Ainsi, le cycle politique bi-décennal dont il été question tout au long de ces pages, se termine parce qu’il faut bien appeler une défaite cinglante des forces qui se sont opposées au remodelage néolibéral de la société française. Certes, la question de la traduction sur le terrain social du succès de Sarkozy dans les urnes est encore ouverte. Certes, cette victoire de la droite comporte de nombreux paradoxes, qui empêchent de parler d’une situation stabilisée, a fortiori d’un cours tranquille pour la purge néolibérale promise par la majorité actuelle. Il n’empêche que le spectacle qui domine actuellement, et depuis la campagne présidentielle, est celui d’une gauche tétanisée, dans l’ensemble de ses composantes, d’un mouvement syndical battant préventivement en retraite, et cela face à une droite résolument offensive, remobilisée, tenant fermement le cap de l’initiative politique.
Si bien des questions demeurent donc ouvertes, aucun doute n’est pourtant permis quant à la signification du nouveau tournant : avec Sarkozy à la présidence, Fillon comme premier ministre et Juppé comme numéro deux du gouvernement, ceux auxquels se sont farouchement affrontées les luttes sociales des deux dernières décennies tiennent leur revanche. La puissante contre-offensive systémique dont il a été question dans le chapitre précédent a remporté une bataille décisive, celle d’une élection présidentielle qui a condensé les contradictions et les énergies comme rarement au cours des dernières décennies. Une élection qui a vu se reconstituer et s’affirmer le « parti de l’ordre » sous l’égide du sarkozysme. Quelque chose s’est donc bien terminé mais quoi exactement ?
Une victoire jouée d’avance ?
Certains se sont empressés de parler d’une « droitisation de la société française », et d’une « victoire idéologique » du sarkozysme, voire même de son « hégémonie » [1], sans qu’il soit toujours clair s’ils entendent par là une droitisation des élites politiques, impulsée par un incontestable travail de reconstruction idéologique du camp néolibéral, ou une adhésion majoritaire de la population aux thèmes mis en avant par ce dernier – et partagés, dans une large mesure, par les deux principaux candidats aux présidentielles. Dans cette logique, la conclusion qui s’impose est que la tendance antilibérale dominante depuis (au moins) les années 1993-94 cède désormais la place à un cycle opposé, marqué par le soutien majoritaire au néolibéralisme dans le corps social. Disons-le d’emblée : cette thèse nous semble erronée, non pas dans le sens où elle serait fausse mais parce qu’elle s’avère unilatérale. La victoire de Sarkozy n’est assurément pas un accident, elle a des racines profondes, notamment idéologiques, et s’inscrit dans le prolongement de tendances antérieures au durcissement du cours néolibéral, tendances qu’elle contribue, à son tour, à radicaliser. Ce n’est du reste pas la première fois dans l’histoire qu’en l’absence de solution alternative « à gauche » (favorables aux classes dominées), une situation de crise tend à se résoudre « à droite », par un « parti de l’ordre » mieux à même de s’emparer de la radicalité de la conjoncture.
Pourtant, et il convient ici de le rappeler avec force, cette victoire n’était en rien inéluctable, inscrite dans le prolongement linéaire de tendances antérieures. C’est même exactement l’inverse, cette victoire, par bien des aspects, paradoxale, est le fruit d’un retournement de situation réussi, sur fond d’instabilité et de crise sociale et politique. Rappelons ici que les gouvernements qui ont compté Sarkozy et Fillon parmi leurs principaux ministres ont perdu, très lourdement même, l’ensemble des scrutins intermédiaires du quinquennat écoulé (régionales et européennes de 2004, référendum de 2005). S’ils l’ont emporté dans le conflit sur les retraites de 2003, et mis en œuvre nombre de contre-réformes libérales (de la poursuite des privatisations à celle des retraites et de la sécurité sociale), ils ont dû s’incliner devant le mouvement anti-CPE du printemps 2006, mouvement auquel le soutien populaire majoritaire n’a jamais fait défaut. L’ensemble des enquêtes confirme qu’à un an du scrutin la gauche se trouvait en position de force, aussi bien au niveau de l’auto-positionnement de l’électorat que du type d’attentes (sociales) qui celui-ci exprimait de façon majoritaire [2]. Ces préoccupations sociales ont du reste perduré pendant la campagne présidentielles, à ceci près que, contrairement à ce qui s’était passé durant celle du référendum, du fait de l’extrême faiblesse de la gauche antilibérale, elles ont cette fois été principalement portées par des forces extérieures au système politique (mobilisation des sans-abri de l’hiver 2006-2007, grèves à Airbus et PSA).
