Ne pas froisser les militants et électeurs insoumis les plus en colère. Ceux qui disent ne pas « pouvoir » voter Emmanuel Macron au second tour de l’élection présidentielle, tant sa politique les révulse. C’est la ligne rouge que les cadres de La France insoumise (LFI), qui appelaient pourtant à « faire barrage » à l’extrême droite dès le premier tour en votant pour Jean-Luc Mélenchon, se sont imposé de ne pas franchir depuis le 10 avril.
Pour ce faire, pas d’autre solution que de tourner autour du pot : ils se refusent donc à dire clairement ce qu’ils feront le 24 avril. Même si beaucoup laissent entendre en off qu’ils voteront pour Emmanuel Macron pour faire barrage à Marine Le Pen.
Cette tentation semblait brûler les lèvres de Jean-Luc Mélenchon, mardi 19 avril, sur BFMTV. Interviewé par Bruce Toussaint qui a tenté de le pousser dans ses retranchements, il s’en est tenu à la ligne décidée par le mouvement. Après avoir demandé aux Français de l’« élire premier ministre » en offrant une majorité à l’Union populaire au « troisième tour » lors des législatives (les 12 et 19 juin prochains), il a rivalisé de contorsions sur l’affaire du second tour, arguant que sa « responsabilité politique » était de « garder uni un bloc de 11 millions de personnes [qui ont voté à gauche au 1er tour – ndlr]. Or elles sont divisées ».
Réitérant ses avertissements du soir du premier tour - voter Le Pen serait une « erreur colossale » –, il a cette fois tenté de dissuader les électeurs de s’abstenir : « Il y a des gens qui pensent qu’il faut s’abstenir. Moi, je leur dis votez ce que vous voulez [blanc ou Macron – ndlr], mais ne vous abstenez pas, restez acteurs de votre histoire », a-t-il lancé, précisant que les politiques de Macron et de Le Pen n’étaient pas de « même nature » - notamment parce que cette dernière ferait « la chasse aux musulmans » si elle était élue.
Un petit pas supplémentaire par rapport à 2017 - l’Insoumis avait alors renvoyé Le Pen et Macron dos à dos –, qui se faisait déjà sentir le 10 avril au soir. Lors de son discours actant sa défaite dimanche dernier, le candidat avait en effet, poussé par une poignée d’élus vigilants de son entourage, répété à quatre reprises qu’il ne fallait « pas donner une seule voix à Mme Le Pen ».
Les Insoumis sont pourtant toujours très divisés sur la question, d’où la pudeur des cadres du mouvement, conscients de danser sur un volcan. Le résultat de la consultation en ligne des personnes qui ont parrainé la candidature du chef de file de LFI (à laquelle 215 292 soutiens ont participé), publié le 17 avril, en témoigne : le vote blanc ou nul arrive en tête (37,65 %), suivi du vote Macron (33,40 %) et de l’abstention (28,96 %).
Chacun cherche sa ligne
Toujours pas de consigne, donc, mais un chemin désormais à peu près balisé, sans que jamais il ne soit explicitement énoncé. Au sein du mouvement « gazeux » (« ni vertical ni horizontal », pour reprendre la définition donnée par Jean-Luc Mélenchon), on argue de l’inefficacité des consignes politiques. « Les électeurs ne sont pas notre propriété, ni des moutons dont nous serions les bons bergers », a déclaré le député insoumis Adrien Quatennens sur France Bleu Nord mardi 19 avril.
