Ma conviction depuis longtemps, c’est que seule une nouvelle gauche porteuse de changements en profondeur peut répondre aux aspirations de notre temps. Car face aux crises qui s’accumulent, l’heure n’est pas à l’aménagement du système en place mais à la rupture avec les normes dominantes. Mais, comme disait Friedrich Engels, « la preuve du pudding, c’est qu’on le mange » : 2022 en est la démonstration.
Ce qui crée de la dynamique et permet de construire l’avenir, c’est un projet de transformation radicale – c’est-à-dire prenant les problèmes à la racine – et une stratégie s’appuyant sur la recherche d’union au sein du peuple de gauche, plutôt que sur une synthèse à froid entre les partis existants. Avec son score de 22%, et alors qu’aucun des autres candidats de gauche et écologistes n’a réussi à franchir la barre des 5%, Jean-Luc Mélenchon a ouvert l’espoir d’une victoire pour le camp de l’émancipation humaine. Il a redonné vie à la possibilité d’améliorer le quotidien du plus grand nombre.
Alors que, dans d’autres pays, la crise des gauches dans toutes ses composantes ne cesse de s’approfondir, un espoir se lève aujourd’hui en France. Comprendre ce qui a fonctionné est décisif pour écrire la suite. Les talents personnels de Jean-Luc Mélenchon, son charisme et ses intuitions indéniables, expliquent une part importante de son, de notre succès.
On passerait à côté de l’histoire si l’on ne saisissait pas les partis pris idéologiques et les expériences collectives de plus long terme qui ont permis au candidat insoumis d’arriver si nettement en tête à gauche et, à rebours de ce qu’annonçaient les sondages de début de campagne, de frôler l’accès au second tour. Bien sûr, on pourrait aussi regarder les limites de notre expérience, ce qui a manqué. Mais à cette heure, il me semble décisif de prendre la mesure de ce qui a fonctionné, de ce qui nous donne aujourd’hui un tel élan.
Vingt ans de combats pour ouvrir l’espoir
Le chamboule-tout que nous vivons vient de loin. La bataille du « non de gauche » au Traité constitutionnel européen en 2005 a constitué une étape décisive dans la grande recomposition à l’œuvre. Cette campagne de masse, créative et horizontale, a notamment été menée par la génération façonnée par le mouvement social de novembre-décembre 1995 et l’altermondialisme. Ce « non », qui a mis en ébullition la société, disait l’opposition aux logiques du marché, à la « concurrence libre et non faussée ». Il a ravivé le ressort de la lutte des classes. Il exprimait aussi une brûlante contestation de la technocratie qui gouverne contre le peuple. Il unissait des sensibilités diverses à gauche et, surtout, il fédérait dans le monde populaire.
C’est sur cette base que nous avons construit les collectifs antilibéraux. S’ils ont échoué à mettre sur pied une candidature unitaire en 2007, ils ont servi de creuset à la constitution par la suite du Front de gauche rassemblant le Parti de gauche, le Parti communiste français et le mouvement Ensemble. Ce nouvel attelage, rendu possible par le départ de Jean-Luc Mélenchon du Parti socialiste et l’intelligence politique de Marie-George Buffet, a permis de franchir une étape déterminante en 2012, celle d’un score à deux chiffres pour une gauche radicale à la présidentielle.
Avec l’Union populaire, une gauche décomplexée renaît. Celle qui assume son opposition au capitalisme. Celle qui pense que l’écologie sans la lutte des classes, c’est du jardinage. Celle qui veut un changement du sol au plafond du modèle de développement, seul à même d’endiguer le réchauffement climatique. Celle qui s’en prend clairement au monde de la finance, défend bec et ongle les services publics, n’a pas peur de remettre en cause la propriété privée au nom du bien commun. Celle qui ne veut pas seulement ripoliner les institutions mais passer à une nouvelle République, la Sixième. Celle qui refuse de se laisser embarquer dans le débat sur l’identité, préférant le terrain de l’égalité. Celle qui ose contester les violences policières. Celle qui, contre tous, défend les musulmans, victimes d’un racisme éhonté venant de l’extrême droite et qui se dissémine dans l’échiquier politique comme dans le débat public. Celle qui n’accepte pas la concentration des médias et l’hégémonie de la pensée dominante.