Les fractures au sein des classes populaires (entre les couches paupérisées « assistées » et les autres, entre « vrais » nationaux et « immigrés », ou considérés tels indépendamment de leur nationalité) facilitaient certes les interpellations sarkozyennes de fractions de ces classes politisant ses lignes de démarcation, déplaçant l’antagonisme social au sein même des dominés, ce que le succès du Front National avait du reste démontré depuis longtemps [3]. Nulle remontée néanmoins de la popularité des thèmes du libéralisme économique, ni même des thèmes sécuritaires et anti-immigrés (ces derniers se maintenant certes à un niveau élevé), ne fut observée au cours de la récente période, notamment au sein des couches populaires [4].
Comment expliquer dès lors le succès de Sarkozy ? Précisément par la capacité de la politique à transformer les coordonnées d’une situation, en intervenant activement dans ses contradictions, et pas simplement à les refléter ou les consolider. Sarkozy a compris la gravité de la crise sociale et politique, la double exaspération des contradictions, à la fois du côté des classes dominantes, exaspérées par la résistance tenace rencontrée en France par le néolibéralisme, et du côté du « peuple de droite », rejoint par une partie désorientée des classes populaires, exaspérés par le « désordre » ambiant, l’affaiblissement de l’autorité de l’Etat, les menaces croissantes portées par l’évolution économique et l’image de déclin et d’impuissance donnée par le pouvoir chiraquien finissant. Il a donc pris l’initiative politique, il a été le seul à « faire » à proprement parler de la politique au cours de la période. Pour le dire autrement, Sarkozy a porté la « vérité » de la situation car il en a saisi la radicalité, le fait que « ça ne pouvait plus durer comme avant ». Son mot d’ordre fondateur est bien, en ce sens, celui de la « rupture », qu’il convient d’opposer à l’« ordre juste » de Ségolène Royal. Contrairement à cette dernière, Sarkozy assume en effet pleinement le fait que, dans une situation de crise, l’affirmation de l’ordre (« juste » ou pas) passe nécessairement par des conflits, des ruptures, et non par l’entêtement dans une vision irénique et pseudo-organique de la société, dont il révèle du même coup l’impuissance, et le caractère subalterne, subordonné à une vision conservatrice : privé de sa dimension conflictuelle, l’« ordre juste » c’est juste l’ordre.
Voilà pourquoi le caractère non-prédéterminé, activement construit, de la victoire de Sarkozy n’est en rien une bonne nouvelle pour ses adversaires : s’il ne s’est pas contenté de traduire électoralement une droitisation préexistante, l’actuel président est d’autant mieux placé pour la faire advenir et l’inscrire durablement dans la société française. Rien ne serait plus illusoire que de penser que les résistances sociales pourront faire face seules à cette légitimité nouvelle, construite sur le terrain politique. Ce serait là oublier le présupposé (en général inavoué) des conceptions « mouvementistes » (i.e. fondées sur l’illusion de l’auto-suffisance des mouvements sociaux) [5], à savoir l’existence d’un cadre politique donné, considéré comme relativement favorable, ne serait-ce que négativement, par l’affaiblissement qu’il exprime du bloc dominant.
Avec l’arrivée au pouvoir de Sarkozy devient précisément envisageable ce que les rapports de forces établis au cours de ce cycle bi-décennal étaient parvenus à mettre en échec, à savoir une version française de la thérapie de choc à la Thatcher. Thérapie dont il faut souligner que, en Grande-Bretagne même, elle n’était en rien inévitable, même après le premier succès des conservateurs (1979), qu’elle dût être gagnée de haute lutte (notamment contre les mineurs en 1984-85) et que, malgré tous les malentendus quant au caractère prétendument « hégémonique » de son « populisme autoritaire » [6], la « dame de fer » ne s’appuyait en rien sur une adhésion majoritaire de la population à la liquidation de l’Etat social.
