İleri : Provenant d’une autre tradition politique vous avez décidé de continuer votre combat dans le TIP. Comment s’est déroulé votre processus d’adhésion, comment avez-vous été accueillis ?
Uraz Aydın : Nous avions déjà milité avec des camarades du TIP à diverses occasions. Déjà dans le Parti Socialiste Unifié (BSP) de 94, puis dans le Parti de la liberté et de la solidarité (ÖDP) ; dans le Mouvement Unifié de Juin formé à la suite de la révolte de Gezi, ensuite dans la plateforme de soutien au HDP « Le Palais s’effondrera, Le Peuple vaincra » vers les élections de Novembre 2015 et dans la Coordination Unifiée du Travail dans le but de former des assemblées ouvrières dans les usines en 2017. Depuis plus d’un an nous sommes aussi engagé ensemble avec quelques autres courants révolutionnaires dans la « Solidarités des travailleurs urbains » en vue d’organiser les secteurs les plus précaires du tertiaire.
Nous avons toujours privilégié la construction d’initiatives unitaires, et tenté à ce qu’elles prennent un caractère permanent avec la perspective qu’elles débouchent sur la formation d’entités politiques. Nous sommes obligés de chercher les moyens de combattre ensemble, sans bien entendu oublier ce qui nous sépare au niveau des divergences stratégiques dans l’histoire du mouvement ouvrier international mais sans non plus en faire des frontières indépassables. Nous ne défendons pas ceci par fétichisme de l’unité mais parce que nous pensons que la gauche radicale a besoin d’une recomposition pluraliste afin de contribuer à la construction d’un parti révolutionnaire de masse qui s’enracinerait au sein des masses laborieuses et deviendrait un acteur déterminant dans la lutte de classe. C’est ce que nous avons tenté de faire dans le BSP, dans l’ÖDP et aujourd’hui dans le TIP. Donc ce n’est pas parce que nous abandonnons une quelconque partie de notre héritage et de nos objectifs, mais c’est justement parce que le TIP correspond à notre perspective de construction organisationnel que nous le rejoignons.
Cependant je voudrais préciser que ce n’est pas une stratégie de construction que nous défendons seulement pour la Turquie -qui possède probablement un des mouvements révolutionnaires les plus divisés au monde- mais une stratégie internationale. La Quatrième Internationale dont nous faisons partie s’est donné pour objectif de contribuer à une recomposition unitaire, démocratique et pluraliste de la gauche révolutionnaire, dans pratiquement tous les pays où elle en a trouvé les moyens. De plus, en tant qu’Internationale nous pensons aussi que nous ne somme qu’un des éléments d’une Internationale large, pluraliste où prendraient place différents courants révolutionnaires sur des bases anticapitalistes, féministes et écologistes. Nous avons ainsi vécu de différentes expériences de regroupements et constructions unitaires, avec des formes organisationnelles très diverses, certains ont marché et réussis à devenir des forces politiques -relatives bien entendu-, d’autres non. C’est dans une telle perspective que nous nous sommes engagés dans des expériences unitaires qui sont toujours présentes dans des pays comme le Portugal, Brésil, Danemark, Russie, Pakistan, France et bientôt en Grèce où un mouvement anticapitaliste unitaire est sur le point d’être fondé.
Pour en revenir à notre intégration dans le TIP, le fait qu’il soit ouvert à la participation de militants provenant d’autres courants a été important mais c’est bien entendu le fait de s’entendre sur les taches politiques -même si nous avons des références historiques différentes- qui a été déterminant. A cet égard, il était important que le TIP suscite l’intérêt des travailleurs en plaçant la lutte des classes au centre de son combat, et qu’il soit solidaire de la lutte du peuple kurde, comme tout parti de gauche devrait le faire -mais que certains d’entre eux ne font pas.
Peu de temps après votre adhésion au TIP, la Conférence préparatoire du « Congrès d’Intervention » s’est tenue. Le processus du congrès s’achèvera le 13 février. La délégation de la conférence lance un appel au public : « Venez, prenons en main le destin de notre pays ». Quelle était la signification de cette conférence selon vous ?
Je pense que nos camarades qui ont été impliqués dans la construction du parti depuis le tout début l’apprécieraient mieux, mais en tant que quelqu’un qui a suivi avec intérêt l’évolution du parti, je l’ai vu comme une conférence où le TIP a réorganisé sa structure organisationnelle et sa stratégie politique selon un tournant politique qui sera probablement très tumultueux. Pour faire référence à son nom, on pourrait peut-être la designer comme une conférence au cours de laquelle un parti tendant à être un foyer d’attraction pour les travailleurs et les opprimés, a manifesté sa volonté d’intervenir dans l’histoire en fonction des besoins, des revendications et des aspirations de ceux d’en bas. Cependant, outre la question de l’intervention, mon impression de la conférence était qu’elle faisait également partie d’un processus de construction. Le Parti Ouvrier de Turquie a réussi à s’imposer en peu de temps, a montré qu’il était candidat à être un acteur actif dans la lutte des classes et a fait des pas substantiels dans cette direction. Cependant, je suis absolument d’accord avec ce qu’a dit le porte-parole et député du parti Erkan Baş, "nous grandissons, il est important de grandir, bien sûr, mais l’essentiel est de s’organiser ». Par conséquent, à mon avis, cette conférence a souligné l’importance de mener ensemble l’intervention politique et la construction organisationnelle, en ne considérant jamais la construction comme achevée, et en la rendant permanente dans les interventions requises par la conjoncture et, bien sûr, dans les luttes de masse.
