Cette histoire n’est pas à propos de la Cour suprême des États-Unis. Aujourd’hui, l’épée de Damoclès qui pendait depuis longtemps au-dessus de la tête des femmes étasuniennes est finalement tombée : la Cour suprême a annulé son arrêt Roe v Wade, mettant fin au droit à l’avortement dans tout le pays. Cette décision était attendue depuis longtemps, et redoutée depuis longtemps, par les membres du mouvement des droits reproductifs, et son imminence a été longtemps niée par tous ceux qui souhaitaient minimiser l’embardée extrémiste du plus haut tribunal. Les heures à venir seront consacrées aux accusations et aux récriminations. Mais cette histoire ne consiste pas à savoir qui avait raison et qui avait tort.
Il ne s’agit pas non plus de l’effritement de la légitimité du système judiciaire américain, ni des querelles internes de la Cour suprême des USA. Dans les jours à venir, notre attention sera attirée vers les juges eux-mêmes – sur leurs sentiments, sur leurs carrières, sur leur sécurité. Nous serons distraits par la puanteur de partisanerie et de scandale qui émane des couloirs sombres de l’édifice de One First Street ; par les griefs des juges et leurs médisances mesquines en public ; ou par leur enquête paranoïaque et vengeresse sur la fuite d’une ébauche de l’opinion du juge Samuel Alito il y a quelques semaines. On nous grondera de ne pas manifester devant leurs maisons, et on nous empêchera, par de hautes clôtures et de lourdes portes et la présence de flics armés, de manifester devant le tribunal lui-même. Mais l’histoire n’est pas à propos de la Cour suprême.
L’histoire ne concerne pas les politiciens démocrates, dont le leadership en matière de droit à l’avortement a été tiède au mieux, et négligent au pire, depuis les années 1990. Dans les jours à venir, des personnes qui ont voté pour le maintien de l’amendement Hyde, une disposition qui interdit le financement fédéral de l’avortement depuis 1976 – limitant effectivement le droit constitutionnel à l’avortement aux seules Étasuniennes suffisamment riches pour se le permettre – nous diront à quel point la situation actuelle est terrible. Ces gens publieront des déclarations faisant état de leur indignation ; ils feront des discours pleins de platitude sur la valeur et la dignité des femmes étasuniennes. Ils ne mentionneront pas leur propre inaction, qui a persisté durant des décennies face aux menaces croissantes et bien financées de la droite contre l’arrêt Roe v. Wade. Ils ne mentionneront pas qu’ils n’ont rien fait alors que toute cette valeur et cette dignité des femmes américaines étaient en jeu ils ne mentionneront pas que la plupart d’entre eux s’opposent encore, même aujourd’hui, à faire la seule chose qui pourrait éventuellement restaurer la liberté de procréation : augmenter le nombre de juges dans les tribunaux. Mais la lâcheté, l’hypocrisie et l’échec moral historique des Démocrates nationaux ne sont pas l’essentiel de cette histoire. Et l’histoire n’est certainement pas aussi vulgaire que ce que ce retrait des droits de la personne pourrait signifier pour les perspectives d’élections de mi-mandat de ce parti.
Cette histoire ne porte même pas sur le chaos juridique qui va maintenant suivre. Il ne s’agit pas du fait que dans 13 États, l’ordonnance décrétée aujourd’hui a rendu tout avortement immédiatement illégal, la consommation d’ambitions sexistes qui étaient depuis longtemps inscrites dans les lois dites « de la gâchette », des dispositions qui existent depuis des années et des décennies et qui interdisent tout avortement dès l’annulation de Roe v. Wade par la Cour – une misogynie qui attendait à l’affût de cette décision. L’histoire ne porte pas non plus sur les 1 autres États qui interdiront presque certainement l’avortement maintenant, ce qui signifie que cette procédure sera illégale dans 26 des 50 États du pays d’ici quelques semaines.
L’histoire ne porte pas sur la façon dont les législateurs, les avocats et les juges traiteront ces lois ; il ne s’agit pas de savoir s’ils autoriseront des exemptions miséricordieuses en cas de viol ou d’inceste (ils ne le feront pas) ou s’ils imposeront des mesures draconiennes visant à étendre la cruauté des interdictions d’État au-delà de leurs frontières pour cibler les médecins avorteurs, les bailleurs de fonds et les partisans situés dans les États à majorité démocrate (ils le feront).
