« Ce serait tellement plus confortable si quelqu’un s’avançait pour dire « Je veux rouvrir Auschwitz, je veux que les chemises noires reviennent parader dans les rues italiennes ! ». Hélas, La vie n’est pas aussi simple. L’Ur-fascisme est susceptible de revenir sous les apparences les plus innocentes. Notre devoir est de le demasquer, de montrer du doigt chacune de ses nouvelles formes, chaque jour, dans chaque partie du monde ». Umberto Eco, reconnaître le fascisme, Grasset 2017 (texte de 1995)
Il y a 5 ans c’est par cette citation que, dans ces mêmes colonnes, je publiais « La peste ou la grippe ? (mourir de la grippe peut-être, de la peste brune assurément) ».
Qu’en dire aujourd’hui après relecture ? L’impression d’une répétition à l’identique ou bien autre chose ? Ce qui ne change d’abord pas, ce sont les mises en demeure indécentes au « front républicain », hier des socialistes ayant gouverné pendant 5 ans, aujourd’hui des macronistes qui en ont rajouté encore 5. Ils sont les premiers responsables, par leur politique néo-libérale de plus en plus autoritariste, du désastre social. De la Loi travail de Hollande et Valls aux ordonnances Macron, de la répression contre les manifestations syndicales puis contre les Gilets jaunes, ils ont fourni l’engrais et le fumier propices à l’épanouissement de l’extrême-droite. Mais en cinq ans, la grippe Macron est devenue le covid – on en guérit mieux que la peste faut-il le rappeler néanmoins. J’expliquais alors que le Pen battue et le FN ébranlé et démoralisé en 2017, le mouvement ouvrier (désolé du « gros mot », mais le sens de classe est plus précis que la classification en fonction de la géographie parlementaire) avait cinq ans de sursis avec mise à l’épreuve sous Macron.
Il y a eu les Gilets jaunes – qu’une bonne partie du mouvement ouvrier avait commencé par ne pas saisir, faute de comprendre que le prolétariat d’aujourd’hui n’est plus celui d’hier, l’annonce d’une mobilisation sur les retraites que la pandémie avait repoussée puisque la réforme fut suspendue (preuve d’ailleurs que le gouvernement n’était guère rassuré, hésitant à se lancer sur les deux fronts, sanitaire et social), et il y a eu justement cette pandémie. Là, le mouvement ouvrier, ou la gauche selon les préférences de vocabulaire, furent absentes. Or, le dilemme n’était pas entre accepter les mesures sanitaires gouvernementales ou entrer dans le « rassurisme » ou le complotisme, il fallait développer un programme, une « politique sanitaire prolétarienne » (pour paraphraser le Trotsky de 1940 préconisant aux USA une « politique militaire prolétarienne »), autonome.
La montée de l’extrême-droite ne doit pas qu’à Macron et à la droite, c’est une sanction également infligée à notre camp en l’absence de promotion d’une politique et d’une auto-organisation du mouvement populaire. A défaut de reconstituer une identité collective sociale, articulant une stratégie globale avec le développement d’une sociabilité pratique en actes, dans le quotidien, l’éclatement, la dislocation, les replis, la rancœur. Le RN profite de cette désagrégation, offrant son utopie réactionnaire comme idéal – nous savons que c’est un cauchemar – de sociabilité, de communauté réduite à la souche, à la nationalité.32% cumulés au 1er tour, et aux portes du pouvoir, et pas de riposte à la hauteur. En 2002, l’effet surprise avait provoqué un électrochoc, et dès le dimanche soir la jeunesse donnait le ton par ses manifestations spontanées et massives culminant dans un 1er mai sans précédent.
20 ans après, la situation apparaîtrait-elle banale, comme si – finalement – les deux qualifiés étaient équivalents, soit fascistes, soit non fascistes. Déjà, les étrangers, les immigrés, les musulmans, et un peu plus loin, mais si proches pourtant, les Ukrainiens comprennent très bien ce que signifierait une victoire de Le Pen au deuxième tour, ils n’ont pas besoin « d’en faire l’expérience ». Nous ne pouvons ni devons l’ignorer, pas plus que croire qu’après un tel séisme la gauche serait en état d’imposer une cohabitation, ou que la révolte serait généralisée. D’autres en divers temps et pays l’ont pensé et s’en sont mordus les doigts. Une telle victoire ouvrirait la dynamique à une union des droites extrêmes et de l’extrême droite autour de la nouvelle cheffe, renforçant le moral de l’immoral, libérant non seulement la parole mais les actes à l’encontre des plus opprimés, de locaux syndicaux, associatifs, avec (au mieux) la neutralité bienveillante de l’appareil d’Etat. Et si Le Pen est battue, ce qui n’est pas encore fait, prenons garde de ne pas gâcher le nouveau sursis dont nous bénéficierons, la peine encourue sera extrêmement lourde.
En 2015, nous éditions à Syllepse les textes de Trotsky regroupés dans un ouvrage, Contre le fascisme. que nous présentions dans une interview à Regards (« Le fascisme, c’est le parti du désespoir »). Il n’est pas inutile de citer de larges extraits de l’introduction, dont l’actualité étonne encore.
Robi Morder
Dernière station avant l’abattoir[1]
Patrick Le Tréhondat, Robi Morder, Patrick Silberstein
22 mars 2015
Le terreau des fascismes est connu. La longue crise de l’hégémonie bourgeoise des années 1960 et 1970 n’a pu déboucher sur le renversement du capitalisme et de ses rapports sociaux. La longue crise capitaliste apparaît ainsi sans issue. La mondialisation néolibérale et son cortège de misère, de chômage, d’inégalités et d’oppression déferlent de manière quasi irrésistible sur la planète, frappant tout à la fois, quoique de façon différenciée, le prolétariat des métropoles capitalistes, les peuples des pays qui se sont dégagés des bureaucraties parlant au nom du « socialisme » et les peuples libérés de l’oppression coloniale qui ont continué à être pillés et piétinés.
