La réunion des gauches est depuis longtemps un rêve populaire, soutenu par un imaginaire mémoriel riche d’espérances… et de déceptions. Celle qui advient aujourd’hui – la quatrième tentative – semblait impossible il y a quelques semaines à peine. Et pourtant, elle est là. C’est la quatrième fois en moins d’un siècle que la plus grande partie de la gauche décide de se rassembler. Elle le fit à partir de 1934, dans ce qui va devenir le Front populaire, autour de l’alliance des communistes, des socialistes et des radicaux. Elle se retrouva à nouveau en 1972, autour d’un copieux programme de gouvernement, proposé par le PCF à partir de 1962. Elle se constitua en « gauche plurielle » entre 1997 et 2002, pour structurer le gouvernement présidé par Lionel Jospin.
Dans les deux premiers cas – Front populaire et Union de la gauche - la gauche rassemblée a été un mythe agissant : non pas une « illusion », comme on le dit trop souvent, mais un vecteur puissant de mobilisation et de politisation populaires. Le troisième cas – la « gauche plurielle » – est plus complexe. Il est le résultat imprévu d’une victoire électorale elle-même inattendue (les législatives anticipées de 1997) et de la constitution, sous la houlette de Lionel Jospin, d’un gouvernement rassemblant les différents partis de gauche. La base de l’accord n’est pas en 1997 un programme commun ni même un contrat de gouvernement, mais l’énoncé de quelques thèmes généraux : réduction du temps de travail, arrêt des privatisations, parité, etc. Par ailleurs, si les souvenirs amers du « tournant de la rigueur » (1982-1983) n’avaient pas étouffé cruellement l’espoir, ils avaient pour le moins tempéré l’enthousiasme, vingt ans après la déception provoquée par la rupture de l’Union de la gauche. Au total, malgré leur échec final, le Front populaire et la période du programme commun ont profondément marqué les mémoires de la gauche ; le bilan est plus mitigé pour la gauche plurielle.
S’il est bon de resituer le moment actuel dans l’histoire longue de la convergence des gauches, on insistera ici plutôt sur les différences qui le distinguent de ses prédécesseurs. Dans les deux premières expériences, l’union se réalise largement en amont d’une échéance électorale importante : l’acte inaugural du Front populaire se fait au printemps 1934, deux ans avant les législatives de 1936 ; le programme commun de la gauche est signé en juin 1972, neuf mois avant les législatives de 1973. La gauche plurielle, elle, naît après l’élection de mai-juin 1997, sans négociation préalable. Quant au rassemblement de 2022, il se fait entre deux élections très proches l’une de l’autre, présidentielle et législatives ; il se conclut après un vigoureux bras de fer entre ses protagonistes à la présidentielle.
En 1972 comme en 1935-1936, l’accord ne comporte pas de volet électoral, sinon la règle classique du désistement de second tour en faveur du candidat de gauche le mieux placé. Chacun décide donc de ses candidatures ; il y a en revanche un accord programmatique longuement débattu en amont, très général (janvier 1936) ou très détaillé (juin 1972). En 1997, on ne trouve pas d’accord électoral (la gauche plurielle se met en place après l’élection) et pas de programme bien précis. En 2022, en revanche, la convergence électorale va jusqu’à une répartition des circonscriptions, notamment de celles qui sont tenues pour le plus gagnables. Quant à la base programmatique, elle se définit, de façon accélérée, à partir du programme présidentiel de Mélenchon L’Avenir en commun.
