Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. Le président de la Fédération nationale des chasseurs (FNC), Willy Schraen, s’y connaît en gage d’affection : il a assuré au Parisien réserver son bulletin de vote « dès le premier tour » à Emmanuel Macron. L’homme n’en est pas à sa première missive passionnée. À l’aube de la crise des Gilets Jaunes, le patron des chasseurs avait publié une lettre ouverte à l’ensemble de ses adhérents pour les inciter à ne pas se joindre aux manifestants.
Cet appui n’est pas gratuit. Il est le fruit d’une longue liste de cadeaux adressés par le président sortant au monde de la chasse, parfois au détriment des institutions publiques. Dans une récente interview accordée à Blast, l’exdéputée LREM Frédérique Dumas décrivait un président obsédé par sa réélection et prêt à tout pour se faire bien voir des leaders d’opinion. L’histoire du dévoiement des fonds de l’OFB orchestré par l’Elysée en est une ultime et flagrante preuve. Depuis 2019, l’Office français de la biodiversité (OFB) octroie ainsi aux fédérations régionales de chasseurs une généreuse enveloppe dédiée à « la protection et la reconquête de la biodiversité » : 10,3 millions d’euros en 2020, 9,4 millions en 2021. Dans les faits, cette écocontribution sert à promouvoir les pratiques de la chasse dans les écoles, à financer des aménagements dédiés aux pratiques cynégétiques, et à réaliser des études qui minimisent l’impact de la chasse sur la biodiversité.
Dévoiement sonnant et trébuchant
À l’origine de ces fonds détournés de leur mission originelle, une promesse et un calcul politique. Nous sommes en mars 2017, Emmanuel Macron laboure le terrain vers l’Élysée. Le banquier des villes veut montrer qu’il maîtrise les enjeux des territoires ruraux. Pour convaincre, le candidat réalise une prestation enflammée devant le congrès annuel de la Fédération nationale des chasseurs.
Le nouvel ami des chasseurs lorgne alors sur son électorat appétissant : l’organisation affirmait recenser 1,03 million de permis de chasser en 2019-2020, et disposer d’un maillage de 70 000 associations locales et de 500 000 bénévoles actifs. Ces chiffres sont cependant à prendre avec précaution, car les effectifs sont en chute libre. Selon un décompte que l’OFB nous a transmis en novembre 2021, les chasseurs n’étaient plus que 988 794 à détenir un permis valide lors de la saison 2020-2021.
La performance du futur président séduit son auditoire. Pour sceller son amitié avec les chasseurs, LREM signe en amont des législatives 2017 un accord politique de 30 mesures avec la FNC. Parmi elles, la réduction du prix du permis de chasser de 400 à 200 euros, le soutien du piégeage traditionnel, et la création d’une « Agence française pour la biodiversité revue et corrigée », dont il est prévu d’en « modifier sa gouvernance pour intégrer la Fédération Nationale des Chasseurs ».
Promesse tenue : depuis le 1er janvier 2020, l’État a rassemblé l’Agence française pour la biodiversité (AFB) et l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS) en une seule entité, l’OFB. Le texte qui cimente ces nouvelles fondations octroie aux chasseurs et aux associations de pêcheurs 10 % des places au conseil d’administration. Pour porter leurs revendications au sein de l’Office, Hubert-Louis Vuitton, vice-président de la fédération nationale, président des fédérations du Loir-et-Cher et du Centre-Val de Loire, occupe le siège de deuxième vice-président à l’OFB.
