Dans les semaines qui ont suivi la fuite d’une ébauche de décision de la Cour suprême étasunienne dans l’affaire Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization – une affaire concernant une loi du Mississippi qui interdit l’avortement après quinze semaines, avec quelques exceptions liées à la santé mais aucune pour le viol ou l’inceste -, un slogan a été relancé : « Nous ne reviendrons pas en arrière ». Il a été scandé lors de défilés, de manière provocante mais aussi quelque peu maladroite, étant donné que nous sommes clairement dans une ère de répression et de régression, dans laquelle les droits à l’avortement ne sont pas les seuls en train de disparaître. Maintenant que la Cour suprême a rendu sa décision finale, annulant l’arrêt Roe v. Wade et supprimant le droit constitutionnel à l’avortement, garantissant ainsi que l’avortement deviendra illégal ou fortement restreint dans vingt États américains, ce slogan semble presque divorcé de la réalité – une indication, peut-être, de la difficulté à comprendre le pouvoir et l’extrémisme de droite de l’actuelle Cour suprême américaine.
Pourtant, le soutien au droit à l’avortement n’a jamais été aussi élevé, avec plus de deux tiers des Américain.es en faveur du maintien de l’arrêt Roe v. Wade, et cinquante-sept pour cent des répondant.es affirmant le droit d’une femme à l’avortement pour n’importe quelle raison. Malgré cela, certains responsables républicains ont clairement fait savoir qu’ils tenteront de faire passer une interdiction fédérale de l’avortement si et quand ils contrôleront les deux chambres du Congrès et la présidence. Toute femme qui peut tomber enceinte doit maintenant faire face à la réalité : la moitié du pays est entre les mains de législateurs qui croient que votre personnalité et votre autonomie sont conditionnelles – qui croient que, si vous êtes fécondée par un homme, quelles que soient les circonstances, vous avez le devoir légal et moral de subir la grossesse, l’accouchement et, selon toute probabilité, deux décennies ou plus de soins à pourvoir, quelles que soient les conséquences permanentes et potentiellement dévastatrices pour votre corps, votre cœur, votre esprit, votre famille, votre capacité à mettre de la nourriture sur la table, vos projets, vos aspirations, votre vie.
L’accès à l’avortement après Roe
« Nous ne reviendrons pas en arrière » – c’est un cri de ralliement inadéquat, suscité uniquement par des événements qui démentent son message. Mais il est vrai dans au moins un sens. Le futur que nous habitons maintenant ne ressemblera pas au passé avant Roe v. Wade, lorsque les femmes cherchaient des avortements illégaux et trouvaient souvent la mort. Le principal danger se situe désormais ailleurs, et on peut même dire qu’il va plus loin. Nous sommes entré.es dans une ère non pas d’avortement dangereux mais de surveillance et de criminalisation généralisées par l’État – celles des femmes enceintes, certes, mais aussi des médecins, des pharmaciens, du personnel des cliniques, des bénévoles, des ami.es et des membres de la famille, de toute personne qui entre en contact avec une grossesse qui ne se termine pas par une naissance saine. Ceux qui affirment que cette décision ne changera pas grand-chose – un point de vue que l’on retrouve des deux côtés du clivage politique – ne voient pas comment les croisades anti-avortement menées au niveau des États ont déjà transformé la grossesse en punition, et comment la situation est sur le point d’empirer.
Dans les États où l’avortement a été ou sera bientôt interdit, toute perte de grossesse au-delà d’un seuil précoce peut désormais potentiellement faire l’objet d’une enquête criminelle. Les historiques de recherche, les historiques de navigation, les messages texte, les données de localisation, les données de paiement, les informations provenant des applications de suivi des menstruations – les procureurs peuvent désormais tout examiner s’ils pensent que la perte d’une grossesse peut avoir été délibérée. Même si les procureurs ne parviennent pas à prouver qu’un avortement a eu lieu, celles qui feront l’objet d’une enquête seront punies par le processus, responsables de tout ce qui pourrait être découvert.
