Bangalore (Inde).– Après la tentative d’assassinat de Salman Rushdie, né à Bombay en 1947, la classe politique indienne s’est murée dans le silence. Le BJP au pouvoir n’a pas publié de communiqué pour défendre l’auteur, dont les critiques de l’islam auraient pourtant de quoi séduire les nationalistes hindous. Il faut dire qu’il ne s’était pas privé de dénigrer la formation politique, la taxant de « cryptofascisme dénaturant l’hindouisme ».
Au sein du parti d’opposition du Congrès, seul le député Shashi Tharoor s’est dit « effondré qu’il y ait encore des gens qui croient que la réponse aux mots est d’ôter la vie », ajoutant que « l’expression créative libre et ouverte [était] menacée ». Le député s’est cependant bien gardé de rappeler que c’est sous le règne du Congrès que Les Versets sataniques ont été interdits en Inde en 1988, un an avant la fatwa prononcé par l’Iran contre Salman Rushdie, qui allait faire de sa vie un enfer.
Ce mutisme reflète l’embarras des politiques indiens face à la question du blasphème en Inde. « Les partis indiens sont généralement très frileux sur ce sujet, explique à Mediapart Tarunabh Khaitan, rédacteur en chef de l’Indian Law Review et directeur du département des droits humains à l’université d’Oxford. Ils défendent tantôt la liberté d’expression, tantôt le respect des croyants, selon une logique opportuniste. Le BJP au pouvoir est champion en la matière. »
En principe, la Constitution indienne garantit la liberté d’expression, mais un article du Code pénal, hérité des colons anglais, permet indirectement de censurer ou punir pour des motifs religieux. L’article 295 A peut ainsi jeter en prison « quiconque, avec une intention délibérée et malveillante, […] tente d’insulter les sensibilités religieuses de toute classe ». Pour Tarunabh Khaitan, cela « laisse une large place à l’interprétation du législateur et du pouvoir en place ».
Ces dernières années, le recours à cette « loi sur les sensibilités religieuses » s’est multiplié, la plupart du temps pour défendre des plaignants de confession hindoue. La réalisatrice Leena Manimekalai en a récemment fait les frais. L’affiche de son dernier film la montre incarnant la déesse Kali avec une cigarette à la main. « J’ai été immédiatement assaillie par des menaces de viol et de meurtre, émanant de prétendus hindous », explique à Mediapart la réalisatrice, qui rappelle que dans son Tamil Nadu natal, « il est banal de voir des villageois se déguiser en Kali, boire de l’alcool local, fumer des bidîs et danser ».
Elle est poursuivie dans trois États — Madhya Pradesh, Delhi et l’Uttar Pradesh — et risque une condamnation à une peine de prison. Alors que la réalisatrice vit au Canada, le Madhya Pradesh réclame l’aide d’Interpol, ce qui paraît peu crédible. En attendant, Leena Manimekalai ne peut plus retourner dans son pays, alors que sa grand-mère est sur son lit de mort. « Je ne comprends pas pourquoi je ne peux même pas l’embrasser et lui dire adieu à cause d’une affiche. »
Fin juin, le journaliste Mohammed Zubair a été arrêté. Musulman, fondateur d’Alt News, un salutaire site de lutte contre l’infox, il est emprisonné pour un tweet vieux de quatre ans. Il ironisait sur un film dans lequel un hôtel Honeymoon est rebaptisé du nom du dieu Hanuman, ce qui aurait blessé un internaute hindou anonyme. Le journaliste a été libéré fin juillet à la suite d’une vague d’indignation nationale et mondiale. Mais la manipulation des « sensibilités religieuses » à des fins d’intimidation politique semble flagrante. Mohammed Zubair a payé pour son travail de déconstruction des fake news que les extrémistes hindous font circuler en ligne.
Désormais, les motifs les plus anodins suffisent. Un modeste boucher musulman a été arrêté le 5 juillet par la police de l’Uttar Pradesh pour avoir emballé du poulet dans un papier journal avec l’image d’une divinité hindoue. Une fois au poste, il a été accusé d’avoir agressé la police au couteau, puis relâché au bout d’un mois, à condition qu’il ferme temporairement boutique. Les cas les plus absurdes se multiplient « sans que les tribunaux et la Cour suprême indienne ne défendent les libertés civiles », dénonce Tarunabh Khaitan.
Un mode de gouvernance
La Haute Cour du Maharashtra a néanmoins mis en garde contre le risque du trop-plein de plaintes liées aux sensibilités religieuses. « Les autorités policières doivent réfléchir mûrement avant d’agir, car ce qui est en jeu, c’est la liberté d’expression », précise le jugement. Il fait suite à l’arrestation d’un groupe de rock à Goa dont les paroles auraient offensé rien de moins que « un milliard d’hindous en Inde et quelques millions à l’étranger », selon l’avocat des plaignants.
L’emploi de cette loi coloniale controversée n’est pas nouveau. Des 1957, elle a été mise en cause comme anticonstitutionnelle devant la Cour suprême, sans succès. Et c’est en vertu d’un article similaire, le 153 A, que le parti du Congrès a fait interdire Les Versets sataniques de Salman Rushdie, au nom du maintien de l’ordre public. En 1995, le parti extrémiste hindou Shiv Sena au pouvoir dans l’État du Maharashtra fera lui aussi interdire un livre de Rushdie qui déplaît à ses dirigeants, Le Dernier Soupir du Maure. Le même parti s’était opposé à l’interdiction des Versets sataniques au nom, bien sûr, de la liberté d’expression.
« Tous les gouvernement indiens ont abusé de ces lois, juge Tarunabh Khaitan. Ce qui est nouveau est l’échelle et l’intensité. Avec le BJP, c’est devenu un mode de gouvernance pour s’en prendre aux opposants et aux minorités religieuses. » Cet outil d’intimidation est d’autant plus efficace que la lenteur judiciaire du système indien fait que les accusés, même finalement jugés innocents, peuvent passer plusieurs années en prison.
« Il est malheureusement impossible d’obtenir des données sur la hausse ressentie de l’utilisation de l’article 295 A du code pénal, car les données du National Crime Record Bureau ne la détaillent pas », explique Jayna Kothari, directrice du Centre for Law and Policy Research. Un rapport du ministère de l’intérieur a cependant été publié le 3 août, à la demande de Mimi Chakraborty, chanteuse et membre du Parlement, harcelée pour des tenues jugées offensantes. Entre 2018 et 2020, 4 794 personnes auraient été arrêtées en vertu de l’article 295 A du Code pénal. Soit plus de quatre par jour.
Pour les divers « groupes de défense de l’hindouisme » qui usent et abusent de la loi, il s’agit de défendre leur religion qui serait plus moquée que les autres. L’extrême droite indienne n’a pas hésité à se proclamer « Charlie » à la suite des caricatures de Mahomet. Cette indignation à géométrie variable cache un projet d’uniformisation politique et religieuse. « Ces fanatiques font des scandales d’un rien pour dicter comment chacun devrait pratiquer la foi et l’art à partir de leur conception monolithique de la religion hindoue », juge Leena Manimekalai
Côme Bastin