Nous avons la capacité de défaire ou de gagner des projets, alors ils ont commencé à nous écouter. » ()
Naiara Galarraga Gortázar, de Brasilia