Dans la nuit du 6 au 7 juillet 2021, le président d’Haïti, Jovenel Moïse, était assassiné. Très vite, une quarantaine de suspects, dont dix-huit mercenaires (ex-militaires) colombiens, étaient incarcérés. Depuis, plus rien. L’enquête est au point mort (les États-Unis ont, de leur côté, réalisé plusieurs interpellations), et on en est au cinquième juge en charge du dossier ; ceux qui ne se désistent pas, sont démis ou mis en cause pour corruption.
Cet assassinat ne fut ni le déclencheur ni le tournant de la descente aux enfers du pays. En 2018, un mouvement social inédit, protestant contre la vie chère et le scandale Petrocaribe – le détournement de centaines de millions d’euros par la classe politique et le monde des affaires – fut frappé de plein fouet par le premier d’une série de massacres de grande ampleur. Les 13 et 14 novembre 2018, dans le quartier populaire de La Saline, 71 personnes furent assassinées, avec la complicité de l’État. La classe dominante était prête à aller plus loin encore pour ne pas perdre ses privilèges.
Loin de cesser pour autant, les mobilisations s’intensifièrent encore en 2019. D’autres massacres – une quinzaine en tout, en l’espace de quatre ans – se produisirent. Les gangs étendirent leur pouvoir et leur territoire – au point de contrôler estime-t-on 60% de Port-au-Prince –, multipliant les assassinats et les kidnappings (avec viol quasi systématique), au point qu’Haïti est devenu, depuis 2021, le pays avec le nombre le plus élevé d’enlèvements par habitant. L’insécurité généralisée mit un frein aux manifestations.
UNE ANNÉE GASPILLÉE
Nommé deux jours avant l’assassinat du Jovenel Moïse, le Premier ministre, Ariel Henry, gouverne le pays depuis juillet 2021, avec le soutien de la communauté internationale. Quel est son bilan ?
L’insécurité ? Les bandes armées contrôlent toujours le quartier de Martissant, bloquant ainsi depuis 13 mois, l’accès au Sud du pays ; les homicides et enlèvements ont augmenté ; et, du 24 avril au 6 mai a eu lieu le pire massacre de ces dernières décennies dans le pays, faisant près de 200 victimes. La police n’intervient pas, ou en appui aux gangs, et le gouvernement garde le silence.
La situation humanitaire ? En 2021, l’ONU estimait que 4,5 millions d’Haïtiens avaient besoin d’une aide humanitaire, soit près de cinq fois plus qu’en 2018. Ils sont aujourd’hui quatre cent mille de plus (le séisme d’août 2021 n’explique que partiellement cette augmentation). Et, parmi ceux-ci, les 21.380 migrants expulsés des États-Unis entre septembre 2021 et avril 2022.
La justice ? Après avoir subi plusieurs vols, le palais de justice, en plein centre de la capitale, est, depuis le 10 juin 2022, occupé par les bandes armées. Les autorités se taisent. Aucune avancée sur les dossiers de corruption, de meurtres et de massacres ; l’impunité règne.
L’État de droit ? Il n’y a plus de gouvernement légal, encore moins légitime, en Haïti, depuis le 7 février 2021, qui marquait la fin du mandat de Jovenel Moïse. Mais, celui-ci prétendait rester au pouvoir un an de plus. Aucune date n’est prévue pour les élections (plusieurs fois repoussées), et il est, selon l’ONU, « peu probable » qu’elles puissent se tenir d’ici la fin de l’année.
FAILLITE DE LA DIPLOMATIE INTERNATIONALE
On mesure à cette aune la faillite de la diplomatie internationale.
Washington et ses affidés n’ont eu de cesse d’en appeler à une « solution haïtienne ». Le problème est que deux solutions se sont présentées : celle du pouvoir, qui consiste à organiser, au plus vite, des élections pour recouvrer une stabilité - l’autre nom de l’impunité ; celle de l’ensemble des mouvements paysans et de femmes, organisations sociales et de droits humains, syndicats et églises, réunis au sein de l’Accord de Montana, qui en appellent à une « transition de rupture », sur une période de deux ans, pour refonder les institutions publiques et la manière de gouverner. Au nom d’une légalité et d’un formalisme démocratique, très élastiques, la communauté internationale soutient la première option.
Un an plus tard, force est de reconnaître que celles et ceux qui affirmaient la tenue d’un scrutin libre et transparent impossible dans les conditions actuelles avaient raison. On a refusé la transition au profit d’hypothétiques élections, et, en fin de compte, les Haïtiens et Haïtiennes se retrouvent aujourd’hui sans transition ni élection. Mais avec une clique au pouvoir, gouvernant par la violence, et qui, fort du soutien international, ne s’embarrasse d’aucune échéance ni ligne rouge.
Pourvu qu’il soit aligné sur sa politique, le pouvoir le plus violent et le plus corrompu ne sera-t-il pas toujours préférable, aux yeux de Washington, à une transition qui lui échapperait, et risquerait de se retourner contre lui ? La classe dominante haïtienne le sait, et agit en conséquence, tandis que la communauté internationale feint de croire que le problème de l’insécurité, de l’impunité et de la corruption se réduit à un manque de moyens. Et tous, de sommets internationaux en réunions de haut niveau entre « pays amis », de multiplier les phrases creuses et les effets d’annonce, cherchant les signes – ou les inventant – de progrès.
Il n’y a malheureusement pas de démenti possible à la stratégie internationale actuelle, car il s’agit d’une politique du déni ; déni de sa responsabilité et de son échec, déni du banditisme d’État et de la culture de l’impunité qu’elle couvre. Déni enfin et surtout de la soif de dignité et de liberté des Haïtiens et Haïtiennes.
Frédéric Thomas