En quelques années, les Forums mondiaux sont passés d’une période d’admiration éblouie à une posture de désaveu dépité. Un peu comme si la presse pensait voir émerger « l’autre monde possible » de Porto Alegre à la façon d’un lapin bondissant du chapeau de magicien. En contrepoint, certains ont essayé et essayent toujours, au risque d’enrayer le processus, de le déclarer obsolète, au bénéfice d’un « programme », d’un « consensus » autoproclamé afin d’ouvrir des perspectives au mouvement altermondialiste. Entre effets de mode et vertiges impatients, l’édition 2005 du Fsm aura fait preuve d’une belle maturité et surtout, aura fourni une véritable leçon d’utilité.
Ce n’était pas joué d’avance. Car depuis les attentats du 11 septembre, la donne internationale est devenue plus difficile pour le mouvement altermondialiste, et plus encore avec le tournant unilatéraliste et militaire de la politique de Washington. Le risque était donc grand de voir la réunion de Porto Alegre tourner en vaste meeting anti guerre, dans un contexte latino marqué d’antipathie pour le voisin Nord américain. Il n’en a rien été. Non pas que les enjeux de paix, de sécurité et de désarmement aient été absents, bien au contraire. Mais ils sont restés à leur place, en lien avec les autres enjeux de mondialisation mais sans jamais les éclipser. Ainsi la dimension de rencontres thématiques, de croisements d’expériences, de diversité et d’échanges a-t-elle été pleinement assumée. De la même façon, les effroyables conséquences du Tsunami ont-elles donné lieu à de multiples campagnes de solidarité (avec les pêcheurs et agriculteurs, avec les syndicalistes des ports, les enseignants, etc.) très concrètes. Le mouvement altermondialiste se décline donc au présent réel, aux antipodes de la caricature idéologique qu’on brosse parfois de lui.
Une autre difficulté, née de son succès même, consistait à ne pas s’enfermer dans une répétition à l’identique des thèmes et des objectifs. Le changement de format, avec l’abandon des grandes réunions plénières au bénéfice de séminaires de travail, regroupé par espaces thématiques a, de ce point de vue, été un succès. Cette nouvelle organisation aura permis de « digérer » la présence record de quelques 130.000 personnes, venant de 14 pays, sans que jamais les débats ne deviennent impossibles, les inévitables bavures de programmation mises à part. Elle a largement facilité la rencontre de participants dont un bon nombre avaient travaillé ensemble en amont du Forum proprement dit. Avec pour conséquence que les « campagnes » menées sur la dette, l’eau, les services publics, le commerce équitable, se sont très vite mises au travail, accouchant rapidement « d’agendas » de mobilisation au plan mondial. Travail ingrat, certes, mais qui cristallise l’activité de dizaines de milliers d’associations et réseaux du Nord et du Sud, travaillant de concert et « regonflés » par le lancement de la campagne mondiale contre la pauvreté. Celle-ci devrait, en effet, permettre de remettre en première ligne des préoccupations internationales la lutte contre l’accroissement formidable des inégalités sur fond de mondialisation libérale.
Ce travail d’analyse, de propositions et de mise en perspective s’est enfin mené avec un mouvement syndical prenant toute sa place dans l’ensemble du Forum lui-même. Même si une évaluation précise reste difficile, on peut avancer l’idée que peu de débats pluriels se sont tenus sans la participation d’une organisation syndicale. La présence active des grandes internationales, des instituts de formation syndicaux, les initiatives prises par les confédérations nationales répondaient à un vœu largement repris par les militants associatifs : travailler de concert. Autant dire que la Cgt et ses organisations, représentées sur place par une vingtaine de militants, et qui ont participé à plusieurs séminaires - allant des délocalisations à la culture en passant par la mondialisation des droits - ont eu le sentiment de faire œuvre utile. Peut-être est-ce d’ailleurs l’essentiel de la fonction du Forum mondial : être une belle école, un bel outil pour, comme on dit, mondialiser la solidarité.
Cela ne signifie évidemment pas qu’il faille s’interdire de réfléchir à « améliorer le produit » ; notamment à la façon de croiser toujours plus et encore mieux les mobilisations thématiques, au regard de l’agenda de la mondialisation elle-même : sommets de l’OMC, négociations commerciales bilatérales, réunions du G8, activités des entreprises transnationales... Mais de fait, ce travail d’enracinement et de convergence s’opère déjà de façon rapide. L’ignorer, dénoncer sa lenteur pour multiplier comme autant d’à côtés des déclarations sans épaisseur sociale pourrait participer d’une naïveté déconcertante voire même d’une volonté d’appropriation. Cela traduit surtout une réelle sous estimation des défis posés par la mondialisation libérale. Tout indique que le Forum mondial l’a compris : il faut maintenant souhaiter retrouver cette sérénité et cette volonté d’approfondissement social dans le prochain Forum social européen d’Athènes.