Depuis l’accord signé entre les partis de la gauche et de l’écologie politique, nous assistons à un déferlement de critiques. Il est la preuve de la fébrilité de celles et ceux qui craignent que toutes les deux ne reviennent sur le devant de la scène. Ainsi, Jean-François Copé s’en est pris à La France insoumise, le 8 mai, sur France Info, qui, en remettant en cause le droit de propriété, s’attaquerait aux valeurs de la République. Ce gaulliste revendiqué oublie, ce faisant, que de Gaulle avait en son temps nationalisé nombre d’entreprises industrielles et bancaires… Mais le débat se polarise aujourd’hui sur le rapport à l’Union européenne (UE) et sur la volonté des signataires de l’accord de ne pas respecter certaines règles européennes dès lors qu’elles représenteraient un obstacle à la mise en œuvre du programme, adoubé par le vote populaire.
On aurait pu penser que, face au désintérêt de la politique manifesté de manière récurrente par les Français à travers une abstention et un vote blanc massifs, le renouveau démocratique, souhaité par toutes les forces politiques, devait passer par la mise en œuvre des engagements électoraux. Ce n’est visiblement pas le cas, et les contempteurs de cet accord apparaissent en phase avec les mots de Jean-Claude Juncker – alors président de la Commission européenne – prononcés fin janvier 2015, après la victoire en Grèce de Syriza : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens. »
Les traités européens seraient donc politiquement ce que les textes révélés sont pour les croyants : l’expression du seul dogme recevable. Or, les institutions et les gouvernements européens sont les premiers à ne pas respecter ces traités. La place nous manque pour tous les recenser. Quatre exemples récents suffiront pour en donner une idée. Le premier est l’attitude de la Banque centrale européenne (BCE), à la suite des crises successives qui ont affecté la zone euro : alors que les traités interdisent toute aide financière aux Etats, la BCE a acheté massivement, sur le marché secondaire, des titres publics, permettant ainsi à ces pays de se financer à bas coût. Le deuxième porte sur le plan de relance pour l’Europe (NextGenerationEU), qui va aboutir à un budget européen en déficit, alors même que les traités obligent l’Union européenne à un strict équilibre, ce que Clément Beaune – qui valorise ce plan dans une tribune, publiée le 6 mai, par Le Monde –, oublie de préciser.
La tension entre droits européen et national
Notre troisième exemple porte plus précisément sur l’attitude du gouvernement français refusant d’appliquer les exigences pourtant modestes de verdissement exigées par la politique agricole commune, à tel point que certains ont pu avancer la perspective d’un « Frexit agricole ». Que dire, enfin, de ces propos de Bruno Le Maire, tenus en septembre 2021, et selon lesquels « le marché unique européen de l’électricité ne marche pas, il est aberrant », sinon qu’ils invitent à la désobéissance ?
Bref, la désobéissance aux traités n’est nullement une exception en Europe ; elle est d’ailleurs le seul moyen pour que la construction européenne puisse continuer à exister. Contrairement à ce qu’affirme le politiste Olivier Costa dans une tribune au Monde, publiée le 8 mai, l’objectif n’est pas de désobéir. La désobéissance aux traités européens n’est pas un but, c’est un moyen, à défaut d’autres. Le problème ici n’est pas juridique, mais politique, et renvoie à la nature même de l’UE et des traités qui la fondent.
Les traités européens mélangent en réalité deux propos différents. D’une part, des articles de nature proprement constitutionnelle : ils concernent le rôle et le fonctionnement des institutions européennes, les valeurs et les objectifs de l’UE. De l’autre, l’affirmation institutionnelle d’un régime économique très particulier, marqué au sceau du néolibéralisme, dont les principes y sont inscrits sous couvert des « libertés fondamentales ». On y trouve ainsi, pour ne prendre que cet exemple, la liberté d’établissement et la liberté de prestation de service, qui ont servi de base juridique à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) pour remettre en cause, dans un certain nombre d’arrêts, les droits des salariés au niveau national. Le débat sur la prééminence du droit européen sur le droit national ne peut faire l’impasse sur ce contenu très particulier des traités, qui relève indissolublement de la construction constitutionnelle et d’un encastrement du néolibéralisme dans les institutions. La tension dès lors inévitable entre droit européen et droit national ne peut être résolue en ne considérant que le terrain juridique, puisqu’elle relève avant tout d’un débat politique, et cela peut amener à s’éloigner de certaines dispositions.
Bataille politique
Il est bon que l’existence des droits démocratiques soit garantie au niveau européen et ne puisse pas être remise en cause par une Cour constitutionnelle nationale, a fortiori si cette dernière revêt un caractère largement illégitime, comme dans le cas de la Pologne. Mais cela n’entraîne pas que l’on doive considérer que toute règle européenne l’emporte sur le droit national. Condamner l’attitude du gouvernement polonais pour ses atteintes aux droits fondamentaux, ne signifie pas donner un satisfecit aux articles des traités européens qui promeuvent les politiques néolibérales. Mener une politique de transformation sociale et écologique oblige à être en contravention volontaire à certains articles des traités et à ne pas respecter des arrêts de la CJUE. Tant que les traités voudront imposer un ordre politique, économique et social qui devrait être du ressort du débat démocratique, l’ordre juridique européen sera un ordre bâtard ; c’est pourquoi, il ne peut être considéré comme un tout à prendre ou à laisser.
La construction européenne est une bataille politique. Pour la première fois, les partis de gauche et de l’écologie politique reconnaissent ensemble qu’il est nécessaire de sortir du choix mortifère qui nous est proposé : accepter l’Europe telle qu’elle est ou la quitter. Nous n’acceptons pas l’Europe néolibérale et productiviste, car nous sommes de gauche et écologistes. Il ne peut y avoir de destin commun des peuples d’Europe que dans une construction synonyme de démocratie effective, de progrès social et de respect des impératifs écologiques.
Pierre Khalfa
Economiste, membre de la Fondation Copernic
Jacques Rigaudiat
Economiste, membre de la Fondation Copernic