Le 7 avril [1], deux organisations de gauche anticapitalistes, le Mouvement Socialiste Russe [2] et le Mouvement Social d’Ukraine [3], ont publié une déclaration commune. Geste internationaliste fort en temps de guerre, ce texte réaffirme la solidarité des gauches russe et ukrainienne par-delà la ligne de front. Le message est clair : « Pour qu’un changement politique puisse se produire à l’intérieur de la Russie, l’armée russe doit être vaincue en Ukraine. » La lutte contre l’impérialisme russe représente un objectif commun. Par conséquent, il n’existe pas de contradiction entre l’appel à la désertion dans les rangs de l’armée russe et les demandes d’armement de la résistance ukrainienne. L’issue de la guerre de libération nationale en Ukraine est une précondition au processus d’émancipation politique et sociale en la Russie.
Mais ce texte est également une illustration très nette des clivages que la guerre en Ukraine a produits au sein de la gauche internationale, notamment entre la gauche est-européenne et la gauche occidentale. Ces clivages procèdent d’une analyse différenciée du/des impérialisme(s), qui à son tour détermine des positions divergentes sur des questions concrètes telles que la livraison d’armes, les sanctions économiques ou les négociations de paix.
Il faut commencer par souligner que le terme de « gauche occidentale », qui n’a pas manqué de susciter des critiques à cause d’une généralisation jugée abusive, s’est spontanément et quasi unanimement imposé à nos camarades ukrainien.ne.s, russes, biélorusses et polonais.e.s. À quoi fait-il référence au juste ? D’une part, il vise à pointer l’émergence, en ce moment précis et relativement à la question ukrainienne, d’un certain consensus — de Mélenchon, Belarra, Corbyn et Sanders jusqu’aux diverses organisations, médias et personnalités d’extrême gauche en Italie, en Espagne, en Grèce mais aussi en France — autour du statut de l’impérialisme russe face à l’impérialisme occidental. D’autre part, sa fonction est de souligner à quel point ce consensus est éloigné des analyses et des demandes hégémoniques au sein de la société ukrainienne en général, et au sein de la classe ouvrière, de ses organisations et de ses syndicats en particulier.
Bien que la majorité de la gauche ait condamné l’invasion russe en Ukraine, l’unité du camp de gauche fait encore défaut. Nous aimerions nous adresser à ceux qui, à gauche, s’en tiennent encore à la position que la « la peste soit de vos deux familles » et qui considèrent cette guerre comme une guerre inter-impérialiste. Il est grand temps que la gauche se réveille et procède à une « analyse concrète de la situation concrète » au lieu de reproduire les schémas usés de la guerre froide. Ignorer l’impérialisme russe est une terrible erreur pour la gauche. C’est Poutine, et non l’OTAN, qui fait la guerre à l’Ukraine.
Ce conflit a en effet révélé à quel point l’analyse de l’impérialisme se place encore trop souvent dans un cadre théorique et politique propre à la guerre froide et à la période qui a immédiatement suivi la chute de l’URSS, marquée par l’hégémonie incontestable des États-Unis. D’après une analyse largement dominante, l’OTAN, associé à l’impérialisme états-unien, reste en dernière instance responsable et/ou bénéficiaire de toutes les guerres. Malgré les nuances, et bien qu’elle concède qu’il s’agit d’une guerre d’agression illégitime contre le peuple ukrainien, la distribution inégale de la responsabilité reste lisible à travers l’ordre dans lequel les arguments sont présentés.
De plus en plus « encerclée » par l’OTAN, la Russie serait une puissance impérialiste subalterne et essentiellement réactive, voire une puissance régionale principalement dominée. Elle ne saurait même pas être qualifié d’État impérialiste au sens marxiste du terme : avec une économie extractiviste globalement faible, elle se situe loin derrière les États-Unis et les autres pays du G7 en termes de potentiel technoscientifique, industriel, commercial, financier et même militaire.