Le parallélisme entre le sarkozysme et le thatchérisme (le néo-conservatisme états-unien ayant servi de médiation entre les deux) mérite d’ailleurs d’être poussé plus loin encore : même volonté de jouer de jouer sur les fractures au sein même des classes populaires et intermédiaires traumatisées par le déclassement et la dislocation des acquis sociaux, et surtout même capacité à politiser l’angoisse sociale diffuse sur les thèmes de l’ordre et de la sécurité en désignant les nouveaux « ennemis intérieurs » responsables de la crise et du « déclin » national : les « assistés », qui profitent de l’Etat social, les « paresseux », accrochés aux 35 heures, les « profs soixante-huitards », qui ont bafoué la discipline et l’autorité, la « racaille », qui « défie » la police dans les quartiers et exige de la « France » des actes de « repentance » pour le passé colonial.
La cohérence de ce « populisme autoritaire » est à rechercher de ce côté : non pas un néolibéralisme lénifiant et euphorique, chantant les vertus du « marché » et du désengagement de l’« Etat tutélaire » (comme celui d’Alain Madelin, ou même de la droite RPR-UDF des années 1980), mais une vaste entreprise de restauration de l’ordre, de l’autorité et des hiérarchies sociales (d’où l’importance des thématiques ouvertement inégalitaires, des références au déterminisme génétique etc.), une reprise en main des rapports sociaux dont la pointe est la « remise au travail », le workfare comme projet de société global. Si espace pour la marchandisation il y a, à un moment où les privatisations ont quasiment achevé ce qui subsistait de secteur public, elle se trouve avant tout dans la re-marchandisation de la force de travail [7] qui est le vrai contenu de la « réhabilitation » promise de la « valeur travail » : l’allongement du temps de travail, le démantèlement des protections légales et du salaire social, une disponibilité et adaptabilité maximales aux exigences d’un marché du travail idéalement dérégulé. Mais, on le sait, cette re-marchandisation là en particulier exige un Etat fort, interventionniste et punitif, fort proche, en fin de compte de la vision du Manifeste communiste (longtemps critiquée pour son instrumentalisme) du « comité chargé de gérer les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière » [8].
Une marche vers le bipartisme ?
De la dynamique de la victoire sarkozyste, s’ensuit une autre conséquence : contrairement aux affirmations de ceux qui se sont empressés de saluer les résultats du premier tour des présidentielles en tant que « double victoire contre les extrêmes », preuve éclatante de la « sérénité » et la « maîtrise » retrouvées de la « démocratie » [9], les tendances à l’œuvre dans le processus électoral révèlent une tout autre réalité. Sarkozy a montré qu’une élection pouvait se gagner non pas « au centre », mais dans une démarche de radicalisation (à droite), assumée et payante. Voilà qui subvertit déjà le présupposé habituel des tenants de la thèse du bipartisme tendanciel des systèmes politiques dans les régimes démocraties, à savoir la convergence « vers le centre » des deux partis centraux, dans une sorte de gestion à la marge des conditions de reproduction de l’ordre existant. Car il faut immédiatement relever l’asymétrie fondamentale dévoilée par les scrutins d’avril et de mai 2002 : face à une droite radicalisée et offensive, il n’y avait aucun bloc social et politique alternatif. C’est là le sens réel de la faiblesse historique du total des voix de gauche (PS et gauche radicale) en 2007 et de l’émergence spectaculaire d’un « centre » autonomisé des deux blocs. Plus que la « grande alternance » évoquée par Eric Dupin, le résultat du second tour signe ainsi le dérèglement profond de l’alternance telle qu’elle s’est exercée depuis 1981 et dont la possibilité était en réalité établie dès le duel Mitterand-De Gaulle de 1965, moment fondateur du « cycle mitterandien » pour la gauche de gouvernement.
Le recul des « extrêmes » (FN et extrême gauche), dont la poussée avait marqué le premier tour des présidentielles de 2002, n’aura donc pas suffi à effacer le sens profond du 21 avril 2002, à savoir la perte de capacité de la gauche de structurer politiquement, autour d’un clivage pertinent, la polarisation sociale. L’échec de Jospin en 2002, s’il fût accentué par des éléments circonstanciels, n’avait, effectivement, rien d’un accident : en l’absence de tout véritable compétiteur sur sa gauche, le score médiocre de Ségolène Royal au premier tour montre que la dispersion des candidatures de la gauche modérée n’était pas seule en cause. Le relâchement des liens entre le PS et des secteurs décisifs de son électorat persiste, et même s’amplifie dans la mesure où à la sécession des classes populaires vient s’ajouter la distanciation de couches significatives du salariat intermédiaire et intellectuel.