Il y a cinq ans, Latice Fisher, une mère noire de trois enfants du Mississippi, qui gagnait onze dollars de l’heure en tant qu’opératrice radio de la police, a connu une fausse couche, à environ trente-six semaines, à son domicile. Interrogée, elle a reconnu qu’elle ne voulait pas d’autres enfants et qu’elle n’avait pas les moyens de s’occuper d’autres enfants. Elle a remis son téléphone aux enquêteurs, qui l’ont fouillé à la recherche de données et ont trouvé des termes de recherche concernant la mifepristone et le misoprostol, c’est-à-dire les pilules abortives.
Ces pilules sont l’une des raisons pour lesquelles nous ne retournerons pas à l’ère des cintres. Elles peuvent être prescrites par télémédecine et livrées par courrier ; permettant la prescription d’une dose supplémentaire, elles sont efficaces à quatre-vingt-quinze ou quatre-vingt-dix-huit pour cent dans les cas de grossesse jusqu’à onze semaines, qui représentent près de quatre-vingt-dix pour cent de tous les avortements aux États-Unis. Dans dix-neuf États, il est interdit aux médecins de fournir des avortements par télémédecine, mais les femmes peuvent demander l’aide de cliniciens dans d’autres États et à l’étranger, comme Rebecca Gomperts, qui dirige Aid Access, une organisation basée en Autriche qui fournit ouvertement des pilules abortives aux femmes dans les États où l’avortement est interdit, et qui envoie en toute sécurité des pilules abortives à des personnes enceintes dans le monde entier depuis 2005, avec l’organisation Women on Web. Avant les interdictions américaines, Gomperts a fait la promotion de la prescription anticipée : des médecins compréhensifs pourraient prescrire des pilules d’avortement à toute femme ayant ses règles, éliminant ainsi certaines des craintes – et, éventuellement, la traçabilité – que susciterait une tentative d’obtenir les pilules après le début de la grossesse. Le misoprostol peut être prescrit pour d’autres problèmes, comme les ulcères d’estomac, et Gomperts soutient qu’il n’y a pas d’argument médical raisonnable contre la prescription anticipée. « Si vous achetez de l’eau de Javel au supermarché, c’est plus dangereux », a-t-elle déclaré.
Il n’y avait aucune preuve que Latice Fisher avait pris une pilule abortive. Elle a maintenu qu’elle avait vécu une mortinaissance – un événement qui se produit dans une grossesse sur cent soixante aux États-Unis. Néanmoins, elle a été accusée de meurtre au second degré et détenue avec une caution de cent mille dollars. Le procureur de district, Scott Colom, avait fait campagne en tant que réformateur progressiste ; les défenseurs des droits de l’homme l’ont poussé à abandonner l’accusation de meurtre et à fournir au grand jury davantage d’informations sur un « test flottant » désuet et peu fiable que les procureurs avaient utilisé comme base de leur allégation selon laquelle le bébé de Fisher était né vivant. Madame Fisher a finalement été innocentée de toutes les accusations ; son épreuve a duré plus de trois ans.
Même s’il reste possible dans les États d’interdiction de commander des pilules d’avortement, le faire sera illégal (le Missouri a récemment proposé de classer la livraison ou l’expédition de ces pilules comme un trafic de drogue. La Louisiane vient d’adopter une loi qui fait de l’envoi de pilules abortives à un résident de l’État un délit pénal, passible de six mois d’emprisonnement). Dans de nombreux États, pour ne pas enfreindre la loi, une femme devrait se rendre en voiture dans un État où l’avortement est légal, y avoir une consultation par télémédecine, puis recevoir les pilules dans cet État. De nombreuses femmes du Texas ont opté pour un choix plus risqué mais plus facile : traverser la frontière en voiture pour se rendre au Mexique et se procurer les pilules abortives dans des pharmacies non réglementées, où les pharmaciens risquent de fournir des conseils d’utilisation incorrects. Certaines femmes qui n’ont pas la liberté et l’argent pour voyager hors de l’État, et qui pourraient craindre les conséquences d’une demande de confirmation clinique de leur stade gestationnel, commanderont des pilules abortives sans savoir clairement à quel stade de la grossesse elles se trouvent. Les pilules abortives sont sûres et efficaces, mais les patientes doivent avoir accès à des conseils cliniques et à des soins de suivi. Dans les États d’interdiction, les femmes qui souhaitent consulter un médecin après un avortement autogéré devront, en règle générale, choisir entre risquer leur liberté et risquer leur santé.