Parcourant la situation d’un point de vue presque exclusivement géopolitique, ce type d’analyse masque la méconnaissance des processus socio-politiques de l’espace post-soviétique et présente une vision réductrice des réalités complexes. Premièrement, elle minimise la longue histoire de l’impérialisme russe et l’appel à l’imaginaire impérial comme instrument idéologique central de l’union nationale en Russie :
L’impérialisme russe […] implique un nationalisme russe basé sur un révisionnisme historique. Depuis 2012, Poutine et son establishment sont passés d’un concept civique de la nation (comme rossiysky, « lié à la Russie ») à un concept exclusif et ethnique de la russité (comme russkiy, « ethniquement/culturellement russe »). Ses agressions en 2014 et en 2022 ont été légitimées au nom du retour de terres « originellement » russes. En outre, ce concept de « russité » (ethnique) fait revivre le concept impérial de la nation russe du XIXe siècle, qui réduit l’identité ukrainienne et biélorusse à des identités régionales.
Selon ce point de vue, les Russes, les Biélorusses et les Ukrainiens constituent un seul et même peuple. L’utilisation de ce concept dans la rhétorique officielle implique la négation du statut d’État ukrainien indépendant. C’est pourquoi nous ne pouvons pas affirmer avec certitude que Poutine souhaite uniquement la reconnaissance de la souveraineté russe sur la Crimée et le Donbass. Poutine peut vouloir soit annexer, soit soumettre l’ensemble de l’Ukraine, menaces qui apparaissent dans son article « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens » et dans son discours du 21 février 2022.
L’échec d’un projet néocolonial, qui aurait permis à la Russie de poursuivre sa domination politique et économique sur les anciennes républiques soviétiques sans application directe de la force — comme c’était le cas dans ses relations avec la Biélorussie jusqu’en 2020 — a déjà nourri de nombreuses guerres en Tchétchénie, en Géorgie et en Ukraine. En outre, selon les auteur.rice.s de la déclaration, les prétentions de l’impérialisme russe sont loin d’être régionales : elles ne s’arrêtent pas aux frontières de l’Union européenne, mais sont alimentées
par le désir de changer le soi-disant « ordre mondial ». Ainsi, l’exigence de Poutine concernant le retrait de l’OTAN de l’Europe de l’Est pourrait indiquer que la Russie ne s’arrêtera pas à l’Ukraine et que la Pologne, la Lettonie, la Lituanie ou l’Estonie pourraient être les prochaines cibles de l’agression de Poutine. Il est très naïf de demander la démilitarisation de l’Europe de l’Est, car à la lumière des circonstances actuelles, cela ne ferait qu’apaiser Poutine et rendrait les pays d’Europe de l’Est vulnérables à l’agression de Poutine. Le discours sur l’expansion de l’OTAN occulte le désir de Poutine de diviser les sphères d’influence en Europe entre les États-Unis et la Russie. Être dans la sphère d’influence russe signifie la subordination politique d’un pays à la Russie et sa soumission à l’expansion du capital russe. […] Poutine et son establishment sont très cyniques. Ils utilisent le bombardement de la Yougoslavie par l’OTAN, l’intervention américaine en Afghanistan et l’invasion de l’Irak comme bouclier pour le bombardement de l’Ukraine. Dans ce contexte, la gauche doit faire preuve de cohérence et s’opposer à toute agression impérialiste dans le monde, quelle qu’elle soit. Aujourd’hui, l’agresseur impérialiste est la Russie, pas l’OTAN, et si la Russie n’est pas arrêtée en Ukraine, elle continuera certainement son agression.
Si les auteur.rice.s de la déclaration insistent sur les motivations géopolitiques de la guerre de Poutine, il est également nécessaire d’en souligner les raisons économiques et politiques internes. Le péril principal des « révolutions de couleur » en Ukraine et en Géorgie, des soulèvements populaires en Biélorussie et au Kazakhstan n’est pas uniquement la perte des zones d’influence au profit des puissances occidentales. Le danger est aussi que le feu de la contestation populaire se répande jusqu’au cœur de l’empire. Malgré les aspirations des gouvernements ukrainiens successifs, ni en 2014, ni en 2022 il n’était question que l’Ukraine rejoigne l’OTAN ou l’Union européenne dans un avenir proche.
Pour Moscou, il était en revanche urgent de discréditer et de punir un pays où un mouvement populaire est parvenu à renverser un gouvernement capitaliste oligarchique, brutal et corrompu. Par la même occasion, le régime poutinien a réussi à rassembler la société toute entière autour d’un projet nationaliste de la reconstruction du « monde russe ». Depuis la crise de 2008, il ne pouvait plus maintenir sa popularité sur la base des promesses de stabilité et de prospérité, comme cela avait été le cas dans le contexte économique plus favorable des années 2000 marquées par la hausse des prix du carburant. En 2011-2012, la Russie était secouée par des manifestations anti-Poutine relativement massives.