15 millions d’euros par an
Surtout, le texte pose les bases d’une écocontribution : un fonds destiné aux fédérations régionales et départementales de chasseurs, et destiné à financer « des actions concourant directement à la protection et à la reconquête de la biodiversité ». À chaque permis de chasser validé, l’OFB abonde ce fonds de 10 euros, et la FNC de 5 euros. Soit une enveloppe annuelle d’environ 15 millions d’euros. Seuls 70 % de ces subventions sont versées à la signature des projets. Le solde est lui décaissé à la réception d’un rapport de fin de projet rédigé par les fédérations. Pour la saison 2019-2020, l’OFB a engagé près de 10,3 millions d’euros, et donc déjà payé 7,20 millions d’euros. Sur les 9,440 millions programmés pour la saison 2020-2021, 6,61 millions ont également été réglés.
Cette incursion au sein des finances de l’OFB est assumée par le président de la FNC Willy Schraen dans son livre Un chasseur en campagne (Éditions du Gerfaut, 2020), préfacé par l’avocat Éric Dupont-Moretti, devenu ministre de la Justice en août 2020. « L’écocontribution doit être la première pierre d’un développement des structures cynégétiques à vocation scientifique et environnementale. C’est grâce à cela que nous deviendrons les premiers experts de la nature, mais aussi les premiers porteurs de compétences dans le suivi permanent de l’État sur la biodiversité. » Avec l’intention affichée de capter les subventions publiques au détriment des associations de protection de l’environnement : « Évidemment ça “hurle” dans les associations écologistes diverses et variées qui nous soupçonnent de vouloir manger la laine sur leur dos ! Et bien elles ont raison d’avoir peur, parce que c’est ce que nous allons faire demain. »
Le comité scientifique sonne l’alerte
Si l’idylle avec les chasseurs est acquise, l’ambiance à l’OFB est morose. Deux ans après son déploiement, le conseil scientifique de l’OFB s’est fendu, en novembre 2021, d’un état des lieux cinglant sur l’écocontribution. Cette instance indépendante, composée d’experts issus du monde scientifique et académique, reproche au dispositif de ne pas « garantir une qualité suffisante des projets sélectionnés », la faute au « manque d’information présent dans les dossiers [qui rend] toute évaluation très difficile ». L’institution s’avoue incapable de jauger de la pertinence et de la qualité scientifique et technique des projets financés. Pire, l’OFB est dans l’impossibilité de refuser les projets de piètre qualité. En effet, les chasseurs déposent peu de dossiers, et l’intégralité de l’enveloppe annuelle doit obligatoirement être dépensée.
Le conseil scientifique craint pour « la réputation de l’OFB qui se retrouve associé à des projets de qualité très faible, voire mauvaise ». Il perçoit « un risque juridique pour l’OFB du fait de financement de projets dont les montants ne sont pas justifiés », et un « risque d’obtenir des résultats ni robustes, ni consolidés, voire erronés concernant les projets de développement de connaissances ». Au risque de ne pas respecter de démarche scientifique et de produire « des résultats au mieux insuffisamment validés et donc faiblement utiles et au pire incorrects ou faux. Au vu des lacunes que présentent les dossiers, le CS [conseil scientifique, ndlr] estime ce dernier risque particulièrement élevé. »
Sous couvert d’anonymat, une membre du conseil scientifique témoigne son effarement devant cette gabegie d’argent public : « Quand on a lu les dossiers, on a découvert des lignes avec 200 000 euros dédiés à un prestataire, sans préciser qui c’était, ni en quoi il était pertinent de le choisir. Quand on voit ça, on a des doutes sur la destination de ces fonds. » Également membre de la fonction publique, cette chercheuse tire la comparaison avec les demandes de financement menées au sein de l’université : « En tant que fonctionnaire, c’est deux poids deux mesures ! Nous devons justifier les C.V., faire des devis, justifier toutes les sommes… Et seuls 25 % des projets de recherche sont affectés, là où tous les projets présentés à l’OFB sont acceptés. »
Ni filtre, ni arbitrage des dossiers