Les textes de Léon Trotsky que nous publions ici couvrent une période de dix-huit années. De 1922 à 1940, révolutionnaire victorieux puis communiste vaincu, il a tenté d’arrêter la marche à la catastrophe mondiale qui allait venir sanctionner, ainsi qu’il l’écrit dès 1930, l’échec du mouvement émancipateur à « prendre la tête de la nation, pour transformer le sort de toutes les classes
Si, comme l’écrivait Clara Zetkin en 1923, le fascisme est la « punition historique » infligée au prolétariat européen pour avoir échoué à parachever la Révolution russe, alors nous devons sans doute considérer que les situations révolutionnaires épuisées ou manquées depuis un demi-siècle pourraient se conclure, faute de débouchés émancipateurs, par de nouvelles barbaries.
« Le désespoir les a fait se dresser, le fascisme leur a donné un drapeau », écrivait Trotsky en 1933. Porteur d’idéologies mortifères, l’hydre-caméléon qui parcourt à nouveau la planète peut mobiliser les exclus, les perdants et les déclassés pour les dresser les uns contre les autres. Faits de combinaisons complexes de xénophobie, de racisme, de sexisme, d’intolérance, de nationalisme, de fanatisme religieux, d’attentes sociales, nationales et culturelles frustrées, les fascismes de notre temps peuvent rencontrer des groupes humains auxquels ils redonnent un sens et, ainsi que l’écrivait Wilhelm Reich en 1934, un « grand but final » (Reich, 1974 : 53-55). Mélange d’aspiration à la modernité et au retour à un passé originel archaïque fantasmé, soif d’ordre et d’autorité en même temps qu’appétit pour un grand nettoyage, ce « but final » est également à la recherche éperdue d’un « guide », régulier ou séculier, capable de mobiliser des foules désespérées et enragées et composées d’individus « ordinaires
La solution fasciste n’est évidemment pas à l’ordre du jour. L’a-t-elle d’ailleurs jamais été en tant que telle ? N’est-elle pas plutôt l’aboutissement d’un processus au cours duquel les partis traditionnels de la bourgeoisie font finalement appel aux « bandes avides et déchaînées »[18] et aux « nuées de criquets affamés et voraces qui exigent pour eux-mêmes, et obtiendront, le monopole des fonctions et des revenus » (Trotsky, 1978 : 88) ?
Pour autant, de nos jours, la crise institutionnelle étant ce qu’elle est, les formes démocratiques autoritaires en vigueur pourraient donner corps à un nouveau bonapartisme
Ce qui est revanche certain, c’est que pour s’imposer comme arbitre et comme sauveur suprême, le bonapartisme à besoin d’une extrême droite forte. En France, celle-ci dispose d’une large base électorale et a largement entamé son aggiornamento en remisant les chemises noires au placard des accessoires démodés. De ce point de vue, le Front national « dédiabolisé » est bel et bien aujourd’hui le principal vecteur de la « modernité fasciste » à même de nourrir les tendances bonapartistes contemporaines.
Cependant, les apprentis sorciers qui pensent pouvoir le museler ou le dissoudre dans le bain démocratique font fausse route. Son « programme » social-national, sa filiation et ses racines, « plus longues que son histoire » et enfouies à des époques différentes, sont autant d’éléments qui feront barrage à une telle issue. L’histoire nous l’apprend, l’épouvantail n’est jamais une simple marionnette, et en leur ouvrant la porte, les conservateurs, fidèles en cela à leurs prédécesseurs, ouvriront à nouveau la boîte de pandore.
[ …]
L’antifascisme n’est pas absent de la période qui précède Mai 68, marquée par le putsch des généraux à Alger, la terreur organisée par les ultras de l’Algérie française et l’activisme des groupes d’extrême droite à l’Université. La réponse a été, en 1961, la création d’une organisation unitaire de défense et de combat[29], le Front universitaire antifasciste (FUA)
En France, la crise révolutionnaire de mai et juin 1968 ouvre un moment politique caractérisé par l’irruption de mouvements de contestation de la société. C’est aussi, de manière dialectique, un moment où la déstabilisation de la domination bourgeoise contraint l’État à renforcer ses dispositifs policiers, juridiques, voire militaires, contre la « subversion ». Après celui des « ratonnades », c’est le temps de l’« ennemi intérieur », de l’« anti-France », des « bandes armées du capital » et des « marcellinades ». C’est aussi encore le temps (finissant) des Salazar, des colonels et des caudillos. Ce sera aussi celui des généraux en Amérique latine et bientôt en Pologne.
Aux lendemains de Mai 68, la répression policière est telle que certains sont alors prompts à tout mettre dans le même sac : fascisme, État policier, État fort, sans oublier, pour certains groupes gauchistes, les partis « réformistes » (socialiste et communiste). Dans des conditions autrement plus lourdes de conséquences, Trotsky avait ferraillé contre ceux qui, comme le Komintern stalinisé ou les gauchistes de son temps, ne distinguaient pas les différences entre von Papen
l
’idéologie comme force matérielle
Le 7 avril 1935, observant l’agitation des groupements d’extrême droite en France, il commente dans son Journal d’exil le programme du Front paysan d’Henri Dorgères : « Les programmes fascistes et préfascistes provinciaux seront divers et contradictoires comme sont contradictoires les intérêts des différentes catégories […] et des différentes couches sociales de la paysannerie. Mais ce que tous ces programmes auront de commun, ce sera leur haine de la banque, du fisc, du trust et des législateurs » (Trotsky, 1977 : 106-107).
