Tokyo (Japon).– Historiquement, les premières femmes à faire entendre leur voix sur le besoin d’un congé menstruel sont les conductrices de bus de la ville de Tokyo. Nous sommes en 1928. Très vite, les mouvements féministes les soutiennent et cette nécessité prend une nouvelle dimension dans la période d’après-guerre, lorsque les femmes peinent à se procurer des protections hygiéniques et à avoir accès à des toilettes adaptées pendant leurs heures de travail. Avec l’appui des syndicats, le congé menstruel entre dans la loi du travail en 1947.
Le Japon est alors le second pays au monde à faire ce choix après Taïwan. Pendant 40 ans, ce congé s’inscrit dans les mesures de protection de la maternité. Mais plus de 70 ans après sa mise en œuvre, il n’est jamais vraiment entré dans les pratiques des salariées.
Selon une enquête du grand quotidien Nikkei, publiée en mars dernier et réalisée auprès d’un panel de près de deux mille femmes âgées de 18 à 49 ans, elles sont moins de 10 % à y avoir recours.
Les résultats de ce sondage montrent que les raisons du manque d’adhésion à ce congé sont diverses. « Je ne veux pas prendre ce congé et poser problème à mes collègues du fait de mon absence », répondent de nombreuses femmes.La moitié des salariées japonaises interrogées estiment aussi qu’il y a « un total manque de connaissance sur les menstruations dans le monde de l’entreprise »,ce qui génère des incompréhensions, des problèmes de communication, voire des discriminations. Nombreuses sont celles qui reconnaissent ne pas oser demander le congé lorsque le supérieur est un homme (61,8 %). Si un tiers des femmes interrogées estiment que leurs douleurs ne sont pas si fortes et ne nécessitent pas de prendre un congé, les autres au contraire souhaiteraient le demander mais n’osent pas, malgré des douleurs qu’elles qualifient d’intenses.
Un cadre législatif peu engageant
Si le contour de ce congé semble un peu flou pour de nombreuses salariées, c’est tout simplement parce qu’il n’a pas de ligne directrice établie par le gouvernement. L’article 68 de la loi du travail japonaise spécifie bien que « lorsqu’une femme, qui expérimente des cycles menstruels douloureux, souhaite disposer d’un congé, l’employeur doit respecter sa demande ».
Mais, concrètement, les entreprises sont laissées libres du cadre de cet arrêt de travail et de ses conditions d’obtention. Les grandes entreprises (plus de mille personnes) sont plus enclines à l’accorder dans des conditions favorables que les moyennes et petites entreprises. C’est également l’entreprise qui décide si une contre-indication au travail est requise par le médecin avant de pouvoir poser le congé, ce qui alourdit encore le système. Enfin, 30 % des entreprises japonaises accepteraient de payer ces jours de congé. Pour les autres, ils sont sans solde.
À 26 ans, Marina Yoshimura n’a jamais fait de demande de congé menstruel. Elle préfère endurer, au travail. « Au début, je me sentais simplement honteuse de les demander, explique-t-elle. J’aurais eu peur de me sentir exposée. » La jeune Tokyoïte craint des discriminations et n’a pas envie que son supérieur et son équipe connaissent les véritables raisons de son absence. « Beaucoup de femmes souffrent déjà de l’inégalité salariale et d’autres discriminations liées à la maternité. Si on ajoute un congé menstruel, quelles seront les conséquences ? Quels seront les désavantages ? »
Au Japon et en Asie de manière plus générale, « cela peut être considéré comme une faiblesse de prendre un congé menstruel : on n’est pas capable de supporter. On peut nous reprocher d’utiliser ce besoin pour s’absenter du travail. Il y a une connotation liée au genre qui peut être mal perçue dans l’entreprise ».Militante, Marina Yoshimura est l’instigatrice du mouvement « Period Tokyo », elle a également participé à la réalisation d’un film sur le tabou social qui entoure les règles au Japon. « Avant d’instaurer un congé menstruel, il aurait fallu dans un premier temps penser à déstigmatiser le tabou des règles dans la société. Ce congé ne devrait pas être un désavantage mais il devrait être encouragé. Il s’agit de respect pour nos corps. »
Au Japon, s’absenter de l’entreprise est une gageure : le faire parce que l’on a ses règles en est une autre. Au-delà des murs de l’entreprise, le tabou social autour des menstruations reste féroce. Il ne faut pas en parler. Lorsque l’on achète un paquet de tampons ou de serviettes hygiéniques dans un magasin, à la caisse, on s’empresse de vous les empaqueter dans un sac noir, opaque. Nul autre achat ne bénéficie de ce « traitement de faveur » et ce geste, sous prétexte de vouloir respecter l’intimité, n’envoie finalement qu’un seul message : il faut cacher ces protections de la honte.
Dans le court-métrage auquel Marina a participé, « une jeune femme raconte comment, lors de ses premières règles, sa grand-mère lui a dit qu’elle était sale, elle n’avait pas le droit d’aller au temple. Elle devait se purifier avec du sel ».Une féministe relate également les propos d’un homme politique qui avait déclaré qu’« une femme ménopausée ne méritait plus de vivre ».Marina Yoshimura résume la situation : « Quand on a ses règles, on est sale, quand on ne les a plus, on ne sert plus à rien. »
Dans le monde de l’entreprise japonaise, il s’agit de replacer également ce congé dans son contexte : les entreprises accordent une moyenne de dix jours de congé annuels à leurs salarié·es et toutes et tous confient avoir du remords à les poser de peur de mettre les collègues dans l’embarras du fait de leur absence. Peu importe le motif, s’absenter est compliqué. Le présentéisme au bureau est également très fort : on reste au bureau, au-delà de ses heures, pour montrer sa motivation au poste que l’on occupe.
Depuis la pandémie de Covid-19, un phénomène a néanmoins été observé : l’émergence du télétravail s’est avérée libératrice. Moins de temps dans les transports, moins d’heures au bureau. Si les femmes utilisent peu leur congé menstruel, elles ont de moins en moins de scrupules à passer en télétravail, certains jours du mois. « Dans le climat actuel, si je devais prendre des jours de congé pour règles douloureuses, je préfère poser des jours de congé maladie classique : pour que personne dans l’entreprise ne connaisse la véritable raison de mon absence », confie Marina Yoshimura.
Johann Fleuri