Certains scientifiques y ont vu un cas d’école de « mauvaise science déguisée ». « Une partie des sommes va vers l’évaluation des espèces, mais il n’y a pas de protocole, pas d’élément scientifique », soupire un autre membre du conseil scientifique. Ces carences ont également été perçues par les fonctionnaires de l’OFB. « On se rend compte qu’il n’y a pas de filtre ni d’arbitrage des dossiers, pointe Rémy Arsento, représentant du personnel Sne-FSU au conseil d’administration de l’OFB. Certains dossiers n’étaient pas en cohérence avec la loi. Des études et des projets sur des espèces qui ne sont pas en danger, comme la réhabilitation pour l’habitat du faisan sauvage, sont passés. Ça a provoqué un émoi chez certains administrateurs de l’OFB. »
Les associations de défense de l’environnement pointent elles aussi des travaux de recherches orientés en faveur des chasseurs. Dans les Pyrénées-Atlantiques, l’OFB a soutenu une étude portant sur l’impact de la chasse sur la conservation du gypaète barbu, un vautour quasi menacé d’extinction. Comme le révèle Allain Bougrain-Dubourg, le président de la Ligue de Protection des Oiseaux, dans Charlie Hebdo, la Fédération départementale locale a adressé une lettre au sous-préfet d’Oloron-Sainte-Marie pour le prévenir que cette étude démontrait « une situation finalement très éloignée des discours régulièrement alarmistes que nous avons pu entendre pendant des années et qui ont trop souvent servi de caution aux services déconcentrés de l’État dans la prise de mesures réglementaires contraignantes vis-à-vis de la chasse ». Selon la LPO, les chasseurs souhaitaient à travers ce projet « contredire les études franco-espagnoles qui toutes concluent au dérangement du gypaète par la chasse en période de nidification ! »
Les projets d’ordres purement cynégétiques sont légion. La fédération des chasseurs d’Indre-et-Loire a par exemple demandé 20 000 € pour financer le suivi des populations de faisans de Colchide. Or cette espèce asiatique introduite en France, ne se maintient qu’avec l’aide de lâchers annuels. La fédération de Gironde a elle aussi reçu 20 000 € pour rédiger un atlas départemental des espèces de gibier. La fédération d’Occitanie s’est vu attribuer 184 000 € pour « l’amélioration les connaissances sur la caille des blés », un but justifié, mais qui oublie l’objectif de protection et de restauration de l’espèce.
Une bonne partie des fonds de l’écocontribution est également captée par des « méta-projets », c’est-à-dire des projets constitués de différents sous-projets, sans que la répartition exacte des financements publics ou ses indicateurs de réussite ne soient précisés. Tels les chantiers pédagogiques « haies » de la FNC soutenus à hauteur de 446 000 €, ou le « suivi -valorisation de la faune chassable » par la fédération d’Occitanie pour 384 000 €.
Tous les projets ne se valent pas, précise le syndicaliste Rémy Arsento, et certains ont bien à cœur d’épauler la biodiversité. « Dans les Pyrénées, un projet, qui associe l’ONF, les chasseurs et des partenaires locaux, a permis d’étudier la dynamique locale de la perdrix grise en danger, et comment la pression de prélèvement des chasseurs peut être supportable. »
L’argent magique n’existe pas, et les finances de l’OFB ne vont pas tarder à ressentir la pression de l’écocontribution. Le budget de l’établissement public n’est que l’addition des institutions auxquelles il succède : l’AFB et l’ONCFS. Moins les pertes occasionnées par la baisse de la redevance cynégétique, elle-même prélevée sur les permis de chasse dont le coût a été divisé par deux. Un trou dans le portefeuille que l’État peine à compenser. « Ça fait maintenant la troisième année que le budget de l’OFB est voté en déséquilibre. Pour le moment, il est compensé par le fonds de roulement, mais ça ne peut plus continuer, soupire Rémy Arsento. L’État a fait un cadeau aux chasseurs, sans mettre la main à la poche pour contribuer aux pertes de l’OFB. Si une partie de ce qui pourrait aider à équilibrer est dépensée à tort et à travers, c’est n’importe quoi. » Selon les documents budgétaires de l’Office, le solde serait ainsi négatif de 27 millions d’euros cette année, après des pertes de 13,3 millions en 2020 et de 28,7 millions en 2021.