Puis le quinquennat de François Hollande a avalisé la dérive néolibérale de la « gauche de gouvernement ». Il a conduit à la désespérance et à la colère, notamment dans les milieux populaires, premières victimes des régressions. Le mot « gauche » s’est abîmé. Et pour cause… En son nom, une politique de casse sociale, avec le CICE ou la loi El Khomri, a vu le jour. En son nom, des responsables au sommet de l’État ont supprimé des lits d’hôpitaux. En son nom, ils ont fermé le site industriel de Florange, bafouant leur promesse. En son nom, Hollande a fait reculer les libertés et proposé la déchéance de nationalité. Un désastre. Il ressort de ce quinquennat deux « monstres », au sens gramscien du terme, deux tueurs de la gauche : Emmanuel Macron, représentant des oligarques à la française, et Manuel Valls, héraut de l’obsession identitaire et sécuritaire.
Dans ce contexte, un scenario à l’italienne de disparition de la gauche du paysage politique devenait une menace réelle. À la fin du quinquennat Hollande, alors que le président en place n’était pas en mesure de se représenter, de nombreuses voix se sont élevées pour appeler à l’union de la gauche, fut-ce derrière son pôle modéré. Grâce à la candidature de Jean-Luc Mélenchon en 2017, nous avons échappé à la disparition. Le succès de Benoit Hamon lors de la primaire socialiste a également contribué à affirmer l’attachement à une gauche digne de ce nom, qui se hisse à la hauteur des défis contemporains et cherche à penser l’avenir.
Recueillant 19,6% des suffrages à la présidentielle de 2017, le candidat insoumis a posé une pierre essentielle pour mettre sur pied une force de transformation sociale et écologique. Les années qui ont suivi n’ont toutefois pas permis de consolider et d’élargir à partir de cet acquis de la présidentielle – les élections intermédiaires n’ayant pas transformé l’essai. Il n’empêche qu’en s’opposant avec force et cohérence au pouvoir en place, les insoumis ont capitalisé politiquement pendant tout le quinquennat Macron. Or c’est bien ce fil à plomb de contestation franche du projet néolibéral, productiviste et autoritaire qui a permis à Jean-Luc Mélenchon de déjouer les pronostics.
Assumer et articuler les radicalités
Ce qui a fait le succès de l’Union populaire, c’est également d’en finir avec une gauche aseptisée et normalisée, depuis toutes ces décennies qu’elle courrait après une forme de respectabilité. Souvenons-nous du candidat Hollande qui promettait d’être un « président normal »… Tout un programme ! Quand on s’appelle « les Insoumis », le ton est donné. L’audace est une marque de fabrique. De l’implantation sur les réseaux sociaux à l’hologramme, en passant par la création de jeux vidéo, le renouvellement des formes a dépoussiéré notre façon de faire de la politique et contribué à son appropriation par le plus grand nombre, notamment au sein des nouvelles générations. L’esprit critique et l’irrévérence font partie intégrante d’un profil délibérément non policé. Cette posture se retrouve symboliquement dans la décision de ne pas respecter le port de la cravate dans l’hémicycle en arrivant à l’Assemblée en 2017 ou ces boites de conserve brandies pour illustrer dans l’hémicycle les cinq euros d’APL supprimées. Elle dit que la contestation ne se fait pas dans un dîner de gala : à gauche, nous avons vocation à détonner, à trancher, à choquer.
Jean-Luc Mélenchon, avec les insoumis, cherche les arêtes, c’est-à-dire ce qui va accrocher, ce qui n’est pas mille fois entendu, rebattu. À l’ère désespérante du clash, ce fut la condition pour percer et être entendu à une grande échelle. Ce parti pris comporte une prise de risque puisqu’il y a des lignes à ne pas franchir, des sorties de route à ne pas commettre, au risque d’être totalement incompris de la majorité des Français et mis hors-jeu dans le débat public. Si l’exercice est périlleux, c’est aussi qu’il peut pousser à trianguler, à cliver à l’intérieur même de celles et ceux que nous avons à rassembler. Mais force est de constater que, lors de la campagne présidentielle de 2022, ce profil a permis de déranger le « ronron » et l’entre-soi mais sans nous aliéner des franges entières de notre électorat.