La fin de cette vague de luttes, étouffée par une répression féroce, marque le début d’une nouvelle époque, et les évènements de 2014-2022 doivent être inscrits dans la logique de ce tournant nécessaire à la survie du régime. En ce sens, les auteurs.rices de la déclaration ont raison de rappeler que
le régime de Poutine […] n’offre aucune alternative au capitalisme occidental. Il s’agit d’un capitalisme autoritaire et oligarchique. Le niveau d’inégalité en Russie a augmenté de manière significative au cours des 20 années de son leadership. Poutine est non seulement un ennemi de la classe ouvrière, mais aussi un ennemi de toutes les formes de démocratie. La participation populaire à la politique et aux associations bénévoles est traitée avec suspicion en Russie. Poutine est essentiellement un anticommuniste et un ennemi de tout ce pour quoi la gauche s’est battue au XXe siècle et se bat encore au XXIe siècle. Dans sa vision du monde, les forts ont le droit de battre les faibles, les riches ont le droit d’exploiter les pauvres et les hommes forts au pouvoir ont le droit de prendre des décisions au nom de leur population privée de pouvoir.
Loin d’infirmer la thèse de la guerre en Ukraine comme une guerre impérialiste, et de relativiser la responsabilité du régime poutinien, la faiblesse de l’économie russe et son incapacité à construire une hégémonie politique sur l’espace post-soviétique expliquent au contraire la spécificité de son impérialisme : combinaison d’un régime politique autoritaire dans une Russie parfaitement pacifiée autour d’une de l’idée nationaliste grande-russe et d’un régime de coercition militaire brutale réservée aux périphéries rebelles, y compris les périphéries intérieures non-blanches, telles que les républiques caucasiennes, qui vivent sous l’état d’exception permanent.
La sous-estimation de l’impérialisme russe représente à son tour l’une des raisons de l’opposition de la gauche occidentale à la livraison d’armes en Ukraine : traditionnellement, elle milite pour la sortie de l’OTAN, contre l’industrie d’armement et les investissements publics spectaculaires dans la sphère militaire qui devraient plutôt revenir à l’éducation, à la santé, etc. Il s’agit donc de critiquer son propre impérialisme, ce qui va de pair avec le refus de tout soutien de cette puissance impérialiste à la résistance ukrainienne. Plus qu’une orientation abstraitement pacifiste, assez étrangère par ailleurs à la gauche marxiste, c’est cette position de principe qui explique pourquoi, contre l’évidence selon laquelle le soutien concret à la résistance ukrainienne implique nécessairement le soutien à la livraison d’armes, la gauche occidentale se cantonne à un appui essentiellement moral de celle-ci et à une approche purement humanitaire des conséquences de la guerre sur les populations civiles.
Le Mouvement Social d’Ukraine et le Mouvement Socialiste Russe partagent la critique des pays membres de l’OTAN :
Nous comprenons les répercussions de la militarisation sur le mouvement de la gauche progressiste dans le monde et la résistance de la gauche à l’expansion de l’OTAN ou à l’intervention occidentale.
Mais ils rappellent que, malgré l’embargo de 2014, de nombreux pays membres de l’OTAN ont continué à vendre des armes à la Russie.
Ainsi, la discussion sur la question de savoir si les armes envoyées dans la région finissent dans de bonnes ou de mauvaises mains semble un peu tardive. Elles sont déjà dans de mauvaises mains et les pays de l’UE ne feraient que réparer leurs erreurs antérieures en fournissant des armes à l’Ukraine.
