Gramsci cherche en effet à penser le processus historique dans sa consistance tout en accordant un rôle central à l’activité et aux luttes humaines, en particulier grâce aux notions de praxis, d’hégémonie et de rapports de forces. L’auteur des Cahiers de prison parvient ainsi à comprendre à la fois la complexité de la modernité européenne, depuis ses origines jusqu’à la crise organique de son temps, en s’arrêtant notamment sur la Renaissance, la Réforme, la Révolution française, le Risorgimento, l’américanisme, le fascisme et le socialisme soviétique.
Introduction
Les philosophies de l’histoire en général – et le marxisme en premier premier lieu – ont été radicalement remises en cause dans leur projet même, cela pour différentes raisons, théoriques mais aussi politiques. On les a accusées de transposer un schéma religieux sur le cours des événements humain (Löwith
Ces critiques présentent de nombreux éléments pertinents, dans la mesure où elles visent des philosophies de l’histoire dogmatiques : visions acritiques du progrès ou de la décadence ; conceptions religieuses, téléologiques ou idéalistes du processus historique, qui serait guidé par la Providence, la Raison ou l’Esprit ; ou encore versions déterministes, mécanistes et économicistes du marxisme. Mais le marxisme bien compris, notamment tel qu’il est développé par Gramsci en tant que « philosophie de la praxis », échappe largement à de telles critiques.
Les réflexions de Gramsci, le plus souvent formulées à l’occasion de l’analyse de cas concrets et liées à des enjeux pratiques, ne sacrifient jamais la singularité irréductible des situations et des événements historiques ni la complexité des rapports entre les acteurs et forces en présence. Et il parvient pourtant à forger un cadre et des outils théoriques (méthodes, notions ou thèses) qui rendent intelligible la cohérence et les lignes de force du processus historique, et permettent de penser les différences qualitatives entre les époques constituant ce processus, en premier lieu l’époque moderne. L’ouvrage cherche à déployer cette conception de l’histoire gramscienne, qui parvient à se rendre « sensible au multiple
Or c’est en particulier autour des idées de modernité et de postmodernité que ces problèmes se nouent, et que deux écueils apparaissent apparaissent clairement : l’impossibilité de réduire l’histoire à un « grand récit » (Lyotard) qui correspondrait au développement d’un principe donné (raison, liberté, progrès, etc.), et de réduire les différentes époques à un « esprit du temps » ; mais aussi l’impossibilité de s’en tenir à une attitude purement critique envers toute totalisation historique, sous peine de se retrouver désorientés à la fois intellectuellement et pratiquement, comme l’a démontré Fredric Jameson. Les lignes qui suivent sont un extrait (p. 19-25) du chapitre introductif de L’Histoire et la question de la modernité chez Antonio Gramsci qui porte précisément sur ce point
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Le paradoxe de la modernité
[…] L’idée de postmodernité a un rapport ambivalent avec la conception du processus historique comme constitué d’époques cohérentes et qualitativement différentes entre elles. D’une part, la « condition postmoderne », telle que l’a diagnostiquée Lyotard, correspond à un abandon des « grands récits (…) comme la dialectique de l’Esprit, l’herméneutique du sens, l’émancipation du sujet raisonnable ou travailleur, le développement de la richesse
Pour Jameson, l’un des « traits ou caractères semi-autonomes et relativement indépendants
Pour autant, lorsque l’on parle de postmodernité, on présuppose
« une conception narrative de la temporalité qui sépare clairement un passé et un présent : auparavant nous vivions dans une société industrielle / capitaliste / moderne, maintenant nous vivons dans une société post-industrielle / désorganisée / postmoderne / postfordiste / globalisée / détraditionnalisée / individualisée / du risque / en réseaux, etc. »
On peut donc reformuler le paradoxe du postmodernisme ainsi : la dissolution de l’historicité se retourne dans l’affirmation d’une différence historique qualitative et même absolutisée entre présent et passé – affirmation qui est du reste analogue à la manière dont les théories de la modernité distinguent cette dernière du passé prémoderne.
Jameson s’efforce d’échapper à ce paradoxe sans abandonner l’idée de postmodernité. Pour cela, il s’interdit d’abord d’adopter une conception homogénéisante des époques historiques, et caractérise le postmodernisme par plusieurs « traits ou caractères semi-autonomes et relativement indépendants
« Il faut réaffirmer encore et encore (…) l’idée d’une périodisation, à savoir que le postmodernisme n’est pas la dominante culturelle d’un ordre social entièrement nouveau (dont la rumeur, sous le nom de « société postindustrielle », courut dans les médias il y a quelques années) mais seulement le reflet et le concomitant d’une modification de plus du capitalisme lui-même »
Enfin, il considère le postmodernisme comme la logique culturelle « dominante » mais non exclusive de cette nouvelle période, comme sa « norme hégémonique »
« Je suis très loin de penser que la production culturelle actuelle est, dans sa totalité, « postmoderne » au sens que je vais attribuer à ce terme. Le postmodernisme est pourtant le champ de forces où des élans culturels très différents (que Raymond Williams a utilement qualifiées de formes « résiduelles » ou « émergentes » de production culturelle) doivent se frayer un chemin. Si nous ne parvenons pas à acquérir un sens général de dominante culturelle, nous retombons dans une vision de l’histoire actuelle comme pure hétérogénéité, différence aléatoire, coexistence de multiples forces distinctes dont l’effectivité est indécidable »
Jameson pense donc l’unité de l’époque contemporaine (dans sa dimension culturelle) à partir de l’hégémonie du postmodernisme
La pensée de l’histoire de Gramsci, une réponse au postmodernisme ?
Gramsci avait conscience de l’importance décisive de parvenir à une conception adéquate du processus et des époques historiques. Ses Cahiers de prison sont émaillés de réflexions qui, comme par avance, permettent d’affronter la crise de l’historicité contemporaine, et ce que l’on pourrait appeler le refoulement postmoderne de l’histoire, tout en faisant droit à ce que les critiques des philosophies de l’histoire, et celles des périodisations classiques, ont de pertinent.
Si Gramsci peut constituer une aide précieuse pour répondre au postmodernisme, c’est d’abord parce qu’il partage avec ce dernier une certaine « sensibilité au multiple
Comment comprendre que les réflexions gramsciennes semblent intégrer des éléments qui seront au cœur du postmarxisme ou du postmodernisme, tout en dépassant certaines de leurs limites ? On peut évoquer deux raisons. La première est peut-être que la pensée de Gramsci s’est construite dans un rapport intime et critique avec celle du libéral Benedetto Croce, qui a pu être décrite comme l’une des premières philosophies « postmarxistes
Si la pensée de Gramsci est pertinente face au défi postmoderne, c’est peut-être aussi car il était lui-même confronté à une crise de la modernité
Yohann Douet
Notes