Au niveau politique, le PS a partiellement réussi à capter le vote anti-Sarkozy d’un électorat situé à sa gauche, puissamment aidé en cela par l’attitude suicidaire de la gauche antilibérale, et à placer sa candidate au second tour. Mais il n’est plus au centre d’un système d’alliances, d’un bloc cohérent de forces format le socle d’une majorité de rechange potentielle, contrairement, par exemple, à la configuration du deuxième tour de 1995, lorsque Lionel Jospin avait pourtant obtenu un score quasiment identique à celui de Ségolène Royal.
C’est là justement la limite de l’interprétation du résultat du premier tour des dernières présidentielles, et, plus largement du cycle des alternances ouvert en 1981, en termes de marche vers le « bipartisme » [10] : le déclin du PCF et la présidentialisation croissante de la vie politique ont certes fait du PS le parti central du bloc de gauche, à la fois dans l’électorat et dans les institutions. Mais cette prédominance est restée fragile. En termes de performance électorale, le PS a toujours oscillé autour de 25% des voix ; il n’a que rarement dépassé les 30% dans les scrutins nationaux, et est même parfois descendu nettement au-dessous des 20% (aux européennes de 1994 et aux présidentielles de 2002). C’est bien en-deçà, le fait a souvent été relevé [11], de la quasi-totalité des partis sociaux-démocrates européennes, et même du niveau habituel d’un « parti de gouvernement ». Cette sous-performance traduit l’absence historique bien connue de « configuration social-démocrate » dans la gauche française, configuration concrétisée en d’autres contrées européennes par la prédominance incontestée à gauche, et la longue expérience de gestion gouvernementale, de partis puissants (en termes électoraux et organisationnels), fortement liés au mouvement ouvrier et syndical.
Toutefois, comme le suggère une analyse plus approfondie [12], ce qui s’est historiquement le plus rapproché d’un point de vue morphologique de cette « configuration social-démocrate » en France, c’est non pas un parti de gauche à lui seul (PS ou PCF) mais les moments unitaires et dispositifs d’alliance entre les composantes de la gauche politique. Dispositifs qui ont bénéficié d’un appui syndical plus ou moins formalisé, du Front populaire à la l’Union de la Gauche (doublée pendant plus d’une décennie par le pacte d’unité d’action CGT/CFDT) en passant par la Libération. Le « cycle mitterandien » ne fut, en ce sens, que la dernière version de cette configuration, et l’épisode de la « gauche plurielle » son ultime avatar. C’est pourquoi l’épuisement de ce cycle, que traduisent aussi bien l’effondrement du PCF que la mutation en cours du PS, signifie bien davantage qu’une simple « valse des alliances », visant à s’adapter à une nouvelle arithmétique (« il n’y a plus assez de voix à gauche, donc on se tourne vers le centre »). La rupture avec le congrès d’Epinay (1971), qui avait précisément répudié l’héritage SFIO de la « troisième force », de l’anticommunisme, et des compromissions dans mes guerres coloniales, est en réalité latente depuis l’intégration de plus en plus profonde du PS à la gestion néolibérale. Accélérée par le « phénomène Ségolène Royal », symptôme de l’épuisement de la structure et du fonctionnement internes hérités d’Epinay [13], elle équivaut à la dislocation de cette configuration social-démocrate à la française, et du mode spécifique d’insertion du PS à celle-ci. La défaite de 2007 ouvre donc sur de toutes autres perspectives que celle, par exemple, de 1995, à savoir sur une crise d’orientation, de stratégie et même d’identité d’un PS fortement travaillé par des tendances à la « dé-social-démocratisation » et à la mutation libérale-démocrate.
