L’élection présidentielle qui s’est achevée le 24 avril dernier a vu la participation simultanée de deux formations politiques d’« extrême droite ». Éric Zemmour (candidat de Reconquête) est ainsi arrivé en quatrième position avec 7,07 % des suffrages exprimés tandis que Marine Le Pen (candidate du RN) s’est qualifiée pour le second tour avec un score de 23,15 % des suffrages exprimés. Dans un contexte général de montée de l’extrême droite à travers l’Occident, cette mouvance pèserait désormais en France environ le tiers des suffrages exprimés.
Pourtant, la comparaison des structures géographiques au 1er tour des deux courants politiques censés composer ce « bloc d’extrême droite » montre que cette association est à nuancer.
Les géographies d’Eric Zemmour et de Marine Le Pen semblent différentes. La géographie d’Éric Zemmour, tout d’abord, ressemble de façon étonnante à celle du Front national originel, celui de Jean-Marie Le Pen dans les années 1980. Visualisée à l’échelle régionale, on retrouve un gradient ouest-est prononcé. Le vote Zemmour est supérieur à sa moyenne nationale dans la France de l’Est.
Cette France historiquement urbanisée, industrialisée et concernée par l’immigration, identifiée du temps de Le Pen père comme la partie est d’un axe Le Havre-Perpignan, s’oppose à une France de l’Ouest historiquement plus rurale, moins dense et davantage marquée par la culture démocrate-chrétienne.
Ce gradient ouest-est est ensuite complété par des zones de force régionales typiques du FN historique : le pourtour méditerranéen, la région lyonnaise, l’Île-de-France et à un niveau moindre la Lorraine, l’Alsace et la Bourgogne.
Un vote Zemmour fort dans le cœur urbain
À l’échelle plus fine des communes, une autre caractéristique du vote Zemmour se repère, typique du FN des années 1980 : le vote Zemmour est au-dessus de sa moyenne nationale dans le cœur du monde urbain français, c’est-à-dire à Paris (8,2 % des suffrages exprimés), Lyon (7,6 % des s.e.) et Marseille (11,1 % des s.e.). Il est aussi fort dans des centres urbains du sud comme Toulon (13,7 % des s.e.), Nice (14,3 % des s.e.) et Cannes (17,3 % des s.e.). Par contre, il est clairement absent des grandes villes universitaires comme Grenoble (5,4 % des s.e.) ou Clermont-Ferrand (5,9 % des s.e.).
Un zoom sur l’Île-de-France, où le vote MLP est très faible (5,5 % des s.e.), aide à suggérer les ressorts du vote urbain pour Zemmour. D’une part, même si la tendance majoritaire est au vote Mélenchon, certaines banlieues de l’Est francilien populaire, comme Créteil (7,5 % des s.e.), ont placé Éric Zemmour a un score supérieur à sa moyenne nationale. D’autre part, dans l’ouest francilien bourgeois, le vote Zemmour est également fort (Yvelines et Hauts-de-Seine).
Des analyses encore plus fines menées à l’échelle des bureaux de vote dans le Paris intra-muros ont même montré que le vote Zemmour est fort dans certains bureaux des « beaux quartiers », où il dépasse les 20 % des suffrages exprimés.
Quelle géographie pour le RN ?
Quant à la géographie du RN, elle s’organise d’abord sur une base régionale marquée schématiquement par ses deux traditionnelles zones de force : le littoral méditerranéen et la France historiquement industrielle du Nord et de l’Est, dans laquelle s’ancre le RN depuis la fin des années 1990 et où Zemmour est faible, surtout dans les Hauts-de-France.
La science politique a noté ce caractère dual du RN, repéré dès la présidentielle de 1995 et opposant un RN du Nord porté par certains segments des classes populaires dans des territoires de vieille industrie où les structures d’encadrement de la gauche se sont affaiblies à un RN du Sud porté par des classes moyennes, notamment des artisans et des commerçants.