Les différences les plus importantes sont toutefois ailleurs. En 1934, 1972 et 1997, les alliances se nouent entre des courants politiques installés depuis longtemps, dont chacun s’appuie sur une implantation électorale conséquente, nationalement et/ou territorialement. En 1932, au sein d’une gauche qui a regroupé 53% des suffrages exprimés, aucune formation n’obtient à elle seule la moitié du total des gauches. Le Parti socialiste – à l’époque, la SFIO – et le Parti radical sont autour de 20% et si le PCF doit se contenter d’un modeste 8,3% – conséquence de son repliement sectaire au temps de la stratégie « classe contre classe » – il avait montré sa capacité d’insertion municipale et avait dépassé les 11% aux législatives de 1928. Lors des législatives de 1968 (les dernières avant la signature du programme commun), le PCF et la FGDS (le regroupement des socialistes et des radicaux) se partagent l’essentiel des 41% de la gauche (le PCF a près de 20%, la FGDS a 16,5%). Enfin, à la présidentielle de 1995, deux ans avant la « gauche plurielle », le PS est toujours le parti dominant à gauche (il l’est depuis 1981), mais avec ses 23,3% il n’atteint pas la moitié du total des gauches (50,6%).
En 2022, on sait que le résultat de la présidentielle est sans appel : pour la seconde fois, Mélenchon arrive largement en tête de la gauche et obtient à lui seul près des deux tiers du total des 32% engrangés à gauche. Plus de 17 points séparent le premier (21,9%) du second (Jadot, 4,6%). En outre, les deux premiers du classement incarnent des forces nouvelles : les écologistes se sont installés dans l’espace électoral dans les années 1990, les insoumis se structurent dans la campagne présidentielle de 2017. Les « historiques » de la gauche d’hier, PC et PS, sont relégués dans le bas du table au (3,7% au total pour Roussel et Hidalgo). La gauche que redessine le scrutin présidentiel offre un visage nouveau : elle est relancée, mais plus déséquilibrée que jamais. La FI négocie, dans une position de force que n’avait connu aucun parti politique avant elle.
Se remémorer les unions du passé et réfléchir sur leur trajectoire est un exercice salutaire. Simplement, il ne faut jamais oublier que nous sommes à une autre époque… dans un bien curieux pays.
La France est un drôle de pays !
En 1981, alors que l’Europe et le monde basculaient dans l’ultralibéralisme, la France a eu l’impertinence d’élire un président alors très à gauche. En 1997, alors qu’elle était présumée subclaquante depuis quelques années, la gauche l’a emporté aux élections législatives anticipées et a imposé une troisième cohabitation.
Il y a quelques semaines encore, l’affaire semblait pliée : le Président sortant devait triompher sans coup férir, l’extrême droite était divisée et la gauche éparpillée restait bloquée irrémédiablement sur son résultat médiocre de 2017 (autour de 27%). À l’arrivée, le sortant est réélu, mais avec 38,5% des inscrits ; au second tour, il ne dépasse donc que d’un peu moins de quatre points le total des abstentions et des votes blancs ou nuls (34,2% des inscrits).
Après avoir achevé la gauche socialiste en 2017, Emmanuel Macron a progressé au premier tour, en « phagocytant » la droite classique : du coup, il a globalement affaibli l’ensemble de la droite. Son noyau partisan est relativement majoritaire (35,8% des exprimés), mais il est fortement concurrencé par une extrême droite en progrès (32,3%), mais toujours divisée, et par une gauche requinquée (31,9%) et rassemblée autour de Mélenchon et de la FI.
Ce rapport des forces impromptu modifie sensiblement le jeu des majorités législatives. Jusqu’à ce jour, les élections suivant immédiatement le scrutin présidentiel (1981, 1988, 2002, 2007, 2012, 2017) ont chaque fois confirmé, plus ou moins nettement, le rapport des forces enregistré au tour décisif de la présidentielle. Il peut en être autrement dans quelques semaines. Dans ce contexte, une victoire législative de la gauche reste certes encore improbable aux yeux de beaucoup. Mais jusqu’au bout il était très improbable que Mélenchon, que les sondages ont longtemps englué dans une fourchette de de 8 à 12%, pût raisonnablement envisager de franchir la barre du premier tour.