L’avortement et la fausse couche se produisent actuellement plus d’un million de fois par an en Amérique, et les deux événements sont souvent indiscernables d’un point de vue clinique. En tant que tels, les états prohibitionnistes auront un intérêt à les différencier, un processus des plus envahissants. Certains ont déjà préparé le terrain pour établir des bases de données gouvernementales de femmes enceintes susceptibles de se faire avorter. L’année dernière, l’Arkansas a adopté une loi appelée Every Mom Matters Act, qui oblige les femmes qui envisagent de se faire avorter à appeler une ligne d’assistance téléphonique de l’État et qui impose aux prestataires de services d’avortement d’enregistrer toutes leurs patientes dans une base de données avec un identifiant particulier. Les lignes d’assistance téléphonique sont fournies par des centres de crise pour femmes enceintes : il s’agit généralement d’organisations chrétiennes, dont beaucoup se font passer pour des cliniques d’avortement, ne fournissent aucun soin de santé et tentent énergiquement de dissuader les femmes d’avorter. Ces centres de crise de grossesse sont déjà trois fois plus nombreux que les cliniques d’avortement aux États-Unis et, contrairement aux hôpitaux, ils ne sont pas tenus de protéger la vie privée de celles qui s’y adressent. Depuis des années, les États conservateurs redirigent des fonds, souvent issus de fonds destinés aux femmes et aux enfants pauvres, vers ces organisations. Les données que les centres de crise pour femmes enceintes sont capables de collecter – noms, lieux, détails familiaux, antécédents sexuels et médicaux, images d’échographie non diagnostiques – peuvent désormais être déployées contre les femmes qui demandent leur aide.
Si vous tombez enceinte, votre téléphone le sait généralement avant nombre de vos amis. Toute l’économie d’Internet repose sur le suivi méticuleux des utilisateurs – achats, termes de recherche – et, à mesure que les lois inspirées de la loi S.B. 8 du Texas prolifèrent, encourageant les citoyens à intenter des procès à quiconque facilite un avortement, les justiciers autoproclamés ne manqueront pas d’outils pour suivre et identifier les suspectes. (Le National Right to Life Committee a récemment publié des recommandations politiques à l’intention des États anti-avortement qui prévoient des sanctions pénales pour quiconque fournit des informations sur l’avortement autogéré « par téléphone, par Internet ou par tout autre moyen de communication »). Un journaliste de Vice a récemment dépensé la bagatelle de cent soixante dollars pour acheter un ensemble de données sur les visites de plus de six cents cliniques de Planned Parenthood. Les courtiers vendent des données qui permettent de suivre les trajets vers et depuis n’importe quel endroit – par exemple, une clinique d’avortement dans un autre État. Dans le Missouri, cette année, un législateur a proposé une mesure qui permettrait aux citoyens privés de poursuivre en justice quiconque aide une résidente de l’État à se faire avorter ailleurs ; comme pour le S.B. 8, la loi récompenserait les plaignants qui obtiendraient gain de cause en leur versant la somme de dix mille dollars. La situation analogue la plus proche de ce type de législation est la Loi sur les esclaves en fuite de 1793.