Nous sommes là au cœur d’un des « mystères » des fascismes, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui : le programme. Nombre de nos contemporains s’ingénient à décortiquer les programmes des extrêmes droites fascistes de notre temps pour en démontrer les contradictions, ce qui a certes un intérêt, mais à condition de comprendre que loin d’être une faiblesse, ces contradictions sont une force.
Dans La Lutte des classes de février 1935, Pierre Naville rappelle que contrairement aux partis ouvriers pour lesquels « la question du programme a toujours un rôle prédominant », les différentes fractions de la bourgeoisie « ne combattent ouvertement qu’au nom d’objectifs supposés, et non de leurs buts réels » : « Le fascisme et ses stades et idéologies préparatoires », écrit-il, n’ont qu’un objectif : le « pouvoir d’État. » C’est pourquoi il « joue sur une large échelle, devant la masse, [la] comédie. » Naville ajoute que dans les documents fascistes, le programme est « tout à fait secondaire » et que les propositions sociales sont « volontairement traitées en grisaille et surtout en termes flous, littéraires, laissant place aux interprétations changeantes ». Il conclut son article en écrivant : « Il ne sert à rien de “démontrer” tout le temps que le programme de La Rocque est inexistant, etc. Actuellement, sa force réside justement dans l’absence de programme défini, l’exaltation d’une mystique vague qui en tient lieu » (Naville, 1976 : 462)
Angelo Tasca, qui publie en 1938 Naissance du fascisme, dont Trotsky recommande la lecture[52], note que pour définir le fascisme, il faut le « surprendre » dans son évolution et « saisir sa différence spécifique » d’un pays à l’autre et à une époque donnée : « Le fascisme n’est pas un sujet dont il suffit de rechercher les attributs, mais la résultante de toute une situation dont il ne peut être coupé » (Tasca, 2000). Les fascistes, écrit-il, en 1938 « ne sont ni républicains ni monarchistes, ni socialistes ni antisocialistes », ils pratiquent, « tour à tour, suivant le cas », la collaboration de classes et la lutte des classes, ils sont l’« anti-parti » afin de disqualifier les partis du système. Il ajoute que ce qui fait la force du fascisme, ce n’est pas sa cohérence, « piège mortel », mais l’« action » (Tasca, 1967 : 63). Mussolini lui-même déclare n’avoir pas de « doctrine préétablie ». Notre doctrine, dit-il, « c’est le fait », affirmant que le fascisme est « subversif et conservateur », « monarchiste et républicain », « clérical et anticlérical »[22]. Robert Paxton systématise cette approche.
À un moment donné, j’étais même tenté de réduire le rôle des idées dans le fascisme à un simple fonctionnalisme : les fascistes disent tout ce qui attire la foule et qui rassure l’élite. Ce serait une erreur. Les idées comptent dans le fascisme, mais il faut expliciter exactement quand et comment elles comptent. Au début, l’idéologie aide dans le recrutement d’un large public, et elle ouvre une brèche dans les valeurs libérales auxquelles les classes moyennes avaient jusqu’alors largement adhéré. Et à la fin, sous l’influence de la guerre, certaines idées obsessionnelles reprennent leur pouvoir. […] Les contradictions qui embrouillent toute lecture de textes fascistes ne peuvent être résolues, donc, que par l’étude des choix faits par les fascistes dans leur vie quotidienne (Paxton, 1994).
Wilhelm Reich note que quand il faisait remarquer à des partisans du national-socialisme que le programme de leur parti était « intenable à force d’être contradictoire », il obtenait souvent la réponse suivante : « Hitler trouvera la solution » (Reich, 1974 : 75). Toutes les contradictions sont ainsi résolues ipso facto par la magie de la parole du Chef qui parle en même temps à tous et à chacun et dans lequel chacun se reconnaît. « Pourquoi les masses […] n’ont-elles pas remarqué qu’Hitler promettait aux travailleurs l’expropriation des moyens de production et aux capitalistes des garanties contre l’expropriation ? », interroge Wilhelm Reich (1974 : 53-55). La lecture de Mein Kampf, nous indique-t-il, donne une clé de la compréhension de la réception du discours hitlérien par les foules partisanes : peu importe l’argumentation, peu importent les contradictions, ce qui importe, c’est le « grand but final » :
Ce n’est pas l’intelligence coupant les cheveux en quatre qui a tiré l’Allemagne de sa détresse, mais votre foi. […] Pourquoi sommes-nous ici ? Par ordre ? Non […], parce qu’une voix intérieure vous l’a dicté, parce que vous croyez en notre mouvement et en sa direction. Seul la force de l’idéalisme a pu accomplir cela […]. La raison vous eût déconseillé de venir à moi et seule la foi vous l’a commandé (Adolf Hitler, 13 septembre 1935).
[ …]
La « fascisation de l’État » ne peut s’accomplir qu’à la condition que les organisations ouvrières et démocratiques soient détruites et le prolétariat réduit à un « état d’apathie complète ». Les organisations de la classe ouvrière sont alors remplacées par un « réseau d’institutions pénétrant profondément dans les masses, pour faire obstacle à toute cristallisation indépendante du prolétariat » (Trotsky, 1993).
S’attaquant à ce qu’il appelle le « radicalisme vulgaire » du KPD, Trotsky explique que, si théoriquement la victoire du fascisme est le témoignage incontestable de l’épuisement de la démocratie, il en est politiquement tout autrement, puisque l’offensive du fascisme contre les positions ouvrières acquises dans la société bourgeoise ne peut que donner une vigueur nouvelle à la confiance dans la démocratie parlementaire : « La victoire du national-socialisme en Allemagne a provoqué dans les autres pays européens le renforcement […] non des tendances communistes, mais des tendances démocratiques. […] Grâce à dix années de politique criminelle de l’Internationale communiste stalinisée, le problème se pose devant la conscience de millions de travailleurs, non sous la forme de l’antithèse décisive “dictature du fascisme ou dictature du prolétariat”, mais sous la forme de l’alternative beaucoup plus primitive et beaucoup moins nette : fascisme ou démocratie »[27].