Cliver n’est pas qu’une affaire de posture, c’est avant tout un enjeu de fond. Il n’est pas question de suivre « le bon sens », principe de droite par excellence, puisque notre raison d’être est de remettre en cause l’ordre existant. Avec l’Union populaire, une gauche décomplexée renaît. Celle qui assume son opposition au capitalisme. Celle qui pense que l’écologie sans la lutte des classes, c’est du jardinage. Celle qui veut un changement du sol au plafond du modèle de développement, seul à même d’endiguer le réchauffement climatique. Celle qui s’en prend clairement au monde de la finance, défend bec et ongle les services publics, n’a pas peur de remettre en cause la propriété privée au nom du bien commun. Celle qui ne veut pas seulement ripoliner les institutions mais passer à une nouvelle République, la Sixième. Celle qui refuse de se laisser embarquer dans le débat sur l’identité, préférant le terrain de l’égalité. Celle qui ose contester les violences policières. Celle qui, contre tous, défend les musulmans, victimes d’un racisme éhonté venant de l’extrême droite et qui se dissémine dans l’échiquier politique comme dans le débat public. Celle qui n’accepte pas la concentration des médias et l’hégémonie de la pensée dominante. Je prends ici quelques exemples sur lesquels Jean-Luc Mélenchon, avec les insoumis, puis l’Union populaire, ont posé des actes à la fois clairs et offensifs. La percée de notre nouvelle famille politique doit beaucoup à la capacité à porter le fer, et non à courber l’échine.
Remplir le mot gauche plutôt que de le brandir
La stratégie insoumise part du principe que les mouvements constitués, les partis de gauche et écologistes ne suffisent pas, même en s’alliant, à susciter l’adhésion massive. Nous avons besoin d’aller chercher dans la société elle-même de nouvelles forces, individuelles et collectives, ainsi que de refonder notre projet sur des bases inédites, avec des termes nouveaux, des formes d’expression nouvelles, pour convaincre et gagner. Un simple compromis entre les partis existants aurait empêché de donner à voir les radicalités nouvelles qui ont fait le succès de la candidature de Jean-Luc Mélenchon. C’est en s’émancipant des vieilles routines que nous avons percé et convaincu. Le Parlement de l’Union populaire, cette instance composée de 300 acteurs du mouvement social et personnalités, a par exemple donné à voir la volonté d’articulation nouvelle du social et du politique, en mettant en lumière des voix plurielles.
Pour cela, le logiciel traditionnel de la gauche, basé sur la lutte des classes, devait lui aussi être adapté. La lutte des classes demeure une colonne vertébrale de notre analyse des sociétés modernes, une boussole stratégique. Mais de nombreux autres combats émancipateurs sont venus s’y agréger et la complexifier au fil du temps : le féminisme, l’antiracisme et l’écologie politique, parmi d’autres. Cette complexification portait en elle le risque de l’émiettement, d’une addition sans cohérence. Or le champ politique comporte une dimension qualitativement différente des mouvements sociaux, dont la logique est forcément sectorielle. Il oblige à intégrer les revendications dans un récit global. C’est ce que Jean-Luc Mélenchon a inlassablement cherché à mettre en mots, en discours, dans les campagnes de 2017 et 2022.
La place donnée au programme a été un moteur d’adhésion. L’un des atouts de la campagne du premier tour, qui s’est appuyée sur le travail des « livrets thématiques », a été de permettre aux secteurs sociaux mobilisés les plus divers d’y « accrocher » leurs idées, en les combinant avec l’apport des intellectuels critiques. La version complète du programme de l’Avenir en commun comprend... 1500 pages ! Il fait office de réservoir de mesures prêtes à être appliquées sur le champ en cas d’arrivée au pouvoir. Mais il donne surtout à voir les contours d’une alternative globale au néolibéralisme autoritaire. Aucun autre parti à gauche n’est parvenu à faire de même.