Or il a failli y parvenir et, aujourd’hui, une majorité des personnes interrogées (67% selon l’Ifop) affirment leur préférence pour une majorité parlementaire opposée à l’hôte de l’Élysée et plus d’un tiers d’entre elles souhaitent voir en tête « la gauche unie ». La gauche, dès l’instant où elle conjugue ses forces, a plus d’atouts que l’extrême droite pour être l’axe parlementaire d’une majorité empêchant Macron de mettre en œuvre les plus négatifs de ses projets.
Un sondage, dit-on, ne fait pas l’élection. Mais ceux qui existent suggèrent que le vent est décidément ailleurs que là où on l’attendait. Macron et Le Pen ont sans doute progressé davantage que le leader de la FI, mais la surprise véritable est bien venue de Mélenchon. Tant mieux pour la gauche !
Si la gauche gagne...
Si cette gauche était ainsi majoritaire en juin et si, derechef, Jean-Luc Mélenchon parvenait à Matignon, chacun sait que les difficultés ne feraient que commencer. Il ne suffirait pas en effet de tourner le dos aux seules années désastreuses de « hollandisme », mais à la totalité du processus qui, à partir de 1982-1983, a éloigné peu à peu la gauche de ses valeurs et a attisé la désespérance populaire. Le « devoir d’inventaire », évoqué au PS en 1995 et jamais accompli depuis lors, est toujours devant nous.
Les expériences à gauche du passé ont montré en effet qu’il ne suffisait ni de promesses fermes ni même d’un bon programme pour réussir durablement. Au sein d’une société éclatée et d’un monde incertain, le changement réussi suppose de construire patiemment, dans un temps long, les expérimentations qui permettraient de passer de la colère à la confiance et à l’espoir. Dans cet esprit, l’horizon va bien au-delà de la nécessaire redistribution massive des richesses disponibles et d’une réorientation des activités de l’État.
Les manières de produire, d’affecter les ressources, de consommer, de délibérer, de décider et d’évaluer devront être changées et, à cet effet, chaque fois, devront se trouver dans le pays les majorités pour le faire. Ce sera un bouleversement des rapports entre le « haut » et le « bas », la société et l’État, les individus-citoyens et le pouvoir. Il n’adviendra que si l’ensemble de la gauche trouve les solutions, partageables par le plus grand nombre, pour remédier à ce qui la paralyse : la défiance populaire, le recul en politique (je dis bien « en politique », pas « dans la société ») des valeurs d’égalité, l’accoutumance aux discriminations, le sentiment de l’impuissance du politique.
Le Big Bang qu’il faudra bien provoquer ne sera le fait ni d’un individu seul, ni d’une avant-garde éclairée. La radicalité légitimée par la crise de civilisation que nous vivons ne s’épanouira pas dans le volontarisme, pas plus que dans la précipitation.
Même requinquée, la gauche présidentielle reste loin des niveaux de premier tour qu’elle avait atteint depuis le milieu des années 1970 (de 36,4% en 2007 à 46,8% en 1981). Si elle veut pousser son avantage, retrouver les niveaux qui furent les siens autrefois, regagner les couches populaires qui persistent à la bouder, la gauche sera confrontée à un problème de reconstruction, de reconfiguration et, plus encore, elle sera placée devant un devoir de refondation intellectuelle, morale et organisationnelle.
Mais, sans attendre, il serait fou de ne pas saisir les occasions d’avancer, le plus loin qu’il sera possible. Face à une droite affaiblie, alors que l’extrême droite reste divisée et mal assurée sur ses bases territoriales, la condition préalable du succès était plus que jamais le rassemblement de la gauche telle qu’elle est, dans le respect de chaque sensibilité.
Pour la première fois depuis bien longtemps, ce rassemblement se réalise. L’opiniâtreté de Jean-Luc Mélenchon a payé. La gauche connaît enfin un nouveau moment historique. Il ne reste plus qu’à transformer l’essai car, cette fois, l’échec pourrait bien être lourd de gravissimes récessions démocratiques. Plus que jamais, l’heure est ainsi à la formule de Romain Rolland, heureusement reprise par Gramsci : « Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté ».
Roger Martelli