Une autre idée-force apparaît alors : « Les ouvriers ont construit à l’intérieur de la démocratie bourgeoise, en l’utilisant tout en luttant contre elle, leurs bastions, leurs bases, leurs foyers de démocratie prolétarienne
le mythe français
Nous n’en avons pas fini avec la question du fascisme, cette « névrose du sens commun » qui, déjà en 1940, selon Trotsky, lançait un « défi aux historiens »[72]. Près d’un demi-siècle plus tard, dans son introduction à Ni droite ni gauche : L’idéologie fasciste en France, Zeev Sternhell note que malgré les avancées de l’historiographie qui « permettent de cerner le fait fasciste […], il n’existe toujours pas de définition acceptable pour tous ou reconnue comme universellement valable » (Sternhell, 1987 : 31). Face à cette difficulté, nombreux sont ceux qui s’accordent pour affirmer que le fascisme serait un fait historique soigneusement circonscrit dans le temps, de 1922 à 1945, et dans l’espace, l’Allemagne et l’Italie. Le fascisme serait donc à la fois absolument étranger à l’espace français et impossible aujourd’hui, toujours dans l’espace français.
Gare à ceux qui ont transgressé ces frontières académiques en explorant les racines et les avatars du fascisme à la française. On connaît ainsi les violentes attaques subies par Zeev Sternhell pour avoir dévoilé le berceau français du fascisme. On connaît également celles qui ont frappé Robert Paxton pour avoir mis à nu l’entreprise « révolutionnaire » de transformation sociale et politique menée par Vichy. Il n’est pas inutile de revenir sur ces polémiques, car l’historiographie française dominante, avec ses aveuglements, ses amnésies et ses occultations, a fait plus qu’obscurcir la recherche historique : elle a contribué à désarmer l’opinion face à l’émergence et à l’installation du Front national dans le paysage politique français. Pour nous, très modestement, dans le cadre limité de cette introduction, ce retour polémique sur les canons de l’historiographie française n’a d’autre objet que de tenter de dissiper les brumes qui brouillent la perception des fascismes modernes qui se déploient sous nos fenêtres et à nos portes.
René Rémond, le pape des historiens des droites françaises, a ainsi émis des bulles qu’il ne faut pas tenter de crever sous peine d’excommunication. Évoquant les ligues « de droite », il affirme ainsi qu’y voir un « fascisme français », c’est « prendre l’apparence pour la réalité » : « Les ligues n’ont emprunté – et encore – au fascisme que le décor et la mise en scène, elles lui ont peut-être dérobé ses oripeaux, mais pas son esprit » (Rémond, 1982). Pour lui, les Croix de Feu du colonel de La Rocque n’étaient rien de plus qu’une forme de « scoutisme politique pour grandes personnes ». Et tout en admettant que le Parti populaire français (PPF) de Doriot était « la forme la plus approchée d’un parti de type fasciste », il émet un « doute tenace sur la nature profonde du mouvement et sur les motivations de ceux qui y adhérèrent » (Rémond, 1982).
Des historiens, tels Pierre Milza et Serge Berstein, continuent de penser le fascisme au travers du paradigme de l’« état pur »[35] (qui n’aurait vu le jour qu’en Allemagne), comme s’il agissait d’une formule chimique, ou encore à l’aune d’une condition sine qua non en déterminant la nature, à savoir l’existence d’un « véritable parti fasciste
Pour les partisans de ce que Michel Dobry appelle la « thèse immunitaire » (Dobry, 2003 : 8), il faudra attendre 1943-1944 pour que le « groupe le plus radical et le plus extrémiste de la nébuleuse vichyste » – le régime de Vichy étant « un pouvoir personnel d’inspiration nationaliste et traditionaliste » – s’engage dans la voie fasciste. Et encore, ajoutent-ils, cette tentative « apparaît davantage comme l’auxiliaire de l’occupant que comme l’émanation d’un courant politique national » (Berstein et Milza, 2014 : 29-33). Il ne s’agirait donc que d’un « nazisme d’importation », ironise Robert Paxton (1974 : 140).
C’est un peu comme s’il n’y avait pas, comme l’écrit Robert Paxton (1996 : 256-257) un « continuum de formules d’extrême droite allant de l’autoritarisme clérical de Salazar, Dollfuss et Franco
« Le fascisme, ironise Étienne Balibar (1996 : 201), est donc quelque chose qu’on voit plutôt chez les autres »… En octobre 1934, comme s’il avait anticipé la discussion, Trotsky écrit qu’en France, « on s’est longtemps bercé de l’idée que le fascisme n’avait rien à voir avec ce pays […] où toutes les questions sont tranchées par le peuple souverain au moyen du suffrage universel ». Pourtant, le 6 février, écrit-il, « quelques milliers de fascistes et de royalistes, armés de revolvers, de matraques et de rasoirs, ont imposé au pays le réactionnaire gouvernement Doumergue, sous la protection duquel les bandes fascistes continuent à grandir et à s’armer. »[36] Bandes armées qui ont, écrit-il en 1936, « jeté la perturbation dans les rapports intérieurs de la France » en contraignant le gouvernement à démissionner le 7 février 1934[44].
