Il y a quelque chose de paradoxal dans la séquence électorale qui vient de se clôturer avec le second tour des élections législatives tenues dimanche 19 juin.
D’un côté, une clarification s’est faite, qui était repérable dès le premier tour de l’élection présidentielle. Les partis piliers de l’ancien ordre électoral, qui avait prévalu du début des années 1980 jusqu’au seuil des années 2010, ne structurent plus la compétition pour le pouvoir national. Le Parti socialiste (PS) et Les Républicains (LR) ont survécu au séisme électoral de 2017 qui a vu Emmanuel Macron accéder à l’Élysée, mais ce sont des forces nouvelles, ou longtemps tenues éloignées du pouvoir, qui dominent les trois pôles dans lesquels se reconnaît désormais l’électorat.
D’un autre côté, plusieurs questions restent pendantes. Les frontières précises de ces trois pôles, les rapports de force en leur sein et la traduction institutionnelle de leur coexistence sont susceptibles d’évolutions. Dans les années qui viennent, par exemple, la succession de leurs principales figures respectives (Emmanuel Macron, Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen) va ou pourrait s’ouvrir. Et surtout, pour la première fois depuis l’instauration du quinquennat il y a vingt ans, le président tout juste élu est privé de majorité absolue à l’Assemblée nationale.
Florent Gougou, maître de conférences à Sciences Po Grenoble, propose une analogie historique pour prendre la mesure du moment : « En 1986, nous avons vécu la première cohabitation de François Mitterrand avec la droite. Avec le recul, il s’agissait d’une étape de consolidation de l’ordre électoral sur lequel avait débouché la rupture de 1981 [et qui serait fait d’alternances droite/gauche régulières – ndlr]. Mais sur le moment, les contemporains ne savaient pas si ce genre de situation était exceptionnel ou appelé à se reproduire. »
Avec 246 députés, il manque 43 sièges à la coalition présidentielle Ensemble pour que plus de la moitié des député·es soit acquise à l’exécutif. Cet échec trouve son origine dans le tassement enregistré par Ensemble au premier tour, qui a entraîné une réduction du nombre de duels disputés par les candidates et candidats macronistes par rapport à 2017. Ceux-ci ont payé une campagne médiocre de l’exécutif, mais aussi les rancœurs accumulées depuis cinq ans, qui ont moins pénalisé Macron lui-même que son parti « hors sol ».
Moins nombreuses au second tour qu’il y a cinq ans, les candidatures de la majorité présidentielle ont subi une concurrence bien plus sérieuse de la gauche dans les villes-centres et les banlieues populaires de l’archipel métropolitain. De plus, elles ont été balayées par les députés LR sortants les plus implantés : le camp macroniste a ainsi perdu trois quarts de ses duels face à des candidats de la droite d’opposition, dont plus de 60 siègeront au Palais-Bourbon. Enfin, ses confrontations avec le Rassemblement national (RN) ont été perdues quasiment pour moitié.
Ensemble n’est pas la seule coalition à avoir rencontré des difficultés là où elle faisait face à l’extrême droite. La Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), de son côté, a perdu la majorité de ses duels face aux candidatures du parti lepéniste. « Si ces deux forces avaient gagné leurs duels dans les mêmes proportions que dans l’ancien monde électoral,commente Florent Gougou, Ensemble ne serait pas loin de la majorité absolue et Jean-Luc Mélenchon ne verrait pas son statut de premier opposant contesté par le RN. »
Les caractéristiques sociologiques de l’abstention – très élevée, à près de 54 % des personnes inscrites – n’ont pourtant pas été bouleversées. Autrement dit, le RN a obtenu son score historique de 89 sièges en dépit d’un mode de scrutin qui l’avait toujours défavorisé à ce type d’élection, et malgré un vivier de votants loin de correspondre à son électorat privilégié. Cela renseigne sur la performance réalisée par le parti d’extrême droite, et le potentiel qui reste le sien pour des échéances plus mobilisatrices.
Des facteurs de long terme ont contribué à ce résultat. Depuis son redressement sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, le RN ne cesse d’augmenter son audience électorale. Le nombre de députés acquis en 2022 traduit le niveau particulièrement élevé atteint par Marine Le Pen au premier tour de la présidentielle, et s’avère cohérent avec le fait qu’elle soit arrivée en tête dans 158 circonscriptions au second tour de la même élection.
L’enracinement du vote RN est devenu particulièrement puissant dans certains territoires, au point que des départements entiers (Haute-Marne, Haute-Saône, Aude, Pyrénées-Orientales) ne sont plus représentés que par ce parti à l’Assemblée nationale.
