Sous les hauts plafonds du Palais-Bourbon, mercredi 29 juin, tout bouge de minute en minute. Olivier Faure, le premier secrétaire du Parti socialiste (PS), fait un arrêt en salle des Quatre-Colonnes. Les journalistes, à qui il tente d’expliquer la cuisine complexe du vote du jour, se grattent la tête : « Tu as compris, toi ? Même La Chaîne parlementaire a renoncé à détailler la journée… » Sur un banc de la cour d’honneur, le communiste Hubert Wulfranc fume une cigarette. « Je me tiens éloigné du bordel », sourit l’élu normand.
Le « bordel » en question, c’est l’élection des 21 membres du bureau de l’Assemblée nationale. Une formalité de gouvernance interne en apparence qui a viré au pugilat politique, ponctué de conclaves stratégiques, de points presse théâtralisés et de tweets indignés. La République en marche (LREM) est « le passe-plat de l’extrême droite à l’Assemblée nationale. La honte, c’est quand ? », a dénoncé l’Insoumis Manuel Bompard.
L’objet du courroux des groupes de gauche : l’élection de deux député·es du Rassemblement national (RN), Hélène Laporte et Sébastien Chenu, parmi les six vice-président·es de l’Assemblée. Un fait inédit dans l’histoire de la Ve République, consécutif à l’élection de 89 député·es RN le 19 juin. Et l’aboutissement d’une journée tumultueuse au Palais-Bourbon, où la logique institutionnelle est venue percuter de plein fouet la logique politique.
C’est cette dichotomie qui a fait capoter, mercredi matin, l’accord qui était en passe d’être trouvé par les président·es de groupe et la nouvelle présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet [1].
Refus de « l’accord par points »
Pour composer son bureau, l’Assemblée prévoit normalement que chaque groupe possède des points en fonction de son poids dans l’hémicycle. Ces points permettent de répartir les places de vice-présidents, questeurs et secrétaires.
Au gré des discussions, une répartition a été proposée par la majorité relative : parmi les neuf postes les plus courtisés, celle-ci gardait deux vice-présidences sur six et deux postes de questeurs sur trois, le RN obtenait deux vice-présidences et laissait la questure au parti Les Républicains (LR), qui en faisait sa priorité. Et la gauche se contentait de deux vice-présidences, malgré ses vues sur la questure, poste crucial où se gèrent le fonctionnement et le budget de l’institution.
Mais cette tentative d’accord a volé en éclats. Refusant, au nom du « barrage républicain », d’accorder « automatiquement » les deux vice-présidences à des élus du RN, la composante écologiste de la Nupes (Nouvelle Union populaire écologique et sociale) a, in extremis, présenté deux candidats à la vice-présidence. N’ayant pas obtenu de poste à la questure alors qu’ils y voyaient déjà Bastien Lachaud, un proche de Jean-Luc Mélenchon, les Insoumis ont eux aussi refusé l’accord par points.
À l’ouverture de la séance, à 15 heures, la présidente de l’Assemblée, Yaël Braun-Pivet n’a donc pu que constater l’absence d’accord pour la composition du bureau et organiser une série de votes. Le premier concernait les postes de vice-président·es : huit candidat·es en lice, les six qui figuraient dans le projet d’accord, et deux candidatures de dernière minute, celles des écologistes, Sandrine Rousseau et Benjamin Lucas.
Une position dénoncée, salle des Quatre-Colonnes, par le député RN de la Somme, Jean-Philippe Tanguy : « Tout le monde a bien voulu s’accorder sauf la Nupes, ils sont retournés à la IIIe République. » Pour lui, ce qui prime est le respect des équilibres de l’Assemblée dans la composition du bureau. Et c’est au nom de ce principe que son parti a soutenu la candidature d’Éric Ciotti au poste de questeur.
Renaissance et LR ont copiné, c’est évident.
Antoine Léaument, député insoumis
À la lecture des résultats, une grande majorité de député·es ont joué la légitimité : les six vice-président·es élu·es sont ceux qui figuraient dans l’accord, avec deux vice-président·es RN, Sébastien Chenu et Hélène Laporte, élus, de fait, par des voix issues d’autres groupes que le groupe d’extrême droite (respectivement 290 et 284 voix). La PS Valérie Rabault (qui devient première vice-présidente) et l’Insoumise Caroline Fiat sont également élues avec 367 voix pour la première et 297 pour la seconde. Les deux derniers vice-présidents sont issus de la majorité : Naïma Moutchou (Horizons, 373 voix) et Elodie Jacquier-Laforge (Démocrate, 373 voix). Sans surprise, Benjamin Lucas et Sandrine Rousseau ont été sèchement battus, ne recueillant respectivement que 32 et 29 voix.
À La France insoumise, où la consigne avait été donnée de mettre dans l’urne un bulletin pour Caroline Fiat et un bulletin pour Valérie Rabault, on dénonce un « arrangement » entre la majorité, la droite et l’extrême droite. « Renaissance et LR ont voté en nombre pour les candidats du RN en échange de quoi le RN n’a pas présenté de candidat à la questure, accuse Antoine Léaument, député insoumis de l’Essonne. Ils ont copiné, c’est évident ! »
Au tour donc de l’élection pour la questure, avec les trois candidat·es de l’accord – deux pour la majorité, un pour LR –, et la candidature supplémentaire de Bastien Lachaud pour LFI. Aux Quatre-Colonnes, Lachaud ne décolère pas : les dés sont, selon lui, pipés et « preuve qu’il y a accord entre la majorité et LR », il n’y a que deux bulletins possibles, l’un portant le nom des trois candidat·es entériné·es le matin même – Marie Guévenoux (Renaissance), Éric Woerth (Renaissance) et Éric Ciotti (LR) –, l’autre avec le seul nom de Bastien Lachaud.
Bis repetita à la vue des résultats : les député·es ont opté pour le respect des négociations du matin, en élisant le triumvirat. Bastien Lachaud a obtenu 158 voix et a donc fait le plein des voix de la Nupes, mais cela n’aura pas suffi à faire pencher la balance. La questure reste entre les mains de la droite.
Une manœuvre à laquelle s’est personnellement employé Éric Ciotti – déjà questeur sous la précédente législature – depuis le début de semaine, allant jusqu’à priver, avec le soutien de son président de groupe, Olivier Marleix, sa collègue Annie Genevard d’une vice-présidence à laquelle elle tenait. Le député des Alpes-Maritimes, élu au Palais-Bourbon depuis quinze ans, côtoiera donc deux anciens collègues LR passés dans les rangs de la majorité.
Du côté de La France insoumise, on n’a toutefois pas dit son dernier mot. Jeudi 30 juin, en fin de matinée, aura lieu le vote de la très prisée présidence de la commission des finances, pour laquelle Éric Coquerel part grand favori, bénéficiant a priori d’une légère supériorité en voix au sein de la commission face au candidat du RN Jean-Philippe Tanguy, et à la députée LR Véronique Louwagie.
À moins que, rompant l’usage en vigueur, le groupe majoritaire, Renaissance, prenne part au vote [2]. Là encore, le suspense risque de durer jusqu’à l’annonce des résultats. Dix jours après le second tour des législatives, et au lendemain de l’élection de la présidente de l’Assemblée, Yaël Braun-Pivet, le Palais-Bourbon n’en a pas fini avec les turbulences.
Pauline Graulle, Christophe Gueugneau et Ilyes Ramdani