Les agents de l’OFB sous la pression de l’Élysée et des chasseurs
Le sévère constat du conseil scientifique a ébranlé l’établissement public. Officiellement, l’OFB joue la réserve. « Nous n’avons pas de réaction à avoir sur les délibérations du conseil scientifique. C’est un organe qui sert à orienter la politique de l’OFB, dont les avis n’ont pas vocation à être commentés dans la presse », répond l’institution à Blast.
Révélées lors du conseil d’administration du 30 novembre 2021, les conclusions du conseil scientifique ont pourtant crispé les participants. « Le directeur de l’OFB n’a pas du tout apprécié que ce rapport sorte sans qu’il le voie. Le représentant des chasseurs a crié au scandale lors du conseil d’administration », souffle un témoin. « Les débats sur l’écocontribution ont été très tendus », confirme un deuxième participant. Contacté par Blast, Hubert-Louis Vuitton, le représentant des chasseurs à l’OFB, n’a pas répondu.
Les autres administrateurs de l’OFB ont une conscience aiguë du risque que font peser ces projets cynégétiques sur leur crédibilité. « Les services font bien leur boulot, mais l’orientation politique au-dessus d’eux est de répondre positivement aux attentes des chasseurs. L’OFB n’est que l’outil de gestion d’une décision politique, qui a exclu de l’accès à ce fonds d’autres acteurs qui agissent pour la biodiversité, et ses agents se sont retrouvés sous la double pression de l’Élysée et des chasseurs », observe Jean-David Abel, le représentant de France Nature Environnement (FNE) au sein de l’OFB.
La séance du conseil d’administration a également acté le renouvellement pour cinq ans de l’accord-cadre qui lie l’OFB et la FNC. Un renouvellement « sans qu’aucun justificatif de réalisation n’ait pu permettre de vérifier la bonne utilisation de l’argent public », se scandalise Yves Verilhac, représentant de la LPO à l’OFB. Une nouvelle convention écrite au forceps a cependant permis de resserrer les critères de sélection des projets.
Un premier pas en avant, même si cette nouvelle convention reste encore peu contraignante. Lors de la dernière sélection de dossiers présentés le 8 mars 2022 devant le conseil de l’OFB et financés à hauteur de 2,219 millions d’euros, un membre de la commission des interventions chargée de les valider a constaté qu’ils étaient « nettement moins caricaturaux », avant de nuancer : « On reste toujours sur des méta-projets trop vagues pour se faire une idée claire d’où va l’argent ». Un « guide d’élaboration des dossiers [à destination des chasseurs, ndlr] est en cours d’élaboration » pour y remédier indique l’OFB à Blast.
Le risque est important
Cette réponse est encore insuffisante pour certaines associations. La LPO, l’Association pour la protection des animaux sauvages (ASPAS) et l’Office pour les insectes et leur environnement (OPIE) ont saisi le tribunal administratif d’une demande de référé-suspension. Objectif : passer au crible les modalités de ce soutien financier pour vérifier qu’il respecte bien la lettre de la loi. Même si pour Yves Verilhac, « le risque est important de ne jamais pouvoir récupérer l’argent public qui aurait été irrégulièrement versé auprès des fédérations de chasseurs ».
Pas de quoi inquiéter Willy Schraen, à qui Emmanuel Macron aurait déjà fait part de ses futurs projets concernant la chasse : « Il devrait s’engager sur l’indemnisation des dégâts de gibier, une police rurale de proximité, les chasses traditionnelles… Il mettra toute son énergie pour répondre à nos demandes. J’ai sa parole », assure le président de la FNC dans l’interview accordée au Parisien. Des preuves d’amour, encore et toujours.
Moran Kerinec