Les deux auteurs se donnent un interlocuteur/adversaire imaginaire, lequel présente une somme d’étonnantes caractéristiques :
° Sourd aux déclarations affirmant la condamnation de l’agression russe et l’empathie pour le peuple ukrainien et les malheurs dont il est victime.
° Oublieux des crimes dont l’autocrate russe avant l’Ukraine s’est rendu coupable en Tchétchénie, en Géorgie, en Syrie.
° Aveugle et mutique à propos des manœuvres de l’impérialisme américain « qui font que les autorités russes avaient quelques raisons de s’inquiéter des intentions américaines ».
° Ignorant des positions des leaders latino-américains « se réclamant de la gauche anti-impérialiste » : Cuba, Venezuela, Nicaragua (sic ! Vraiment ? De gauche ?)...
Toutes choses qui font de cet interlocuteur/adversaire un « croisé », un soldat de la « croisade antirusse ».
Qui est ce personnage contre lequel nos deux auteurs polémiquent ?
Mystère, car pour notre part nous ne nous reconnaissons dans aucun des traits qu’ils lui prêtent.
Mais nous nous rangeons parmi ceux qui à l’évidence sont visés par l’accusation centrale : les partisans de l’envoi d’armes à la résistance ukrainienne.
Armes il est vrai ne pouvant être fournies que par les États membres de l’OTAN...
Là est le principe organisateur de l’argumentation des deux auteurs : cette guerre étant une guerre inter-impérialiste, demander l’envoi d’armes à l’Ukraine c’est se positionner en soutien à l’OTAN, et alimenter la guerre au risque de « mettre le feu aux poudres » (une guerre généralisée, voire nucléaire).
Nos auteurs rappellent longuement, dans une énumération qui occulte le fait qu’il y a deux nationalismes (un nationalisme qui libère et émancipe, celui des peuples opprimés, et un nationalisme qui opprime et agresse, celui des Etats dominants et des impérialismes), que les puissances impérialistes instrumentalisent les questions nationales, voire les « propulsent » et que celles-ci sont « toujours subordonnées ». Peut être, mais le tour de passe-passe est, au nom de cette donnée, d’escamoter les questions nationales réellement existantes pour ne retenir que les manœuvres des grandes puissances. Silence sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à l’autodétermination ! Du coup, volatilisée la guerre de résistance nationale ukrainienne, ne reste que la confrontation inter-impérialiste !
Ils s’offusquent que l’on puisse comparer Poutine à d’autres tyrans dans l’histoire et ainsi le « sataniser », mais, rappelant à juste titre ses crimes antérieurs ils conviennent en creux que le casier est chargé. Mais c’est surtout, en dépit de quelques concessions verbales, l’absence de réflexion sur la nature d’un régime impérial autocratique, et le lien entre cette nature et l’impérialisme russe, qui surprend.
Après avoir, il est vrai condamné l’agression russe, ils développent au contraire à l’envi les manœuvres et méfaits de l’impérialisme américain et de l’OTAN. Procédé rhétorique traditionnel qui consiste à détourner l’attention de l’agression pour inviter à concentrer son analyse sur l’autre « camp ». Comme si les crimes de l’un pouvaient exonérer les crimes de l’autre !
Et pour faire bon poids on en rajoute dans la surestimation des forces ultranationalistes en Ukraine, et on prête aux anti-impérialistes inconséquents beaucoup d’illusions quant à la dynamique révolutionnaire de la guerre de résistance ukrainienne : « transformer la guerre en révolution » grâce à un « peuple en armes »... Qui dit cela ? Une défaire militaire russe en Ukraine obligerait Poutine à renoncer à son projet de destruction de l’Ukraine comme nation indépendante, pas plus, mais pas moins. A l’échelle de l’Europe et du monde, ce serait un encouragement au respect du droit à l’autodétermination des peuples et un revers marquant de l’impérialisme russe
Alain Bihr et Yannis Thanassekos ne se contentent pas de critiquer, ils proposent à la gauche anti-impérialiste des positions et des campagnes. Cela autour de 6 points clés.
Quatre se présentent, sans cependant préciser le comment faire concrètement, en cohérence avec un positionnement anti-impérialiste classique : retrait des troupes russes d’Ukraine ; droit de tous le peuples de la région à disposer d’eux-mêmes ; retrait de nos États de l’OTAN ; négociations pour une nouvelle architecture européenne...
Deux sont à nos yeux clairement en rupture avec ce que doit être une orientation anti-impérialiste, internationaliste et altermondialiste, à l’heure de la guerre d’agression menée par le Kremlin contre le peuple ukrainien. :
1) Dénoncer l’envoi d’armes à l’Ukraine, qui représente une « menace grave pour le maintien de la paix mondiale ». Ce n’est pas la politique de Poutine qui représente un danger pour la paix mondiale mais le fait d’aider à la résistance armée du peuple ukrainien. Belle inversion de la charge !
2) Soutenir tous les individus et mouvements qui luttent contre la guerre, « en Russie et en Ukraine », incluant les déserteurs « russes aussi bien qu’ukrainiens ».
Voilà à quoi conduit la thèse d’une guerre inter-impérialiste, thèse dont les auteurs ne font pas mystère dès l’introduction : une égalité parfaite entre ce qu’il faut défendre d’un côté et de l’autre, celui de l’agresseur et celui de l’agressé.
C’est relativiser la responsabilité du premier et sacrifier le second.
Pour la lucidité et le courage, dont se revendiquent nos deux auteurs, on était en droit d’attendre mieux !
Jean Paul Bruckert, Bruno Della Sudda et Francis Sitel commission internationale d’ENSEMBLE ! MAGES