Une polarisation croissante, à l’expression politique contrariée et difforme
Les élections présidentielles n’ont donc pas mis fin à l’instabilité et au dérèglement du système politique : elles les ont simplement concentré sur le centre et la gauche du spectre politique, où règne la plus grande incertitude, si ce n’est la confusion. Plus profondément, face à une société de plus en plus polarisée, et traumatisée, par la mise en œuvre du néolibéralisme, nous avons vu une gauche de gouvernement virer à droite et proposer une vision atténuée (et incohérente) du projet libéral-autoritaire, et une gauche radicale et antilibérale abandonner le terrain de la confrontation politique, du rapport de forces central, i.e. de l’alternative, pour se réfugier dans des postures sectaires d’auto-affirmation et de gestion de micro-créneaux électoraux, dilapidant ainsi le capital précieux (et fragile) accumulé durant l’expérience unitaire du « non » de gauche au référendum sur le TCE.
L’expression des contradictions ne pouvait dès lors qu’emprunter des voix indirectes, principalement deux. Le première est la forte montée de la participation et des inscriptions, essentiellement (mais non exclusivement : c’est l’ensemble du corps social qui s’est tourné vers le terrain électoral/politique) dans les quartiers populaires et les régions les plus portées au vote anti-droite [14]. Cette poussée participationniste était en fait annoncée dès les mobilisations de rue de l’entre-deux tours en 2002 et par les niveaux supérieurs à la moyenne de ce type de scrutin lors des régionales de 2004 et du référendum de 2005. Elle vient inverser une courbe abstentionniste de longue durée, particulièrement dévastatrice dans les couches populaires et la jeunesse [15], et constitue un signe essentiel du « retour du politique », de la nécessité ressentie par les secteurs sociaux les plus divers d’investir ce terrain, pour en modifier les lignes de force et tenter ainsi d’y résoudre les contradictions sociales.
La seconde, qui opère sur fond de la précédente, a pris la forme d’une forte polarisation autour de Sarkozy, de sa personne et de tout ce que celle-ci est arrivée à représenter. Alimentée par l’impact même de sa démarche, elle s’est traduite par un niveau de rejet sans doute rarement atteint par un candidat de la droite parlementaire. Cette polarisation a débouché sur un réflexe et même un courant « anti-Sarko », qui a, à son tour, nourri la tendance à la participation mais aussi des manifestations de type émeutier le soir du scrutin – du jamais-vu à notre connaissance pour un pays ouest-européen.
Ce courant s’est lui-même divisé, pour l’essentiel, en deux sous-courants, puissamment aidé en cela par le spectacle affligeant d’une gauche antilibérale automarginalisée et réduite à l’impuissance : l’un s’est tourné, par défaut, par vers le « vote utile » en faveur de la candidate du PS, en dépit de son profil blairiste [16], l’autre, plus composite, allant de la droite modérée à des parties de la gauche, voire même la gauche radicale, s’est déporté vers un candidat du centre-droit larguant les amarres avec son camp d’origine et se transformant en paradoxal candidat « anti-bipartisme », et, par bien des aspects, « anti-système ». Rien ne serait plus éloigné de la réalité que de voir dans le surprenant résultat de Bayrou (18,6% au lieu de 6,84% en 2002) un signe d’une montée d’une du « centrisme » dans l’électorat. Le succès de Bayrou représente en fait le prix dont les deux autres candidats ont dû s’acquitter pour affirmer leur orientation, Sarkozy pour unifier et radicaliser la droite, Royal pour dissoudre, y compris au niveau symbolique, ce qui subsistait de cohérence et de spécificité « de gauche » au discours du PS. Comme le confirment de façon transparente les enquêtes d’opinion, ce sont les deux principaux candidats qui ont, par le rejet qu’ils suscitaient, constamment nourri, tout au long de la campagne, l’ascension de Bayrou (de là également sa foncière fragilité) [17]. Tel est du reste l’un des paradoxes légué par le premier tour de ces présidentielles : utilisé de façon outrancière par le « système », et une fraction du parti lui-même, comme un levier pour approfondir la mutation libérale du PS, et avancer ainsi dans le sens de la normalisation bipartite à l’américaine du système politique français, le « phénomène Bayrou » se présente en fait être le lieu géométrique où se concentre l’instabilité du système politique, supplantant largement (mais peut-être temporairement) dans cette fonction, les partis classiquement « anti-système » (FN et extrême-gauche).