En tout cas, en ce qui concerne la seule France, les espoirs déçus du Front populaire[81], la Drôle de guerre et la débâcle de 1940, sans oublier les conséquences politiques désastreuses du pacte germano-soviétique, jettent les bases d’un régime qui ira, nous semble-t-il, au-delà de l’« inspiration nationaliste et traditionaliste ». À lire certains, on peut donc se rassurer sur la santé du corps français, Vichy n’aura été rien d’autre qu’un furoncle développé sur le corps sain de la démocratie française et de l’universalisme républicain.
Si le 20 août 1940, le jour même de son assassinat, Trotsky qualifie encore dans un texte non achevé, le régime de Vichy comme un « bonapartisme sénile » et non comme un fascisme « au sens propre du terme »[81], l’entrée de la Wermacht à Paris, le 14 juin, a néanmoins ouvert une nouvelle époque au cours de laquelle les fascistes authentiques, les conservateurs, les monarchistes et les réactionnaires de tout poil vont tenter de communier, chacun avec sa partition, dans la révolution nationale au nom de la défense de la France éternelle et de son empire colonial[74], de l’aversion pour les Juifs apatrides, les métèques et les rouges.
Le 8 juillet 1940, Pierre Laval déclare ainsi que la « démocratie parlementaire » ayant été battue par le nazisme et le fascisme, « elle doit disparaître » au profit d’« un régime nouveau, audacieux, autoritaire, social, national ». Il n’y a pas d’autre voie, continue-t-il, que la « collaboration loyale avec l’Allemagne et l’Italie » (Bourderon et Willard, 1982 : 91). Le 8 octobre, le maréchal Pétain emploie pour la première fois le terme de « révolution nationale », tandis que Thierry Maulnier, futur membre de l’Académie française
Instauré le 10 juillet 1940, le régime « authentiquement français » ne perd pas de temps et n’attend pas les ordres de Berlin – aucun document allemand donnant de telles directives n’a été retrouvé dans les archives, signale Robert Paxton (1974 : 144) – pour décider : la fondation de l’« État français » (11 juillet) ; la révision des naturalisations octroyées depuis 1927 (22 juillet) ; l’exclusion des Juifs des postes électifs, des directions de la fonction publique, de la magistrature, de l’armée, de l’enseignement, de la presse, du cinéma (3 octobre) ; l’assignation à résidence des Juifs étrangers sur ordre préfectoral (4 octobre) ; l’abrogation du décret Crémieux
Quant au ministre des finances, loin de toute idéologie, il suggère, le 30 septembre, que l’Allemagne s’engage vers la signature de contrats avec les industriels français plutôt que de choisir la voie du pillage (Paxton, 1974 : 73). Heureusement pour la France authentiquement française, l’Allemagne nazie n’a manifesté que peu d’intérêt pour ces propositions, alors que ses industriels et ses financiers « s’enthousiasmèrent pour le corporatisme [qui] permettait de faire d’une pierre deux coups […] : échapper à la fois à la lutte des classes et à la concurrence impitoyable » (Paxton, 1974 : 205).
la blanchisseuse et les chemises noires
Évoque-t-on le fascisme français que les mandarins élèvent des barrières en forme de typologies rigides et dogmatiques
Il est légitime que la controverse sur le fascisme, nous y reviendrons, rebondisse à chaque fois que des « mesures draconiennes [sont] prises par une bourgeoisie effrayée » (Paxton, 1974 : 224). Ainsi, Atilio Borón rappelle que les défaites subies par le mouvement populaire en Amérique latine dans les années 1970 ont entraîné la réintroduction « vertigineuse » du terme « fascisme » dans le langage politique et dans les débats universitaires. Atilio Borón, qui critique l’usage du terme, explique que dans le cadre de « l’indissociable unité du travail théorique et de la praxis politique », il faut penser les dictatures latino-américaines comme un moment « exceptionnel » de la domination bourgeoise dans un capitalisme dépendant et dans les formations sociales latino-américaines. Il rappelle la difficulté du débat qui est illustrée par la prolifération des adaptations lexicales : « néofascisme », « fascisme dépendant », « fascisme du sous-développement », « fascisme primaire » (Borón, 2000 : 55-70).
En France, devant les difficultés à saisir la particularité et la fonctionnalité de mouvements qui n’arborent pas la croix gammée, voire la rejette, les commentateurs ont eu recours à divers subterfuges lexicaux pour camoufler l’embarras à qualifier ces formations dès lors qu’elles ont une assise de masse. La logique « classificatoire » (Dobry, 2003 : 18) étant prise en défaut, il devenait difficile de ranger les fascismes – nous utilisons à dessein le pluriel – renaissants au tournant des 20e et 21e siècles dans ce que Paxton appelle un « catalogue de portraits » où figure « une bête après l’autre, chacune représentée sur un vague fond de paysage et identifiée par ses signes extérieurs » (Paxton, 2003 : 336).
Le Front national aime à se présenter tantôt comme « droite nationale », tantôt comme parti des « patriotes », récusant évidemment toute appellation qui le renverrait à son histoire. Pour les commentateurs, l’épithète de « néonazi » étant réservée aux groupuscules violents, celle de « fasciste » ayant été disqualifiée par avance par les penseurs de l’Université et celle de « national-socialiste » étant impraticable, la désignation s’avère un exercice délicat. Le qualificatif de « national-populisme », un temps utilisé, ayant été lui aussi plus ou moins abandonné, « extrême droite » est finalement assez pratique – et permet à l’occasion de renvoyer les extrêmes dos-à-dos. Enfin, « dédiabolisation » aidant, on parle maintenant du « parti de Marine Le Pen »…
[…] NOUS NE SOMMES PLUS DANS LES ANNEES 1930… ET ALORS !