Pour répondre à l’argument selon lequel il faudrait craindre le renforcement militaire de l’extrême droite, les auteur.rice.s soulignent une nouvelle fois le caractère populaire de la résistance ukrainienne et la fonction essentiellement défensive des armes demandées par le gouvernement :
Contrairement à 2014, l’extrême droite ne joue pas un rôle prépondérant dans la guerre d’aujourd’hui, qui est devenue une guerre populaire – et nos camarades de la gauche anti-autoritaire d’Ukraine, de Russie et de Biélorussie luttent ensemble contre l’impérialisme. Comme cela est devenu clair ces derniers jours, la Russie tente de compenser son échec sur le terrain par des attaques aériennes. La défense aérienne ne donnera pas de puissance supplémentaire à Azov, mais elle aidera l’Ukraine à garder le contrôle de son territoire et à réduire le nombre de morts civils, même si les négociations échouent.
La déclaration comporte une liste de revendications spécifiques, sans s’arrêter sur celles qui font largement consensus dans la gauche internationale (soutien aux réfugié.e.s, annulation de la dette extérieure de l’Ukraine, sanctions contre les oligarques russes, etc.). Ces revendications sont les suivantes :
– le retrait immédiat de toutes les forces armées russes d’Ukraine
– de nouvelles sanctions ciblées et personnelles contre Poutine et ses multimillionnaires. (Il est important de comprendre que Poutine et son establishment ne se soucient que de leurs propres biens privés ; ils n’ont pas conscience de la situation dans laquelle se trouve l’économie russe dans son ensemble. La gauche peut également utiliser cette demande pour dénoncer l’hypocrisie de ceux qui ont sponsorisé le régime et l’armée de Poutine et qui continuent aujourd’hui encore à vendre des armes à la Russie)
– le boycott du pétrole et du gaz russes
– un soutien militaire accru à l’Ukraine, en particulier la fourniture de systèmes de défense aérienne
– l’introduction de soldats de la paix de l’ONU provenant de pays non-membres de l’OTAN pour protéger les civils, y compris la protection des corridors verts et des centrales nucléaires (le veto de la Russie au Conseil de sécurité de l’ONU peut être surmonté à l’Assemblée générale).
Outre l’appel au renforcement du soutien militaire à l’Ukraine, la demande de boycotter le pétrole et le gaz russes figure parmi les revendications centrales, sans soutenir pour autant les sanctions économiques généralisées frappant tous les secteurs de l’économie. L’argument principal contre ce type de sanctions est pragmatique, mettant en avant leur inefficacité, plutôt que d’opposer, de manière orientaliste, les souffrances du peuple innocent aux intérêts du dictateur. L’arrêt d’exportation des énergies fossiles, en revanche, priverait l’État russe de sa principale source de revenu et donc de sa capacité à financer la guerre, bien qu’un tel embargo aurait des conséquences sur les classes populaires russes et européennes.
On n’est sûrement pas encore allé jusqu’au bout de l’analyse écologiste de cette guerre où la simple possession de l’arme nucléaire et la position dominante sur le marché européen des énergies fossiles créent des conditions suffisantes pour l’impunité des agressions impérialistes de grande ampleur. La déclaration se clôt sur l’appel à ce que la gauche joue un rôle dans la refonte du système de sécurité internationale :
L’invasion russe de l’Ukraine crée un précédent terrible pour la résolution de conflits qui impliquent le risque d’une guerre nucléaire. C’est pourquoi la gauche doit proposer sa propre vision des relations internationales et de l’architecture de la sécurité internationale, qui peut inclure un désarmement nucléaire multilatéral (contraignant pour toutes les puissances nucléaires) et l’institutionnalisation de réponses économiques internationales à toute agression impérialiste dans le monde. La défaite militaire de la Russie devrait être le premier pas vers la démocratisation de l’ordre mondial et la formation d’un système de sécurité international, et la gauche internationale doit apporter sa contribution à cette cause.
Enfin, elle appelle la gauche internationale à
soutenir les mouvements de gauche ukrainiens qui résistent, en leur donnant de la visibilité, en répercutant leurs voix, et en les soutenant financièrement. Nous reconnaissons que ce sont les millions de travailleurs.euses essentiels et de volontaires de l’aide humanitaire ukrainien.nes qui rendent possible la poursuite de la résistance.
Il nous reste à espérer que nos camarades sachent répondre à cet appel. La déclaration du 7 avril est un document important pour quiconque cherche à produire une analyse marxiste et décoloniale de la situation actuelle, et à construire un dialogue avec les camarades en Russie et en Ukraine, sans craindre de remettre en cause les schémas de pensée et les réflexes politiques d’un autre temps.
Daria Saburova
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