Un délitement accru du « barrage » à l’extrême droite
Des facteurs plus conjoncturels sont également à l’œuvre. « Une partie du score du RN s’est jouée pendant la semaine de l’entre-deux-tours », estime le politiste Vincent Tiberj, faisant référence au discours présidentiel qui a mis sur le même plan « les extrêmes » de la Nupes et du RN. « L’exécutif a repris une rhétorique qui était propre à Jean-François Copé ou Laurent Wauquiez au tournant des années 2000-2010 », rappelle le professeur à Sciences Po Bordeaux, selon qui l’électorat d’Ensemble a ainsi été fortement dissuadé de se mobiliser pour la Nupes lorsqu’elle faisait face au RN.
L’inverse est vrai également. Après avoir largement contribué au front républicain pour éviter la victoire nationale de Marine Le Pen au mois d’avril, l’électorat de gauche s’est tout autant désinvesti des confrontations du RN avec des candidatures de la majorité sortante. La violence du discours gouvernemental contre la gauche, ainsi que le sentiment qu’un député de plus ou de moins ne changerait pas la face du pays, n’ont guère encouragé à un quelconque « barrage ».
De fait, dans de nombreuses circonscriptions où le RN s’était qualifié face à la Nupes ou Ensemble, on observe à la fois une hausse de l’abstention, un bond des bulletins blancs et nuls, et des mauvais reports de voix pour son adversaire. D’après l’enquête Ipsos traditionnellement réalisée pour le second tour, assure Mathieu Gallard, directeur de recherches dans cet institut, « 7 électeurs Nupes sur 10 n’ont pas choisi en cas de présence du RN contre Ensemble, tout comme 7 électeurs Ensemble sur 10 n’ont pas choisi entre le RN et la Nupes ».
Autrement dit, dans le monde politique devenu tripolaire, non seulement les élites partisanes de chacun des trois pôles ont des discours très durs vis-à-vis des deux autres, mais les électrices et les électeurs les suivent largement dans cette polarisation.
Dans l’ancien monde bipolarisé entre post-gaullistes et socialistes, « les partis de gouvernement s’affrontaient mais étaient capables de cohabiter et se montraient finalement d’accord sur un certain nombre de choses, concernant notamment l’adhésion à la mondialisation néolibérale », remarque Florent Gougou. Selon une certaine logique, leurs électorats se retrouvaient grosso modo dans le rejet commun du RN.
Désormais, les différences idéologiques et sociologiques sont très marquées entre tous les pôles, dont les soutiens se voient tendanciellement comme des ennemis plutôt que comme de simples adversaires. Cette distinction avait été proposée par Vincent Tiberj dans une contribution à un ouvrage collectif, pour différencier les perceptions des « partis de l’autre bord, ceux avec qui l’individu s’oppose mais avec lesquels il reconnaît partager certaines valeurs », et celles des partis « ennemis, hors de ce que chaque individu définit comme acceptable en fonction de ses préférences normatives ».
Encore ne parle-t-on ici que de la moitié des personnes inscrites qui s’est sentie concernée par ce scrutin. Vincent Tiberj insiste sur l’insatisfaction dont témoignent une grande partie des autres citoyennes et citoyens vis-à-vis du jeu politique existant, dont ils pourraient déstabiliser les nouveaux équilibres apparents. « Les citoyens désabusés et distants, pas seulement “critiques”, sont de plus en plus nombreux au fil du renouvellement générationnel, observe-t-il. Et ça ne va pas leur passer, surtout s’ils font face à des partis de moins en moins présents dans la société. » À le suivre, les fondations de la tripolarisation seraient donc en partie « branlantes ».
La gauche et le problème de l’abstention
La gauche coalisée compte parmi les plus marris de ce manque de participation, comme en a témoigné le regret exprimé par Jean-Luc Mélenchon le soir du second tour. De fait, plus des deux tiers du corps électoral âgé de 18 à 34 ans, fortement acquis à la Nupes lorsqu’il vote, se sont abstenus. De même, cette dernière est surreprésentée parmi les professions intermédiaires et les employés, qui s’abstiennent davantage que la moyenne.
Comment l’expliquer, alors que ce scrutin législatif semblait bien plus disputé que tous ceux qui se sont tenus depuis 2002, la question climatique s’invitant même aux derniers jours de campagne du fait d’une canicule « éminemment politique » ? Là encore, ces effets de court terme ont été déjoués par des ressorts plus puissants. Les moins de 34 ans, depuis qu’ils sont adolescents ou enfants, n’ont connu que la logique d’un présidentialisme exacerbé, qui a transformé les législatives en élections de second ordre.