Pour l’instant, les principales cibles des lois comme S.B. 8 sont les personnes qui fournissent des avortements, pas celles qui les demandent. Mais cela semble susceptible de changer. Le Connecticut, un État progressiste en matière d’avortement, a récemment adopté une loi qui empêche les agences locales de coopérer avec les poursuites pour avortement intentées hors de l’État et qui protège les dossiers médicaux des clientes vivant hors de l’État. D’autres États progressistes suivront l’exemple. Si les États d’interdiction ne peuvent pas poursuivre les médecins hors de l’État, et si les pilules d’avortement envoyées par la poste restent largement indétectables, les seules personnes restant à cibler seront les partisans du droit à l’avortement et celles qui essaient de se faire avorter. The Stream, une publication chrétienne conservatrice, a récemment préconisé la détention psychiatrique obligatoire pour les femmes qui se font avorter. En mai, la Louisiane a déposé un projet de loi qui permettrait d’accuser de meurtre les patientes ayant subi un avortement. La proposition a été retirée, mais la menace avait été faite.
Le concept théologique de la personnalité fœtale – l’idée que, dès le moment de la conception, un embryon ou un fœtus est un être humain à part entière, méritant des droits égaux (ou, plus exactement, supérieurs) – est une doctrine fondamentale du mouvement anti-avortement. Les ramifications juridiques de cette idée – y compris la classification possible de la FIV (fécondation in vitro), du stérilet et de la pilule du lendemain en tant qu’instruments de meurtre – sont démesurées et beaucoup plus rigoureuses que ce que même l’Américain anti-avortement moyen est actuellement prêt à accepter. Néanmoins, le mouvement anti-avortement fait maintenant ouvertement pression pour que la notion de personne fœtale devienne le fondement de la loi américaine sur l’avortement.
Si un fœtus devient une personne, il est possible d’inventer un cadre juridique exigeant qu’une personne qui en a un vivant en elle fasse tout ce qui est en son pouvoir pour le protéger, y compris – comme cela est arrivé à Savita Halappanavar, en Irlande, un pays qui a fonctionné sur la base d’une doctrine de personnalité fœtale jusqu’en 2018, et à Izabela Sajbor, en Pologne, où tout avortement est effectivement illégal – soit mourir. Aucune autre obligation de ce type n’existe nulle part dans notre société, qui accorde néanmoins aux flics la liberté d’assister sans intervenir au meurtre d’enfants derrière une porte non verrouillée. En Pologne, les femmes enceintes atteintes d’un cancer se voient régulièrement refuser une chimiothérapie parce que les cliniciens craignent de nuire au fœtus.
Des lois sur la personnalité du fœtus ont été adoptées en Géorgie et en Alabama, et il est peu probable qu’elles soient jugées inconstitutionnelles. De telles lois justifient une criminalisation à grande échelle de la grossesse, par laquelle les femmes peuvent être arrêtées, détenues et autrement placées sous l’intervention de l’État pour avoir entrepris des actions perçues comme potentiellement dangereuses pour un fœtus. Cette approche a été régulièrement testée, sur les minorités à faible revenu en particulier, au cours des quatre dernières décennies. National Advocates for Pregnant Women – l’organisation qui a assuré la défense juridique des femmes dans la plupart des causes mentionnées dans le présent article – a documenté près de mille huit cents cas, de 1973 à 2020, de poursuites ou d’interventions es liées à la grossesse ; probablement une sous-évaluation importante de leur nombre réel. Même dans des États comme la Californie, où la loi interdit explicitement d’accuser les femmes de meurtre après une perte de grossesse, des procureurs conservateurs le font quand même.