Nous ne sommes plus dans les années 1930, nous dit-on souvent en affichant des airs professoraux – la belle évidence –, et pourtant ! Il suffit de regarder le monde et l’Europe pour voir germer les nouvelles pousses qui occupent la niche politique du fascisme d’antan. Ernest Mandel considère que le fascisme est « un phénomène universel, qui ne connaît aucune frontière géographique
Les facteurs de leur développement sont nombreux et divers : chômage de masse et de longue durée, exclusion et paupérisation, racialisation et racisme, conflits entre puissances locales, concurrences sur le marché mondial, accès aux ressources, partage de la manne pétrolière, hostilité aux puissances occidentales ici et à Bruxelles ailleurs, décomposition des sociétés… (Rousset, 2014). Le « grand but final », dont parlait Wilhelm Reich, devient force matérielle et marche au son des tambours de la guerre de tous contre tous.
L’ordre économique et social étant profondément instable, pas plus aujourd’hui qu’hier, les bourgeoisies, financières et industrielles, nationales et supranationales, ne sont pas homogènes. Les solutions politiques recherchées par leurs différentes fractions pour le maintien de leur domination ne sont donc pas les mêmes. Déjà en 1936, dans Fascisme et grand capital, Daniel Guérin signalait les stratégies divergentes entre les groupes capitalistes liés à l’industrie lourde et ceux liés aux industries de transformation (Guérin, 1999 : 25-30). Pour autant, les classes dominantes doivent réduire les résistances d’un prolétariat élargi qui, s’il est affaibli et émietté, persiste néanmoins à s’arc-bouter sur ses acquis sociaux et démocratiques[06]. De ce fait, à nouveau comme hier, l’hydre-caméléon, de l’intérieur et de l’extérieur, favorise le consentement aux solutions politiques autoritaires, assurant équilibre et protection, contre ces extrémismes menaçants.
L’enchanteur historique sorti de l’Université française étant un brin trop savant, il a fallu s’adjoindre les services d’un exorciste. Le diable vieillissant allait pouvoir renaître en un phénix relooké… Jean-Marie cède enfin la place à Marine après une longue procession semée d’embûches et de relapses. L’apothéose n’est pas loin d’être atteinte quand un Nicolas Sarkozy déclare que « Marine Le Pen est compatible avec la République » et qu’on a discuté de lever l’excommunication du bleu marine pour le réintégrer dans le bleu horizon de l’Union sacrée à l’occasion des attentats de janvier 2015. De nos jours, la rédemption est assez aisée : il suffit, grâce aux « ruses de langage » décryptées par Jean-Pierre Faye (1998), de berner des interlocuteurs sans repères. « Grand théoricien du pouvoir médiatique, écrit Jean-Marie Vincent (2001), Hitler avait saisi que l’efficacité des médias tient moins dans leur capacité à inculquer et à manipuler que dans leur capacité à occuper le terrain, à rendre impossibles des rapprochements ou des liaisons entre certains phénomènes pour empêcher qu’on puisse se les représenter ».
L’abandon des oripeaux fascistes les plus visibles, la disparition biologique des collabos et des SS français – tout à la fois si utiles et désormais si compromettants –, un soupçon de philosémitisme d’opportunité
Si le bleu marine intrigue et inquiète par sa progression, il rassure également. Après tout, si les hommes de La Rocque n’étaient que des scouts, les lepénistes habillés en bleu marine ne peuvent qu’être solubles dans la démocratie française. En tout cas, l’épouvantail est bien utile pour une République lorgnant du côté de Bonaparte.
Umberto Eco décrit le fascisme comme un mouvement « fuzzy », c’est-à-dire un ensemble flou, aux contours imprécis dont beaucoup de caractéristiques se contredisent réciproquement ou sont typiques d’autres formes de despotisme. Il faut, écrit à juste titre Michel Dobry (2003 : 63), « prendre son parti du flou » qui caractérise la catégorie de « fascisme ». La matrice commune, c’est le rejet profond de la démocratie et des Lumières, synonymes de décadence, la mise en avant des inégalités organiques et la défense de la « terre », du « sang » et de la « souche » contre les « Français de papier », les Français « de confession juive », les « musulmans », les « sans-papiers » ou les « gens du voyage ». Bien entendu, si de nos jours, la langue s’est le plus souvent policée, le Juif prédateur rôde toujours dans les esprits, alors même que le Musulman hante nos cités et qu’il faut, d’une manière ou d’une autre, exclure l’un et l’autre de la Cité. Si possible en les montant les uns contre les autres.
Le fascisme cherche à construire sa base sociale en combattant tout à la fois, l’« égoïsme de la bourgeoisie et celui du prolétariat » (Vajda, 1979) les intérêts particuliers qui nuisent à la nation, le capitalisme, le libéralisme et le socialisme. C’est ainsi qu’il peut influencer différents secteurs de la population qui sentent leur mode de vie menacé, qui sont refoulés aux marges de la société et n’ont plus ni perspectives ni moyens d’existence à l’intérieur de la société telle qu’elle est (Vajda, 1979). Le fascisme est à la fois le parti des petits-bourgeois mécontents et le parti des déclassés et des exclus de toutes sortes, parti d’ordre et parti de combat contre le système.
Pour construire des majorités idéologico-sociales
Au cours de la longue crise sans issue dans laquelle nous sommes plongés depuis plusieurs décennies, on a vu apparaître, disparaître et réapparaître, selon les moments et les lieux, des formations de type fasciste, plus moins puissantes, plus ou moins « modernisées », adaptées à notre temps. Certaines se sont même hissées, provisoirement, en Autriche et en Italie par exemple, au gouvernement. Si elles ont pu être digérées et finalement expulsées, pour la première fois depuis 1945, des formations issues du fascisme sont entrées dans un gouvernement et ont pu utilement favoriser la naissance de formes gouvernementales plus autoritaires.