Cependant, la concurrence de Zemmour pourrait avoir eu comme effet d’amoindrir cette dualité. En effet, en visualisant la variation du score RN entre 2017 et 2022 à l’échelle régionale, il apparaît que ses pertes les plus fortes se localisent en PACA et en Corse, alors que le RN renforce légèrement sa présence dans un vaste cadran nord-est où seul lui résiste l’Île-de-France (si l’on fait exception du Grand Est où il baisse un peu). Le caractère nordiste du RN est donc légèrement plus prononcé en 2022.
Une géographie « périphérique » ?
À côté de cette géographie régionale, existe une géographie que l’on qualifiera ici de « périphérique ». À l’échelle communale, se distinguent nettement les grandes villes françaises (les métropoles comme Paris, Lyon, Marseille, Bordeaux, etc. et les villes de second rang comme Poitiers, Dijon, Metz, etc.), foyers de résistance face à leurs périphéries où le vote RN est fort. Ce clivage centre-périphérie, encore à éclaircir, (publication à venir à l’automne 2022), imputé parfois à la métropolisation du territoire français, parfois à la périurbanisation, semble lié en partie au contenu social des périphéries des grandes villes. Ces périphéries concentreraient des classes populaires, notamment ouvrières, autrefois présentes dans les centres urbains qu’elles auraient quittées pour diverses raisons (gentrification, insécurité, prix de l’immobilier).
Dans ce cas, relégation spatiale et relégation sociale se combineraient pour produire un vote RN fort.
L’ouest de la France voit la plus forte progression du vote RN
Enfin, l’ouest de la France, hermétique au vote Zemmour, voit la plus forte progression du vote RN entre 2017 et 2022. Le vote RN se rééquilibre donc entre les régions. La tendance est donc à un léger renforcement de la géographie périphérique.
En somme, la géographie du RN en 2022 suggère que l’électorat qui porte ce parti est davantage populaire, que ce soient des classes populaires des territoires désindustrialisés du Nord et de l’Est, ou des classes populaires des périphéries des grandes agglomérations. Cette prolétarisation de l’électorat RN est confirmée par les enquêtes par sondages.
La géographie d’Éric Zemmour suggère à l’inverse que ce dernier a renoué avec certains fondamentaux du vote FN originel : un vote inter-classiste à enjeu sur la question de l’immigration, travaillant des territoires spécifiques comme le pourtour méditerranéen et certaines banlieues de grandes villes, et une radicalisation de certaines franges de la bourgeoisie traditionnelle de droite. Cette suggestion reste à confirmer sur une base plus rigoureuse et chiffrée en comparant les scores électoraux de Zemmour en 2022 à ceux obtenus par Jean-Marie Le Pen lors du scrutin présidentiel de 1988 par exemple.
Une analyse de la variance
Ces constats visuels sont précisés par une analyse de la variance. Cette méthode statistique permet d’estimer le poids de différents découpages géographiques dans les votes Zemmour et Le Pen. Les unités spatiales manipulées sont les communes de France métropolitaine, à laquelle nous nous restreignons. Nous travaillons sur les scores en % d’inscrits afin de neutraliser l’effet de l’abstention. Les données électorales sont pondérées par le nombre d’inscrits dans la commune pour gommer au mieux les effets de taille. Le clivage centre-périphérie est approximé en s’appuyant sur le maillage du territoire métropolitain de l’Insee. Sur cette base, le centre correspond aux 41 plus grandes aires urbaines françaises (12 aires métropolitaines + 29 grandes aires urbaines), qui selon l’Insee constituent l’armature urbaine ancrant la France dans la mondialisation.
La périphérie correspond au reste du territoire métropolitain. Ce choix se justifie par le fait que le clivage centre-périphérie ne s’observe pas seulement pour les grandes métropoles mais aussi pour des villes de second rang (Caen, Le Mans, Poitiers, etc.).
Enfin, le gradient ouest-est est construit sur une base départementale en séparant approximativement les départements français en deux groupes à partir de l’axe Le Havre–Perpignan.