Le socle de la résistance
L’ambition ouvertement affichée du sarkozysme est de franchir un seuil qualitatif dans le remodelage néolibéral de la société française. S’annonce ainsi une période nouvelle de tensions et de conflits dont l’issue dépendra de la combinaison de deux facteurs : l’intensité et l’ampleur des résistances sociales et la capacité de la gauche, social-démocrate/réformiste et radicale, de tirer les leçons de sa défaite et de résister, à son tour, à la normalisation du paysage politique français. De repousser donc, pour la première, la mutation libérale préparée par de longues années de social-libéralisme, de surmonter, pour la seconde, son retrait dans des positions sectaires et/ou subalternes, et être ainsi en mesure de porter le refus du néolibéralisme qui anime de larges secteurs de la société française. Lesquels plus précisément ?
Les résultats des présidentielles, et plus particulièrement du second tour, ont en effet au moins ceci d’intéressant : indiquer la cartographie de cette France anti-Sarkozy, la France qui, dans un contexte difficile, abandonnée par des appareils politiques compromis et/ou autistes, a su résister à l’option populiste autoritaire. Pour un score national presque identique à celui de Jospin en 1995, la cartographie du vote en faveur de Royal indique une progression sensible du vote anti-droite dans le sud-ouest, la Bretagne, certaines villes, grandes et moyennes, de province, les « cités » (ou, plus exactement, villes à forte proportion de « cités ») et l’est parisien. C’est, à l’inverse, un recul qui apparaît dans le sud-est et l’est (où le ralliement massif de l’électorat FN a débouché sur une vague sarkozyste), dans certains fiefs socialistes traditionnels (Bourgogne, Nord, Languedoc-Roussillon – notons ici que c’est la partie plébéienne de l’électorat frontiste qui a le mieux résisté, notamment dans le Nord), dans les zones rurales et dans certaines banlieues populaires périphériques (plus particulièrement en région parisienne [18]).
Ces différenciations recoupent, pour l’essentiel, celles dessinées par le profil sociologique et générationnels de l’électorat anti-Sarkozy [19]. Ses principaux piliers sont, par ordre décroissant, les jeunes de 18-24 ans (58% : la même tranche d’âge avait voté à 53% pour Chirac en 1995), à savoir la génération des mouvements anti-Fillon et anti-CPE, rejointe par celle de la révolte des quartiers (ce qui, au passage, conforte l’idée du rôle « politisant » joué, directement ou indirectement par ces événements), les ouvriers (54%), les employés et professions intermédiaires (51%), ainsi que, de façon plus transversale, les salariés du public (57%).
La conclusion semble claire : la base sociale « dynamique » de la France anti-Sarkozy, le socle de la résistance à venir, recoupe de façon systématique la topographie des acteurs impliqués lors des luttes sociales de la période (révolte des quartiers comprise), à la fois en termes de territoire et de profil sociologique : jeunesse étudiante et des cités populaires, ouvriers et employés, préférentiellement (mais non exclusivement) du secteur public, couches du salariat intellectuel (enseignants, chercheurs, intermittents du spectacle, là aussi avec une forte dimension de secteur public). Les zones de faiblesse correspondent, inversement, aux territoires et secteurs sociaux moins touchés (centre, Nord, Est, Ile de France, à l’exception des « cités » ou des territoires conquis par les couches urbaines du salariat « intellectuel ») même si on relève des contre-exemple notamment dans le sud-est, submergé par le sarkozysme d’extraction lepéniste. Ce sont donc également les pourtours du périmètres des luttes qui apparaissent dans les limites de la dynamique électorale anti-Sarkozy. Il en résulte, en fin de compte, un degré élevé de pénétration de la droite et l’extrême-droite dans les classes populaires et le salariat intermédiaire. Comparable à celui de 1995 [20], il est très supérieur à celui des années 1970 ou du début des années 1980 et retrouve sans doute le niveau du gaullisme triomphant des années 1960 (qui avait suscité d’intenses discussions sociologiques sur la fin du « sinistrisme » ouvrier).
On retrouve là la cristallisation de la faiblesse hégémonique de la gauche actuelle, qui touche l’ensemble de ces composantes. Elle indique l’ampleur de la reconstruction qui reste à opérer, et des ruptures à assumer, pour relever le défi du présent. Ce n’est qu’à cette condition qu’une gauche digne de nom, une gauche « de gauche », pourra dire, avec le poète, « je porte la victoire au cœur de mon désastre » (Aragon, Le roman inachevé).