« demande à la poussière »
Dans un article daté du 26 novembre 1931, Trotsky écrit : « Pour l’instant, la force principale des fascistes tient à leur nombre », c’est-à-dire à leurs scores électoraux
Quant à la France, elle comptait en 1936 un peu plus de 50 % de salariés (6 millions d’ouvriers, 1,5 million de salariés agricoles, 3 millions d’employés) au sein d’une population active comptant 19,5 millions d’individus (dont 6 millions de femmes). Les exploitants agricoles sont alors 4,5 millions et les commerçants et artisans 2,65 millions
Depuis cette époque déjà lointaine, les formations sociales ont profondément changé. Ainsi, sur les 29 millions d’actifs que compte la France de 2013, il n’y a plus que 2,6 millions de patrons, de commerçants, d’artisans et d’exploitants agricoles, alors que l’effectif salarié s’élève à 23,8 millions, auquel il faut ajouter les quelque 2,6 millions de chômeurs officiellement comptabilisés
Est-ce à dire que la « poussière humaine » dont parlait Trotsky s’est volatilisée ? Non, car en regardant le paysage politique, on voit que la poussière a changé de composition et de mode de sédimentation. Est-ce à dire que les « mentalités » des couches petites-bourgeoises d’autrefois ont disparu ? Non, car si le statut juridique change, le poids des traditions, la culture, les perceptions de la place qu’on occupe dans la société, les valeurs n’ont pas les mêmes temporalités. La prolétarisation sans sentiment d’appartenance à une classe porteuse de projet commun – une classe « pour soi » – est vécue comme un insupportable déclassement. S’ajoutent à ce vécu douloureux la précarité, l’exclusion et le chômage qui rôdent et qui frappent tout un chacun. Ce sentiment de frustration est renforcé par les promesses de changement non tenues et par la perception d’une impasse personnelle et collective.
C’est dans de telles situations que s’exprime et se cristallise ce que certains désignent comme la « fausse conscience », c’est-à-dire une perception et un vécu social qui « distord ou interprète de manière erronée » les causes d’une situation que l’on subit et des conséquences de ce qu’on met en mouvement (Mandel, 1986). Il faut évidemment des situations et des combinaisons d’événements exceptionnelles pour que cela se produise. Quand « les partis de l’ordre […] périssent de l’état légal créé par eux-mêmes » et qu’ils crient « la légalité nous tue » (Engels, 1994 : 1136), alors la tempête de la « fausse conscience » de la « poussière humaine » peut se lever. Nous n’en sommes pas là, mais déjà le vent s’est levé et il est utile d’examiner la poussière d’aujourd’hui.
Si on ne retient comme observatoire que les élections européennes de 2014
D’autres observations empiriques révèlent que le Front national obtient ses meilleurs scores dans les agglomérations où s’est installée une partie notable des salariés qui pensaient avoir échappé au sort collectif de la classe prolétaire (Terrail, 2002 ; Schwartz, 2002) : les zones périurbaines et pavillonnaires, plus ou moins éloignées des quartiers populaires des grandes villes et des cités ghettoïsés de banlieue où a été « parquée » la main-d’œuvre « ethnique ». On note également une différence nette de comportement électoral entre les salariés travaillant dans des grandes entreprises et les autres (enquête Louis Harris)
Enfin, l’effacement de la sociabilité que structurait le mouvement ouvrier avec son système d’organisations et la dissolution de l’« appartenance de classe » contribue à transformer les groupes sociaux en poussière d’individus. Et l’on voit, ici et là, en France comme ailleurs, les fascismes mettre en place les structures d’une nouvelle sociabilité raciale et ségrégative.
C’est donc dans ce « grand désert » que l’on peut apercevoir la « poussière humaine » que le fascisme d’aujourd’hui se prépare à aspirer. Si le fascisme ne prendra pas, comme dans les années 1930, la forme d’une alliance terroriste entre le grand capital et la petite bourgeoisie, les tendances au repli national dans un monde mondialisé, l’absence vertigineuse d’alternative permettant de percevoir à une échelle de masse la possibilité d’une transformation de la société, l’enchevêtrement de longue durée des crises économiques, sociales, politiques ou nationales, laisse ouverte l’hypothèse que des secteurs des classes dominantes – on l’a vu il n’y a pas si longtemps en Italie avec l’Alliance nationale
les cavaliers de l’apocalypse roulent en 4x4
Si nous devons évidemment être attentifs aux travaux historiques sur le fascisme, il est également utile de revisiter les réflexions, les hésitations, les indécisions, les résolutions, les combats, les erreurs et les abandons du mouvement ouvrier et démocratique. C’est là pour nous un des enjeux de ce livre. Il ne s’agit ni de dévotion ni de la recherche dogmatique d’un modèle ; il s’agit avant tout de nous saisir des instruments, du moins de certains d’entre eux, que Trotsky a laissés pour tenter de disséquer l’hydre-caméléon qui se déploie à nouveau.
S’appuyant sur une base sociale particulière, se renouvelant et se métamorphosant sans cesse, les fascismes contemporains sont à la fois les héritiers des fascismes historiques et leur négation. Pour les comprendre et les repérer, il ne faut donc pas chercher la chemise noire – bien qu’on la rencontre à Athènes, par exemple. Il faut tenter d’analyser ce vaste archipel dont les îles et les îlots ont chacun leur histoire et leur physionomie propres, qui peuvent les conduire à des fâcheries et à des divisions, souvent profondes, et parfois violentes. Mussolini ne s’est-il pas opposé à Hitler jusqu’à envoyer des troupes à la frontière autrichienne après l’assassinat par les hitlériens autrichiens du chancelier Dollfuss allié de l’Italie fasciste ? Georges Valois, fondateur en 1925 du Faisceau, n’est-il pas mort en déportation par haine de l’Allemand ? Le colonel de La Rocque, vichyste et collaborateur déçu, n’a-t-il pas été arrêté par la Gestapo ? Les mégrétistes n’ont-ils pas été exclus du Front national pour avoir eu raison trop tôt contre le Chef ? Les disciples de Mussolini ne se sont-ils pas divisés entre les défenseurs de l’unité nationale et les partisans de la Padanie ? Les héritiers des colonels grecs ne se sont-ils pas divisés entre Laos et Aube dorée à propos de la participation gouvernementale (Psarras, 2014) ? Définir le fascisme, note Robert Paxton, est compliqué par sa « considérable et décourageante disparité […] dans l’espace et dans le temps » : « Chaque variante nationale […] tire sa légitimité […] de ce qu’elle tient pour être les éléments les plus authentiques de l’identité de sa propre communauté » (Paxton, 2003 : 327).