En mettant l’accent sur le programme, nous avons redonné du sens et des couleurs à la gauche et à l’écologie. L’Union populaire a cherché à s’adresser à celles et ceux qui s’étaient éloignés de la gauche, en raison des expériences passées au pouvoir, et aux jeunes générations pour lesquelles le clivage droite/gauche s’avère moins structurant, comme le montrent différentes enquêtes d’opinion. Ce pari a porté ses fruits.
Fédérer pour reconstruire
À l’issue du scrutin présidentiel, la tripartition du champ politique bouscule les repères traditionnels. Les partis de droite et de gauche classiques, qui ont gouverné à tour de rôle pendant des décennies, sont sortis des urnes affaiblis comme jamais. Trois « blocs », ou plus exactement trois grandes familles politiques, se sont affirmées : un pôle néolibéral autour de LREM, un pôle d’extrême droite emmenée par le RN, un pôle social et écologique avec l’Union populaire. S’y ajoute un quatrième groupe qui, s’il n’a rien d’homogène, constitue une masse considérable d’individus à convaincre, comme nous l’avons vu au premier tour de la présidentielle de cette année : les abstentionnistes, soit environ 12 millions de personnes qui se sont tenues, pour des raisons diverses, à distance du suffrage , et les électeurs votant blanc ou nul, soit 13,6 millions de personnes (34,2% des inscrits).
Dans ce contexte qui brouille les repères et rend atteignable une victoire aux législatives, l’Union populaire a pris ses responsabilités en proposant aux autres forces de gauche une alliance politique pour gouverner ensemble. Elle a ouvert d’âpres discussions avec ses partenaires potentiels. Cette main tendue n’avait rien d’évident. Refusant toute répartition des circonscriptions comme on se partage un gâteau, la France insoumise, avec Jean-Luc Mélenchon, a cherché à créer les conditions d’un programme partagé pour gouverner en juin, obligeant EELV et le PS à une forme d’aggiornamento. Toute la difficulté était de créer, en un temps contraint, du commun sans demander aux autres de ne plus être eux-mêmes. Il en ressort un accord historique ! Il rappelle d’autres épisodes de l’histoire des gauches : le Front populaire bien sûr, mais aussi le « programme commun » des années 1970, ou la « gauche plurielle » des années 1990. La conjoncture est pourtant très différente, notamment parce que la crise environnementale fait peser un péril imminent sur la survie de l’humanité, plaçant de fait toute politique sous la contrainte de l’urgence. On sent bien que si l’on veut venir à bout de cette crise, les demi-mesures ne suffiront pas, que c’est le capitalisme lui-même qui doit être touché en son cœur. Dans cette perspective, la logique d’accompagnement du système, classiquement social-démocrate, n’est pas à la hauteur.
Les institutions agissent comme un aspirateur à énergie : en cas d’arrivée au pouvoir de l’Union populaire ou même de constitution d’un groupe parlementaire conséquent, le risque existe de voir cette force de rupture se normaliser et se dévitaliser. C’est pourquoi nous devons combiner intelligemment notre engagement dans et hors des institutions. Le défi qui est devant nous est de lutter pour la conquête du pouvoir et, dans un même mouvement, d’approfondir la dynamique de convergence à la base et dans les idées qui a fait la force de la campagne. Ce ne sera pas simple, pas plus que de faire vivre un accord politique fragile avec nos nouveaux partenaires. Ce ne sont pas seulement les leçons du quinquennat Hollande que nous devons retenir, c’est aussi le tournant de 1983 qui est à méditer, cette parenthèse libérale qui ne s’est jamais refermée. Aujourd’hui, nous nous trouvons à un moment de cristallisation, où des courants venus des profondeurs de l’histoire des luttes pour l’émancipation humaine convergent pour rendre enfin un autre monde possible. À nous de leur être fidèles.
Clémentine Autain