On ne peut exclure que le thème de la « valeur travail », mis en scène par Sarkozy, puisse se retourner vers l’envoyeur. On ne mobilise pas, en effet, une telle notion impunément. Cela s’est déjà vu avec la « fracture sociale », dénoncée puis foulée aux pieds par Chirac, avant d’être transformée en énergie de lutte en décembre 1995.
L’idéologie libérale ancienne a toujours fourni des valeurs au « bas peuple » : le travail comme effort, porteur de récompense, puis l’épargne, et donc le patrimoine, enfin la soumission à l’ordre, et la famille comme modèle hiérarchisé. Ceux qui voulaient y échapper étaient pourchassés, arrêtés ou massacrés (1848, 1871). Mais la classe ouvrière moderne est potentiellement puissante et plus instruite. Elle est passée par une phase de conquêtes collectives et de reconnaissance de sa place dans l’histoire nationale (1864, avec l’obtention du droit de grève, les grèves générales de 1936 et 1968). Le conservatisme sarkozyen et la « refondation sociale » du Medef veulent réduire tout ceci en miettes. Pour cela, il faut fragmenter l’esprit collectif, semer l’envie à la place de l’égalité, la concurrence à la place de la solidarité, le mépris contre les perdants, louer le « bosseur » contre le chômeur.
Confusion
Il y a dix ans, les sociaux-libéraux croyaient que tout le salariat pouvait se dissoudre dans la classe moyenne. C’était le débat sur la « fin du travail », où Dominique Meda, philosophe qui conseille aujourd’hui Ségolène Royal, publiait un livre à succès : Le travail, une valeur en voie de disparition (1998). Aujourd’hui, Dominique Méda admet qu’elle est sans doute allée trop loin, que « le travail manque » et que « réhabiliter le travail consisterait d’abord à en offrir à tous ». Mais, symboliquement et politiquement, le mal était fait, à gauche, dans une certaine façon d’oublier le travail (et les travailleurs) au profit d’une simple gestion de l’emploi à n’importe quel prix. Ce fut donc l’époque des 35 heures, arrangées dans un mode « donnant donnant » (dirait Ségolène), avec un patronat prenant son intérêt dans la flexibilité et l’annualisation. Les 35 heures ont été faites « pour l’emploi » (près de 500 000), avec de vrais effets de temps libre chez les salariés les plus aisés, mais en quelque sorte « sans le travail ». C’est-à-dire sans chercher à mobiliser celles et ceux pour qui l’emploi n’est jamais une simple occupation, mais un temps en chair et en os, chargé de sens, de rapports aux autres, d’intensité physique et psychique, de savoirs et de savoir-faire, et dont la dignité est symbolisée par un salaire, un vrai et pas une « prime pour l’emploi » pour ceux qui reprennent une occupation, ou des salaires sans charge aux alentours du Smic, payés par les deniers publics.
Après 2002, Raffarin et toute la droite ont voulu balayer le rêve de la société du temps libre, d’une France prétendument devenue, avec les 35 heures, un « parc de loisirs ». Ils reprenaient les accents de haine de ceux qui, en 1938, fustigeaient les « débauchés » des 40 heures et des congés payés, et qui « voulaient remettre la France au travail » [1]. La bourgeoisie a donc des idées immuables. Mais Sarkozy tente d’ajouter une touche supplémentaire : une « valeur » morale, une dignité octroyée par le chef, doublée d’une stigmatisation pour tous ceux qui ne sont pas dans le bon camp : les résistants à l’air libéral du temps. La société du travail de Sarkozy, c’est le choix entre le « bon ouvrier » soumis (et gratifié), ou l’assisté stigmatisé et presque considéré comme un délinquant.
Cependant, on ne peut enfermer toute une société et façonner une pensée unique pour des millions de salariés cultivés, des jeunes, et un mouvement de résistance au moule libéral, qui n’a pas dit son dernier mot. Il persiste donc une ambiguïté dans la reprise par les deux candidats du thème « valeur travail », chargée de tous les sens possibles.
Défi
Pour retrouver ses marques, le mouvement ouvrier ne doit pas confondre le travail et l’emploi. L’emploi n’est pas une réponse complète et suffisante à la crise du lien social. Ce qui se passe dans les rapports de travail façonne en profondeur toute la société, même (voire surtout) pour ceux qui sont sans travail. Pour la sociologue Danièle Linhart, alors que la période capitaliste d’après-guerre avait dû laisser se développer des « collectifs de travail, à distance de l’emprise matérielle et idéologique de l’entreprise », aujourd’hui, dans le rapport de travail dominé par le néolibéralisme, « on apprend le conformisme, le renoncement à tout esprit de controverse » et « la socialisation par le travail devient une socialisation à la soumission [...] au renoncement à toute pensée personnelle ». Souvent, « l’agressivité est reportée sur les pairs (les collègues) » [2].
Pour Christophe Dejours (laboratoire de psychologie du travail au Cnam), dans le travail, vecteur essentiel de rapports aux autres et à soi, « on peut apprendre le meilleur », la délibération sur le métier, la coopération, ou « le pire » : « l’instrumentalisation » d’autrui pour l’efficacité immédiate, engendrant la haine des autres [3]. La violence latente dans la société, de plus en plus envahissante, prend sa source dans ces rapports de violence-là. En ce sens, l’organisation du travail moderne est un concentré du pouvoir, un « gouvernement » (gouvernance !). De plus, les revenus d’aujourd’hui sont de moins en moins attachés au travail. D’un côté, ils viennent de la propriété (actions, stock-options), de l’autre, ils sont le produit de l’assistanat, et de moins en moins du salaire. Cependant, pour Christophe Dejours, la résurgence du thème travail dans le débat public n’est pas forcément une mauvaise chose, à condition de le dégager de l’emprise réactionnaire, ce qui est un chantier programmatique.
Parler de l’emploi, sans prendre en compte la qualité du travail, est claudiquant, fragile. Oui, les chômeurs ont le droit de revendiquer un emploi mais aussi un « bon » travail et de refuser des occupations serviles ! L’emploi à lui seul ne suffit pas à conforter le rapport de force social. La réduction du temps de travail, l’objectif d’un emploi pour tous, de l’abolition de la précarité et d’une conquête de temps libre passent indissociablement par le droit de contrôle et de délibération sur le travail, la définition des postes, la santé, la construction du collectif au quotidien. Ce n’est pas un mince défi à relever pour le syndicalisme, qui ne parviendra pas à défendre les emplois s’il ne défend pas aussi une « contre-valeur » du travail, faite d’émancipation contre le despotisme libéral.
Notes
1. Daladier, cité par l’Humanité du 2 février 2007.
2. Le Monde diplomatique, mars 2006.