« Les consignes de vote, c’est une manière de faire de la politique qui est dépassée, elles ne sont plus efficaces », abonde Pierre-Yves Cadalen, membre de LFI et probable candidat aux législatives à Brest (Finistère). L’Insoumis brestois renvoie par ailleurs au président sortant la responsabilité de faire acte de pédagogie : « Ce n’est pas à nous qu’on va faire le procès de la banalisation des idées d’extrême droite. On nous en demande beaucoup, mais au second tour, c’est à Macron de convaincre. »
L’ancienne porte-parole d’Attac, désormais à la tête du parlement de l’Union populaire, Aurélie Trouvé, approuve aussi cette stratégie de la consigne silencieuse, refusant d’entrer ainsi dans une sorte de chantage moral au vote Macron. « Il est hors de question de laisser entendre que nous pourrions soutenir Macron de près ou de loin, affirme-t-elle. Il s’agit de battre Le Pen au second tour, et Macron aux législatives. Il faut faire en sorte que Le Pen soit battue, mais je ne dirai jamais mon vote. Je comprends la colère des gens face à ce qu’a fait Macron, qui a nourri un monstre, l’extrême droite. Aujourd’hui, il fait face à ce monstre, c’est d’abord sa responsabilité. »
Selon elle, cela correspond d’ailleurs à l’attitude générale du mouvement social, dont elle vient : « Je pense que les consignes de vote ne fonctionnent pas, elles peuvent même être contre-productives. On ne fait jamais passer un message aussi bien que quand on fait réfléchir les gens, au lieu de leur imposer un avis de but en blanc. »
Même son de cloche de la part de David Guiraud, bien connu chez les Insoumis pour son appétence à se « payer les fachos » sur les plateaux de télévision. Désormais candidat aux législatives à Roubaix, il ne souhaite pas en dire davantage sur la teneur de son vote – blanc ou Macron – dimanche prochain.
« Mon ressenti, c’est qu’appeler à voter Macron est contre-productif, déclare-t-il. Son bilan, ajouté au fait qu’il n’a pas prévu de programme social, rend l’idée même du barrage compliquée. La colère ne vient pas de nulle part et je n’y suis d’ailleurs pas hermétique. »
Si les cadres insoumis font bloc dans cette stratégie, certains font cependant entendre quelques nuances. D’autant plus que le flou entretenu par Jean-Luc Mélenchon permet d’avoir plusieurs lectures sur l’attitude à adopter dans l’isoloir.
Faisant l’exégèse du mot d’ordre « pas une voix à Mme Le Pen », David Guiraud en tire la conclusion qu’« on ne dit pas “abstenez-vous”, on est quand même plutôt sur l’idée de faire barrage à Le Pen ».
Thomas Portes, président de l’Observatoire national de l’extrême droite et co-animateur du parlement de l’Union populaire, assume quant à lui de dire qu’« il faut battre Marine Le Pen le 24 avril », comme une manière de suggérer que les électeurs doivent se rendre dans les urnes et voter dimanche.
Reste que l’auteur d’Au cœur de la haine (Arcane 17, 2020) ne croit néanmoins pas un seul instant à l’impact des consignes de vote : « J’ai confiance dans l’intelligence des gens : il faut faire le travail d’expliquer pourquoi Marine Le Pen est un danger pour la République », juge Thomas Portes qui ne s’imagine pas un seul instant distribuer des tracts appelant à voter Macron.
Des appels plus explicites
Taha Bouhafs, soutien de l’Union populaire, ne ménage pas son énergie pour faire ce travail de conviction. « Il faut empêcher par tous les moyens Marine Le Pen d’être élue. C’est une question de vie ou de mort », a déclaré le journaliste sur Twitter. S’il se garde bien d’appeler à voter Macron, la gravité du message parle d’elle-même.
Joint par Mediapart, il se dit inquiet : « Autour de moi, les gens ne veulent pas faire barrage, c’est assez impressionnant. C’est déjà le cas chez des personnes lambda, mais là, on parle de militants. Après, les gens se décideront le dernier jour, en fonction des tendances », ce qu’il fera également.