Cette analyse de la variance montre d’emblée que les votes Zemmour et Le Pen doivent encore être expliqués par d’autres facteurs (le résidu est de l’ordre de 50 %). Du reste, le gradient ouest-est pèse effectivement très faiblement dans le vote Le Pen (faisant écho à sa progression dans l’Ouest) et le clivage centre-périphérie a un poids probant. Chez Zemmour, c’est l’inverse. Pour les deux candidats, l’échelle régionale est celle qui compte le plus. Cependant, rappelons que l’analyse de variance reste un instrument limité, car le clivage centre-périphérie qui marque le vote RN se fait à des niveaux différents en fonction du contexte régional ou de la taille du centre urbain (plus prononcé pour Paris, moins intense dans le Sud), subtilité que ne capture pas cet instrument.
Ces différences probantes ne signifient pas pour autant une totale absence de convergence entre les deux géographies. Par exemple, la région PACA est clairement une zone de force commune à Eric Zemmour et Marine Le Pen, ce qui pose la question d’un électorat sudiste motivé par le thème de l’immigration et qui a pu tenter le choix Zemmour ou rester fidèle à Le Pen par vote utile.
Votes Zemmour et Le Pen par taille de commune
Le calcul du score moyen des deux candidats par catégorie de taille de commune indique aussi leurs différences de trajectoire. Pour Le Pen, plus l’importance démographique de la commune est faible, plus le score est haut, culminant pour les communes de moins de 2000 habitants, c’est-à-dire les communes définies comme rurales par l’Insee jusqu’en 2020. La trajectoire de Zemmour est opposée et ressemble davantage à celle de Jean-Marie Le Pen dans les années 1980 quand ce type de traitement permettait d’appuyer le modèle urbain du vote FN. Zemmour est équilibré dans toutes les catégories de commune, mais atteint son maximum pour Paris, Lyon et Marseille.
Cet exercice a cependant ses limites car des communes très différentes sont amalgamées dans les catégories. Par exemple, les catégories « 50 000 à 100 000 habitants » et « plus de 100 000 habitants » agrègent des banlieues de grandes métropoles, comme Saint-Denis où le vote Zemmour est très faible (3,1 % des suffrages exprimés), et des centres urbains importants du Sud, comme Cannes où il performe (17,3 % des suffrages exprimés).
Une alliance aux législatives ?
La différenciation des implantations géographiques d’Eric Zemmour et de Marine Le Pen fournit quelques enseignements pour aborder les élections législatives à venir.
Si Eric Zemmour est fort dans les communes-centres des trois plus grandes métropoles françaises, avec des bons scores dans certains quartiers bourgeois, Marine Le Pen, dont la géographie est davantage périphérique et populaire en 2022, y est faible. La pertinence d’une alliance entre ces deux courants du « bloc d’extrême droite » n’a donc rien de naturel, ni d’automatique.
Seul sur le pourtour méditerranéen, aire régionale probante où se rejoignent les deux géographies, la pertinence d’une telle alliance semble claire. Ainsi, le choix récent de la direction du RN de ne pas s’allier à Reconquête, malgré l’appel à l’union lancé par Eric Zemmour, ne s’explique pas seulement par une volonté de « tuer dans l’œuf » ce dernier, mais sans doute aussi par des raisons moins politiciennes et plus profondes.
L’élection présidentielle de 2022 semble avoir un peu plus entériné l’évolution de l’électorat RN commencée dans les années 1990. Cet électorat, toujours plus populaire et périphérique, est désormais motivé par des préoccupations qui hybrident de manière complexe crainte identitaire et peur du déclassement social.
L’auteur effectue sa thèse sous la direction de Gilles Van Hamme (Université Libre de Bruxelles, faculté des sciences) et Jean-Michel De Waele (Université Libre de Bruxelles, faculté de philosophie et sciences sociales).< !—> http://theconversation.com/republishing-guidelines —>
François Luciardi, Doctorant, Université Libre de Bruxelles (ULB)