Quand les fascistes et les nazis ont accédé au pouvoir en Italie, puis en Allemagne – dans des gouvernements de coalition avec la droite « classique », rappelons-le –, les observateurs du temps étaient certains d’une chose : la droite classique qui les appuyait les maintiendrait en laisse. Inclassables, une fois au pouvoir dans des gouvernements de coalition qui redoublent d’attaque contre le mouvement ouvrier, les nouveaux maîtres du pouvoir fascinent une partie des élites qui craignent plus Moscou que Rome et Berlin et qui aspirent à l’ordre, au « coup de balai ». Plus surprenant, les forces sociales qu’ils entraînent dans leurs sillages sont peu accoutumées à se retrouver ensemble : le boutiquier et l’ouvrier, le patron et le déclassé, le paysan et le chômeur. La mésalliance sociale n’est pas pour autant harmonieuse, particulièrement lorsque le fascisme arrive au pouvoir. Les intérêts de classe contradictoires, un temps gommés dans l’ivresse nationaliste, reprennent leurs droits. D’une main de fer, le fascisme dénoue alors ces contradictions, toujours en faveur des intérêts de la grande bourgeoisie avec laquelle le pacte est scellé depuis longtemps.
Ces configurations politiques nouvelles sont d’autant plus singulières que, sur le chemin du pouvoir, les mouvements fascistes contemporains sont capables de toutes les contorsions tactiques, souvent à la stupeur de leurs propres partisans
Il suffit de revenir, l’espace de quelques lignes, à Berlin et à Rome. Tout en prônant la réconciliation des classes au nom de la nation unifiée, les nazis attaquent violemment en 1932 les décrets du gouvernement von Papen en se faisant les défenseurs du « travail allemand ». Quant aux fascistes italiens de 1919, ils s’efforcent de montrer leur détermination à changer les choses, au contraire du Parti socialiste italien. Mussolini peut ainsi déclarer qu’il est « nécessaire que soient satisfaites les revendications de la classe ouvrière pour obtenir la renaissance de l’esprit italien dans leurs manifestations les plus splendides » (Nin, 1935). Et, tout en rappelant que les fascistes changent de programme comme de chemise (noire), il est intéressant de rapprocher le programme mussolinien de 1919
« Le flottement du langage est constitutif du Front national », note Jean-Pierre Faye qui précise que ce faisant, celui-ci manifeste tout à la fois une « conscience tactique » et une « conscience stratégique » (Faye, 1998 : 29). Il serait donc absolument erroné de sous-estimer le sens de ces prises de position et de les réduire à des postures démagogiques. Comme il serait tout à fait erroné également de ne pas prendre au sérieux l’impact du discours « social-national-laïc » qui n’a pas d’autre fonction que la réussite de la « suture du nationalisme et du radicalisme social » (Sternhell, 1978) en transcendant les classes et en purifiant la communauté nationale de ses ennemis : le cosmopolitisme, les « élites mondialisées », les « Français de papier » et la gauche.
Faut-il rappeler que pour nous, les fascismes s’analysent pour être combattus et que nous les combattons pour les détruire. Souligner les retards et les impasses du mouvement ouvrier et démocratique – dans toutes ses composantes – au cours du 20e siècle ne constitue en aucune façon un appel à la condamnation morale a posteriori, mais une invitation à comprendre les approximations et les aveuglements qui peuvent conduire à la défaite. Défaite qui a eu lieu bien avant 1940, dans les faubourgs de Rome, de Vienne, de Berlin, de Barcelone et de Paris. Et, bien entendu, dans ceux de Moscou.
Nous avons, dans le cadre de cette introduction, tenté de suivre la recommandation de Zeev Sternhell qui indique qu’il convient de « dégager le dénominateur commun, le “minimum” fasciste, dont participent non seulement les différents mouvements et idéologies politiques qui se réclament du fascisme, mais aussi ceux qui déclinent l’épithète mais appartiennent néanmoins à la famille » (Sternhell, 1987 : 32). Nous avons délibérément choisi une certaine approche « fonctionnaliste
« L’histoire ne se répèt[ant] jamais tout à fait, écrivait Nicos Poulantzas, les régimes d’exception qui naissent des crises présentent des traits distinctifs selon les périodes historiques au sein desquelles elles surgissent » (Poulantzas, 1970 : 387). Il en est de même des formations sociales où la bête se love. Il en est également de même des organismes et des institutions politiques qui préfigurent, sécrètent et cristallisent ces régimes d’exception. La bête qui s’est réveillée est bel et bien un hydre-caméléon dont les têtes, les peaux, les squelettes et la pestilence sont ceux de leur époque, de notre époque.
Sans jouer les Cassandre, les rapports sociaux capitalistes et l’état du monde tel qu’il est recèlent des tendances à la barbarie qui nous autorisent à lire Léon Trotsky avec nos yeux d’aujourd’hui.
22 mars 2015