La séquence a quelque chose de lunaire. Dimanche 10 juillet, lors de l’émission hebdomadaire le Grand Jury sur RTL, Olivier Véran [1], porte-parole du gouvernement, surnommé « Monsieur réponse à tout », répond à une question sur le port du masque dans les transports en commun. « Si vous prenez les transports en commun, ça m’arrive aussi de le faire, vous aurez noté que depuis quelques jours, c’est le retour du masque sur presque tous les visages. »
Interloqué, Benjamin Sportouch intervient : « Pas… pas tant que ça », sans réussir à perturber les certitudes affichées par l’ancien ministre de la Santé, qui avait commencé son mandat en février 2020 en promettant une absolue transparence et un attachement de chaque instant à la vérité : « Beaucoup, beaucoup, beaucoup. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire d’une part qu’effectivement le virus circule plus et qu’on est dans une période où il faut faire encore plus gaffe, et d’autre part ça veut dire que les Français ont parfaitement intégré le fait que quand le virus circule, de toute façon, ils ont des cas dans leur quotidien, dans leur entourage, ils ont pas envie de tomber malade, ça va être le départ en vacances, ils se protègent eux-mêmes. Ce qui a changé par rapport à il y a deux ans, c’est cette pleine compréhension de ce qui nous protège, donc on a distanciation sociale, le gel hydroalcoolique, le masque, il n’est pas nécessaire de le remettre dans la loi. Aussi pourquoi… parce que nous sommes un pays qui est vacciné, très bien vacciné, l’un des plus vaccinés au monde, et que pour un nombre de cas donné il y a moins de cas graves et il n’y a pas de risque de saturation des hôpitaux. »
La vérité alternative d’Olivier Véran
Pendant un court instant, je me suis demandé si, de mercato ministériel en remaniement, je n’avais pas raté un épisode. Peut-être, à l’instar de Manuel Valls allant exercer ses incroyables talents électoraux en Catalogne, Olivier Véran avait-il été nommé ministre de la Santé transalpin, et commentait la situation dans les transports en commun de Naples ou de Gênes. Mais non. Il s’agissait bien de la France, et Olivier Véran était en train d’énoncer sans l’ombre d’un frémissement ce que les porte-parole de Donald Trump qualifiaient avec beaucoup d’inventivité de « vérité alternative ».
Dans la réalité, loin de l’univers merveilleux que décrit Olivier Véran, le masque est rarement porté, que ce soit dans les transports en commun ou dans les lieux clos. Il a timidement refait son apparition ici et là, mais dans un supermarché, une rame de métro, un train, il est rarissime, en l’absence actuelle d’obligation, et après la levée de celle-ci en pleine sixième vague par Olivier Véran avant les élections, qu’il soit porté par plus d’une personne sur cinq. Olivier Véran le sait, mais toute son argumentation est basée sur cette affirmation : « Le retour du masque sur presque tous les visages » signifie que « les Français ont parfaitement intégré… cette parfaite compréhension de ce qui nous protège… ». Cet élément de langage, partagé par son successeur François Braun, légitime le choix du gouvernement de ne pas légiférer à nouveau sur les masques, en faisant confiance à la « responsabilité individuelle » des Français qui ont tout parfaitement compris, après deux ans et demi d’ordres, de contre-ordres, et de décisions politiques.
Cet empilement de truismes permet de ne pas énoncer la vérité, à savoir que le gouvernement craint la population rétive au retour du masque. L’éloge de la « responsabilité individuelle » étrangement ne vaut que pour le masque. Ni pour le port de la ceinture de sécurité, ni pour les limitations de vitesse. Après les recommandations de l’éphémère porte-parole Olivia Grégoire de bien se laver les mains comme pour toutes les affections respiratoires, au moins pourrait-on reconnaître à Olivier Véran le mérite de replacer le masque dans l’arsenal de protection. Sans jamais faire référence à un autre sujet qui fâche, celui de la qualité de l’air intérieur, car là encore cela nécessiterait de la part du gouvernement des décisions à long terme, et des investissements. Confrontés à la mortalité du choléra, il fallut cinquante ans à nos ancêtres, au XIXe siècle, pour installer l’eau courante dans les habitations. Un siècle plus tard, nous évacuons chacune de nos selles avec près de neuf litres d’eau potable. Mais confrontés à une pandémie respiratoire potentiellement mortelle, nous ne nous sommes toujours pas décidés à améliorer la qualité de l’air que nous respirons.
Le masque, inutile, puis indispensable, puis préconisé, et maintenant « symbole »
On retrouve ces éléments de langage, dès le lendemain sur France Inter, dans la bouche (masquée) du président du Conseil scientifique Jean-François Delfraissy. Interrogé lui aussi sur l’absence de retour de l’obligation du masque en lieu clos, il explique que « les mesures [sur le masque] qui peuvent être prises maintenant ont un impact individuel mais un impact relativement modéré en termes de population et sur le système de soin », car, accrochez-vous, « on est plutôt dans le symbolique ». On aura tout dit du masque pendant cette pandémie. Qu’il était inutile, voire contre-productif de le porter, puis qu’il était indispensable, puis à nouveau inutile, puis préconisé sans être obligatoire. Le voici élevé au rang de « symbole ». Symbole de quoi, on ne sait pas. Ce qui n’est pas symbolique, par contre, c’est cette antienne martelée à nouveau : « On va avoir un impact sur le système de soin fin juillet mais maîtrisé… On est à 1100 ou 1200 hospitalisations classiques par jour. On va atteindre probablement les 1800, probablement les dépasser mais l’impact hospitalier doit pouvoir tenir. »
Une nouvelle fois, on nous explique que le seul indicateur que regardent les décideurs est la saturation hospitalière. La situation du système de soins est si dégradée, et ils le savent, que le moindre soupçon de saturation leur serait durement reproché. Mais tout le reste : l’impact sur les vies individuelles, le retentissement sur l’activité économique, les séquelles cumulatives touchant certains malades, tout cela ne compte pas, est invisibilisé. Les chiffres de contamination atteignent pourtant à nouveau des sommets, et ce alors que tous les décideurs savent que ces chiffres, ne prenant toujours pas en compte les réinfections survenant à moins de soixante jours, sont faux. L’exécutif navigue à vue, tétanisé par le fait d’avoir perdu les législatives, ayant perdu la main.
Depuis des semaines, les alertes émises par certains soignants sont systématiquement ignorées, au prétexte donc que l’hôpital n’est pas impacté, et que les Français savent parfaitement se protéger sans que l’Etat ait à intervenir. « Le réel, dit Lacan, c’est quand on se cogne. » Depuis des semaines nous avons pu admirer le spectacle de nos ministres, réunis en lieu clos pour discuter de la situation sanitaire, de nos députés, ferraillant à l’Assemblée Nationale autour des textes. Les meilleurs d’entre nous, pourtant censés comme l’ensemble des Français avoir intégré « cette parfaite compréhension de ce qui nous protège », ne portent pas de masque. Et lorsque dans la nuit du 12 au 13 juillet le gouvernement tente de faire passer un projet de loi sanitaire lui permettant d’étendre les bases Sidep et Contact Covid, de pouvoir instaurer un pass aux frontières s’il le jugeait nécessaire (que cela soit légitime ou pas est une autre question, que je traiterai ultérieurement), les troupes présidentielles se voient renvoyées dans les cordes du fait, entre autre, de l’absence d’une dizaine de députés « très fiévreux qui étaient chez eux ». Apparemment les éléments de langage ne font pas partie des mesures-barrière efficaces contre le virus.
Christian Lehmann