La plupart des poursuites liées à la grossesse, jusqu’à présent, tournent autour de la consommation de drogues. Les femmes qui ont consommé de la drogue pendant leur grossesse ou qui ont suivi un traitement pour consommation de drogue pendant leur grossesse ont été accusées de maltraitance, de négligence envers les enfants, de distribution de drogue à un mineur, d’agression avec une arme mortelle, d’homicide involontaire et d’homicide. En 2020, les forces de l’ordre de l’Alabama ont enquêté sur une femme nommée Kim Blalock pour mise en danger chimique d’un enfant après qu’elle ait dit au personnel de la salle d’accouchement qu’elle avait pris de l’hydrocodone prescrit pour gérer la douleur. (Le procureur de district l’a accusée de fraude à la prescription – un crime – avant d’abandonner complètement les poursuites). Il y a eu une série de poursuites choquantes récentes en Oklahoma, dans lesquelles des femmes ayant consommé des drogues ont été accusées d’homicide involontaire pour avoir fait une fausse couche bien avant le stade de viabilité du foetus. Dans le Wisconsin, la loi de l’État permet déjà aux tribunaux pour mineurs de placer un fœtus – c’est-à-dire une femme enceinte – en détention pour la protection du fœtus, ce qui entraîne la détention et le traitement forcé de plus de quatre cents femmes enceintes chaque année en les soupçonnant de consommer des substances contrôlées. Une proposition de loi déposée au Wyoming créerait une catégorie spécifique de crime de mise en danger de l’enfant pour consommation de drogue pendant la grossesse, une loi qui ressemble à l’ancienne loi du Tennessee sur l’agression du fœtus. La loi du Tennessee a été abandonnée après deux ans, car traiter les femmes comme des adversaires des fœtus qu’elles portent a un effet paralysant sur la médecine prénatale et entraîne inévitablement une augmentation de la mortalité maternelle et infantile.
Le mouvement pro-choix dominant a largement ignoré la criminalisation croissante de la grossesse, tout comme il a généralement ignoré le caractère inadéquat de l’arrêt Roe. (Il a fallu plus d’un an à Joe Biden, qui a fait campagne pour faire de Roe la « loi du pays », pour prononcer officiellement le mot « avortement » après être devenu président ; les démocrates, qui ont eu la possibilité de passer outre l’obstruction parlementaire et de codifier Roe en mai, ne l’ont pas fait, comme on pouvait s’y attendre). Nombre de ceux qui soutiennent le droit à l’avortement ont tacitement accepté que les femmes pauvres et issues de minorités dans les États conservateurs aient perdu l’accès à l’avortement bien avant cette décision de la Cour suprême, et ont tranquillement espéré que les milliers de femmes confrontées à l’arrestation après une grossesse, une fausse couche, une mortinaissance ou même un accouchement sain étaient de malheureuses aberrations. Elles n’étaient pas des cas isolés et, comme l’a noté la chroniqueuse Rebecca Traister le mois dernier, le gouffre entre la classe privilégiée et toutes les autres se creuse chaque jour davantage.
La grossesse est plus de trente fois plus dangereuse que l’avortement. Une étude estime qu’une interdiction à l’échelle nationale entraînerait une augmentation de vingt et un pour cent des décès liés à la grossesse. Certaines des femmes qui mourront à cause de l’interdiction de l’avortement sont enceintes en ce moment même. Leur mort ne sera pas due à des procédures clandestines mais à un refus silencieux de soins : interventions retardées, volontés ignorées. Elles mourront d’infections, de pré-éclampsie, d’hémorragies, alors qu’elles seront forcées de soumettre leur corps à des grossesses qu’elles n’ont jamais voulu porter, et il ne sera pas difficile pour le mouvement anti-avortement d’accepter ces décès comme une conséquence tragique, voire noble, de la féminité elle-même.
En attendant, les interdictions de l’avortement vont blesser, handicaper et mettre en danger de nombreuses personnes qui voulaient mener leur grossesse à terme mais qui rencontrent des difficultés médicales. Les médecins des États d’interdiction ont déjà commencé à refuser de traiter les femmes qui font des fausses couches, de peur que leur traitement ne soit considéré comme un avortement. Une femme du Texas s’est vu dire qu’elle devait faire quinze heures de route jusqu’au Nouveau-Mexique pour se faire retirer une grossesse extra-utérine – qui est non viable, par définition, et toujours dangereuse pour la mère. Le misoprostol, l’une des pilules abortives, est couramment prescrit pour la gestion des fausses couches, car il provoque l’expulsion par l’utérus de tout tissu restant. Les pharmaciens du Texas, craignant une responsabilité légale, ont déjà refusé de le prescrire. Si une fausse couche n’est pas prise en charge de manière sûre, les femmes risquent – entre autres choses, et en tenant compte des dommages émotionnels – une perforation de l’utérus, une défaillance des organes, une infection, la stérilité et la mort.