« Je suis convaincue qu’il y a un problème de connaissance du système politique, notamment chez les jeunes électeurs, affirme Camille Bedock, chargée de recherche au CNRS. S’orienter par rapport à la droite ou à la gauche est une chose, mais il peut y avoir une sorte de myopie institutionnelle chez ceux qui ne s’intéressent qu’à la présidentielle, faisant des législatives un scrutin de niche, qui ne parle qu’aux plus politisés et aux participationnistes. »
La même politiste y ajoute d’autres facteurs liés à l’offre politique : des candidates et candidats peu connus et peu ancrés localement, des tentatives de dramatisation de l’enjeu qui n’ont pas pris, et plus largement le manque de qualité d’une campagne dont on ne peut pas dire qu’elle ait été au cœur de l’attention médiatique. Au demeurant, remarque Vincent Tiberj, « les pratiques médiatiques chez les plus jeunes sont assez éclatées, il y a une vraie difficulté à les toucher et à les mobiliser ».
Pour la gauche, dont l’union a permis une progression significative en sièges mais pas de dynamique supplémentaire en votes par rapport à 2017, le renouvellement générationnel se révèle ainsi à double tranchant. S’il est censé lui profiter, il nourrit aussi l’abstention et le vote RN (ces deux comportements étant en revanche beaucoup moins adoptés dans la population la plus âgée).
En l’état, la Nupes perd la majorité de ses duels dans toutes les configurations. Elle en gagne assez pour retrouver un étiage à l’Assemblée nationale qui se rapproche de 2002, dont le souvenir n’est pas fameux dans ce camp. Mais elle en perd trop pour menacer Ensemble dans l’obtention d’une majorité relative. Cela alors que son poids électoral au premier tour était équivalent à celui de la coalition macroniste...
On peut considérer qu’il s’agit d’une injustice du mode de scrutin à deux tours, et qu’une proportionnelle ne distordrait pas autant l’audience électorale réelle de la gauche (ce qui serait vrai aussi pour le RN). Mais ces défaites nombreuses dans des duels renseignent tout de même sur la difficulté de ce camp à élargir son socle dans le système existant.
« Pour changer les rapports de force, estime Florent Gougou, le plus efficace consiste à imposer ses propres thèmes à l’agenda de la compétition électorale. C’est cela qui permettrait de renverser la table et d’arracher des groupes sociaux à leurs préférences initiales. »
Le système « fissuré » de la Ve République
En attendant, la séquence électorale de 2022 se clôt sur l’impression d’une impasse pour l’exécutif. L’obtention quasi « automatique » d’une majorité absolue pour le camp vainqueur de l’élection présidentielle, qui était une constante depuis vingt ans, a été déjouée. Le résultat est « une des Assemblées les plus représentatives qu’on a eues depuis longtemps », remarque Mathieu Gallard.
Le problème de cette situation n’est pas en soi qu’elle contraigne le camp vainqueur à composer. Il s’agit de la norme dans les autres démocraties européennes, et la situation s’est déjà produite en France – un peu sous le régime actuel, et de manière systématique sous les régimes parlementaires précédents. Sauf que depuis 2002, la dynamique institutionnelle à laquelle se sont accoutumés les responsables politiques français était très différente.
« La Ve République s’est modifiée dans le sens d’une présidentialisation exacerbée depuis les années 2000, rappelle Camille Bedock. Mais aujourd’hui, le système est fissuré. Ses prémices, comme le fait que le mode de scrutin à deux tours bloque l’extrême droite aux portes de l’Assemblée, n’existent plus. Sa seule qualité, qui était une stabilité à toute épreuve aux dépens de la représentativité, ne peut même plus être invoquée. »
En théorie, une coalition gouvernementale Ensemble-LR serait l’issue la plus logique de cette situation. Mais à ce stade, l’exécutif ne semble pas prêt à transiger sur son orientation politique afin de s’attirer durablement le soutien d’autres sensibilités politiques. Et en face, tout le monde veut rester dans l’opposition. « Il y a une absence de culture de la coalition et de la négociation dans les rangs de la classe politique actuelle, remarque Camille Bedock, mais aussi une situation peu propice à toute entente. »
On retombe en effet sur la polarisation entre les trois pôles qui se sont constitués dans le nouvel ordre électoral. Dans des pays davantage parlementarisés, de telles situations, avec l’irruption de nouveaux partis et une grande polarisation entre les forces les plus importantes, ont également été sources de difficultés. « C’est ce qui s’est produit en Italie à partir de 2013, et il a fallu plusieurs années de “latence” et d’ajustement du comportement des acteurs politiques pour que ce soit résolu », indique la chargée de recherche CNRS à Sciences Po Bordeaux.
Il reste à savoir comment les responsables français vont eux-mêmes « ajuster » leur comportement, et si la question des règles institutionnelles va être soulevée en raison des possibles impasses rencontrées. C’est la dimension incertaine de l’ordre électoral émergent depuis 2017, dont toutes les caractéristiques et les logiques ne se révéleront qu’avec le passage du temps.
Fabien Escalona