L’histoire ne concerne pas le flic qui accusera le premier médecin ou la première patiente de meurtre – c’est déjà le cas, de toute façon. L’histoire ne concerne pas les militants anti-choix, ricanant dans leur triomphe, qui diront qu’ils ne veulent que le meilleur pour les femmes, et qu’on ne peut pas faire confiance aux femmes pour savoir ce qui est le mieux pour elles-mêmes. L’histoire ne concerne pas les femmes qui seront emprisonnées ou internées sur l’ordre de ces activistes, ni les femmes enceintes désespérées, n’ayant nulle part où aller, qui seront piégées par eux dans des « centres de crise de grossesse » à l’appellation trompeuse ou des « ranchs de maternité fondés sur l’exploitation des femmes.
La vraie histoire ne concerne pas les médias qui vont pondre des articles de réflexion, parler des deux côtés de la médaille, et de fausses équivalences insultantes et lancer des appels à l’unité. Il ne s’agit pas des experts qui grondent déjà les féministes en leur disant qu’en réalité, c’est le mouvement trop zélé pour le droit à l’avortement qui est à blâmer ; qu’en réalité, les femmes doivent apprendre à faire des compromis avec les forces qui voudraient les maintenir dans l’inégalité, liées à des vies plus petites, plus brutales et plus désespérées. L’histoire ne concerne même pas ces autres droits – les droits d’être parent, de se marier et d’avoir accès au contrôle des naissances – qu’une droite cruelle et enhardie attaquera ensuite.
La véritable histoire, ce sont les femmes. La vraie histoire est celle de l’étudiante dont le rendez-vous est prévu pour demain, qui recevra un appel de la clinique dans les prochaines heures lui disant que non, ils sont désolés, ils ne peuvent pas lui fournir un avortement après tout. La vraie histoire, c’est la femme qui sert aux tables, qui se sent tellement malade et épuisée ces dernières semaines qu’elle arrive à peine à faire son service, qui va bientôt appeler des cliniques dans d’autres États, entendre qu’elles sont toutes réservées pour des semaines, et qui va demander de l’argent à ses amis pour l’aider à payer l’essence, l’avion ou le congé qu’elle ne peut pas se permettre. La véritable histoire est celle de la prestataire de services d’avortement, déjà épuisée et au cœur brisé par des années de politiciens jouant à des jeux politiques avec les droits de ses patientes, qui se demandera si elle peut encore garder sa clinique ouverte pour ses autres services, et conclura qu’elle ne le peut pas. La véritable histoire est celle de la mère de deux enfants, plissant les yeux sur son téléphone alors qu’elle tente de réconforter un bambin qui hurle, essayant de déterminer ce qu’elle devra abandonner pour continuer à vivre la vie qu’elle veut, avec la famille qu’elle a déjà.
La véritable histoire concerne des milliers de ces femmes, non seulement aujourd’hui, mais aussi pour les décennies à venir – les femmes dont les vies seront réduites et rendues moins dignes par des grossesses non planifiées et non choisies, les femmes dont la santé sera mise en danger par le long et éreintant processus physique de la grossesse ; les femmes, et d’autres, qui devront renoncer à leurs rêves, mettre fin à leur éducation, réduire leur carrière, étirer leurs finances au-delà du point de rupture et soumettre leur propre volonté à celle de quelqu’un d’autre.
La véritable histoire se trouve dans les réalités qui seront sacrifiées – les livres qui ne seront pas écrits, les voyages qui ne seront pas faits, les espoirs qui ne seront pas poursuivis, les blagues qui ne seront pas racontées et les amis qui ne seront pas rencontrés, parce que les personnes qui auraient pu vivre les vies complètes, expansives et diverses que les avortements permettraient de mener seront forcées de vivre d’autres vies, des vies qui sont moindres précisément parce qu’elles ne sont pas choisies.
La véritable histoire, ce sont les millions de femmes, et autres, qui savent maintenant qu’elles sont moins libres que les hommes – moins libres dans le fonctionnement de leur propre corps, moins libres dans le cheminement de leur propre vie, moins libres dans la formation de leur propre famille.
La véritable histoire n’est pas cet ordre ; la véritable histoire est la non-liberté de ces personnes – la douleur qu’elle infligera et la joie qu’elle volera. La vraie histoire, ce sont les femmes, et la vraie histoire, c’est la question impossible : comment pourrons-nous jamais avoir assez de chagrin pour elles ?
Moira Donegan