La plupart des fausses couches sont causées par des facteurs indépendants de la volonté de la femme enceinte : maladies, irrégularités placentaires ou utérines, anomalies génétiques. Mais le traitement des femmes enceintes étasuniennes fait déjà que beaucoup d’entre elles se sentent directement et uniquement responsables de la survie de leur fœtus. On leur dit d’éviter absolument l’alcool, le café, le rétinol, la dinde de charcuterie, le fromage non pasteurisé, les bains chauds, l’exercice vigoureux, les médicaments qui ne leur sont pas prescrits, les médicaments qu’on leur a prescrits pendant des années – souvent sans aucune explication du raisonnement souvent bancal qui sous-tend ces interdits. Les facteurs structurels qui augmentent clairement la probabilité d’une fausse couche – pauvreté, exposition à des produits chimiques dans l’environnement, travail de nuit – sont moins susceptibles d’être évoqués. Au fur et à mesure que le statut de personne fœtale devient une loi dans un plus grand nombre de pays, les femmes enceintes, comme l’a souligné Lynn Paltrow, directrice de National Advocates for Pregnant Women, « pourraient être poursuivies en justice ou empêchées de voyager, de travailler ou d’exercer toute autre activité susceptible de créer un risque pour la vie du fœtus ».
Il y a un demi-siècle, le mouvement anti-avortement était dominé par des catholiques progressistes, anti-guerre et pro-protection sociale. Aujourd’hui, le mouvement est conservateur, évangélique et absolument hégémonique, peuplé en grande majorité de personnes qui, bien qu’elles puissent embrasser le placement familial, l’adoption et diverses formes de ministère privé, ne montrent aucun intérêt à faire pression pour un soutien public et structurel de la vie humaine une fois qu’elle a quitté l’utérus. L’universitaire Mary Ziegler a récemment noté que les défenseurs actuels de l’avortement considèrent les « stratégies des décennies précédentes comme apologétiques, lâches et contre-productives ». Au cours des quatre dernières années, onze États ont adopté des interdictions d’avortement qui ne prévoient aucune exception pour le viol ou l’inceste, un extrême auparavant impensable.
Au Texas, déjà, des enfants de neuf, dix et onze ans, qui ne comprennent pas encore ce que sont le sexe et l’agression sexuelle, sont confrontées à une grossesse et à un accouchement forcés après avoir été violées. Des femmes assises dans des salles d’urgence en pleine fausse couche se voient refuser un traitement contre la septicémie parce que le cœur de leur fœtus ne s’est pas encore arrêté. Des personnes dont vous n’entendrez jamais parler passeront le reste de leur vie à essayer et à échouer, de manière angoissante, dans ce pays punitif, pour assurer la stabilité d’un premier ou d’un cinquième enfant dont ils savaient qu’elles ne sont pas suffisamment pourvues pour s’occuper.
Face à tout cela, il y a eu tant de frilosité même dans le camp pro-choix – une approche qui présente l’avortement comme une nécessité malheureuse ; un type de message qui valorise le choix mais dévalorise les soins d’avortement eux-mêmes, qui met l’accent sur les droits reproductifs plutôt que sur la justice reproductive. Cette approche nous a conduites à la situation actuelle. Nous ne reviendrons pas à l’ère pré-Roe, et nous ne devrions pas vouloir revenir à l’ère qui lui a succédé, qui était moins amère que la présente mais qui n’a jamais été suffisante. Nous devrions exiger davantage, et nous devrons le faire. Nous devrons être à fond et sans condition favorables à l’avortement comme condition préalable nécessaire à la justice et à l’égalité des droits si nous voulons avoir ne serait-ce qu’une chance d’arriver un jour à un meilleur endroit.
Jia Tolentino
Des journalistes du New Yorker répondent aux questions concernant l’accès à l’avortement après l’abrogation de l’arrêt Roe v. Wade :
https://www.newyorker.com/newsletter/the-daily/the-end-of-roe-v-wade-what-you-need-to-know-about-abortion-access