Il estime pourtant que les mots de Jean-Luc Mélenchon ont été bien choisis : « C’est compliqué d’appeler à voter Macron tout en représentant l’opposition, plein d’électeurs se seraient sentis trahis. Évidemment, il y a une différence entre Macron et Le Pen, et les conséquences d’un quinquennat Le Pen seraient irréversibles, il a été clair là-dessus. »
Même discrétion du côté du député insoumis Alexis Corbière, qui refuse de dire publiquement s’il glissera un bulletin « Emmanuel Macron » dans l’urne dimanche : « J’ai pris soin de ne rien dire mais je souhaite très clairement la défaite de l’extrême droite. »
Pour Omar Slaouti, militant antiraciste et signataire de l’appel « On s’en mêle » regroupant plusieurs dizaines de figures de quartiers populaires qui avaient soutenu Jean-Luc Mélenchon au premier tour, à chacun son rôle : « Il y a des logiques internes propres à chaque organisation et qui sont légitimes. Dans cette affaire, il y a ceux et celles qui sont traumatisés dans leur chair au sens propre comme au figuré par le quinquennat Macron ; les militants des quartiers populaires, comme nous, qui ne peuvent pas se permettre de ne pas appeler à voter Macron contre Le Pen ; et ceux qui, au sein de l’appareil insoumis, tiennent à ne pas fissurer le cadre unitaire créé au premier tour, pour éviter des lendemains qui déchantent totalement. »
Dans le concert monocorde de l’« insoumission », Ali Rabeh fait entendre une voix différente. Contrairement à ses camarades, le maire de Trappes, membre du parlement de l’Union populaire, n’a eu aucun mal à expliquer, dès le lendemain du premier tour, qu’il appelait à utiliser le bulletin « Macron ». D’autant plus qu’il qualifie de « sérieuse » l’hypothèse d’une victoire de Marine Le Pen.
« Même à Trappes, où les habitants seraient directement touchés par une victoire de l’extrême droite, et même au sein des militants de gauche, le bulletin “Macron” est devenu un répulsif,explique Ali Rabeh à Mediapart. Je galère à convaincre, car je ne suis moi-même pas enthousiaste à l’idée d’aller voter. Mais je ne veux pas laisser la moindre chance à l’extrême droite, alors je dis qu’il faut se bouger pour le second tour et utiliser le vote comme quelque chose d’instrumental. »
Une position plus proche de celle des Verts et des socialistes, qui ont eux aussi immédiatement appelé à voter Macron le 10 avril. Le secrétaire national d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), Julien Bayou, a d’ailleurs répété (lui aussi) quatre fois, lors d’une conférence de presse le 14 avril : « Contre l’extrême droite, il ne faut pas s’abstenir », en clin d’œil critique à l’adresse de Jean-Luc Mélenchon.
Yannick Jadot, candidat écologiste malheureux à la présidentielle (il a réuni 4,6% des voix), a répété dans une tribune le 21 avril son appel à « voter Macron sans hésitation ». Au passage, il épingle ceux qui adoptent une posture « ni-ni » (ni Macron, ni Le Pen), en faisant référence de manière faussement sibylline à « certains responsables politiques, parfois si prompts à évoquer “l’Histoire”, avec un grand H » : « Quand le bloc d’extrême droite dépasse 30 % au premier tour, vanter le “ni-ni” revient à jouer à la roulette russe. Et miser sur la responsabilité des autres pour flatter une partie de son électorat n’est pas à la hauteur de l’enjeu de civilisation qui se pose. »
L’écologiste Sandrine Rousseau, qui avait pointé du doigt la « responsabilité historique » du président sortant à convaincre les électeurs de gauche écologistes, a également déclaré publiquement qu’elle voterait pour lui : « Pas une voix pour Le Pen, d’accord, mais la mienne ira à Macron, c’est plus sûr. On se battra aux législatives de toutes nos forces de gauche et écologistes unies. »
En attendant, l’Insoumis compte bien composer avec l’humeur dégagiste du pays, et ne veut pas repousser, avant ce « troisième tour » décisif, ceux qui se sont mis en état de « grève civique ». Ce bloc de douze millions de personnes qui n’ont pas voté au premier tour, et qu’il espère convaincre de venir aux urnes pour les législatives.
Mathieu Dejean et Pauline Graulle