Comment pensez-vous que la conférence s’est déroulée ?
Personnellement, j’ai trouvé cela extrêmement enthousiasmant. Tout d’abord, le fait qu’elle ait eu lieu dans des jours où une série de résistances et grèves ouvrières ont surgit les unes après les autres a créé une atmosphère enthousiaste à la conférence. Pour moi, surtout la jeunesse de la délégation était vraiment surprenante. Bien que le TIP se démarque par ses interventions dans la lutte ouvrière, les discours des jeunes féministes, LGBTI+, des défenseurs des droits des personnes handicapées et des militants végétaliens à la tribune et leur volonté d’inclure les revendications de leur combat dans l’agenda du parti était impressionnant. Il valait également la peine de voir l’enthousiasme dans la salle lorsqu’un camarade de la région kurde, un employé d’une société de distribution d’électricité, a adressé ses salutations aux prisonniers politiques et à Selahattin Demirtaş (ex-porte-parole du HDP emprisonné depuis plus de 5 ans) à la fin de son intervention.
J’avais probablement assisté pour la dernière fois à un grand congrès il y a environ 15 ans, celui de l’ÖDP, un parti qui pourrait être considéré comme important (selon nos propres mesures). C’était le congrès d’un parti qui tendait à perdre, voire à amputer son pluralisme, un parti qui préférait se consolider dans les limites d’une affiliation politique unique. C’est un parti pour lequel nous avons travaillé dur pendant de nombreuses années, que nous n’avons pas hésité à critiquer tout en continuant à le construire, et ce fut une expérience vraiment douloureuse. Maintenant, des années plus tard, je viens d’assister à une conférence où un langage complètement différent, même plusieurs langages étaient de mise ; certaines luttes, qui étaient encore très faibles à l’époque, se sont exprimées avec confiance en termes de force qu’elles ont acquises, et où la critique et l’autocritique ne manquaient pas. Il était également important pour moi de rencontrer un certain nombre de personnes que je connais de ma génération, du mouvement étudiant des années 90, ou de différentes luttes et milieux politiques, ici dans les rangs du Parti Ouvrier de Turquie.
Que signifient pour vous les résolutions prises à la conférence ?
Il y a quelques points qui ressortent ou qu’il me semble nécessaire de souligner. Tout d’abord, il y a un sentiment « d’auto-confiance en construction » dans les résolutions, ce qui est une bonne chose. Notamment dans le passage où il est dit : « Les portes de notre parti sont ouvertes à tous nos concitoyens qui veulent ajouter leur voix à notre voix et combattre le régime du Palais et l’ordre capitaliste qui l’a créé, quelle que soit leur tradition politique, les partis pour lesquels ils ont voté. Nous apprendrons avec vous, nous grandirons avec vous, nous marcherons vers le pouvoir avec vous. Votre place est prête au sein du Parti Ouvrier de Turquie. Nous vous invitons à prendre place ».
Bien sûr, il y a une volonté de renverser ce régime et au-delà, de régler ces comptes avec l’ordre du capital, mais il semble qu’il y ait une volonté renforcée du fait d’avoir suscité beaucoup plus d’intérêt que ce qui était espéré lors de la création du parti. Face au soutien dont il bénéficie, venant non seulement d’individus déjà révolutionnaires et issus de différents courants du mouvement socialiste, mais aussi de personne venant d’autres bords de l’échiquier politique, des ouvriers, des femmes et des jeunes, il tend à ouvrir encore plus ses rangs à la participation. Du moins c’est comme ça que je l’ai lu. Ceci, bien sûr, crée un terrain propice à l’approfondissement d’une culture politique pluraliste.
Les dirigeants du TIP expriment depuis un moment qu’ils sont pour une troisième alliance face à celle des deux camps bourgeois, celle d’Erdogan et celle de l’opposition. Il est question d’une alliance populaire qui se formerait avec le HDP et, si possible, avec d’autres partis de la gauche radicale en vue des élections présidentiels et législatives prévus pour 2023. Cette invitation est ici renouvelée, et plus largement, elle est adressée à tous les mouvements sociaux. Je pense que nos camarades députés, bien sûr, avec les efforts de tous les militants qui portent le fardeau du parti, ont établi un bon rapport entre le parlement et la rue. Et je suis d’avis que la volonté de porter les acteurs des diverses luttes sociales à l’assemblée -à travers ses propres listes de candidat- est une perspective très cohérente, bien sûr, tant que le lien organique avec la base est préservé et qu’il nourrit les luttes dans la rue.
Et dernièrement, on répète souvent que la politique se fait avec de la force. C’est vrai. Mais la politique révolutionnaire, la politique de classe, est aussi faite avec de la foi. Je parle, bien sûr, d’une foi séculaire. Avoir la foi en quelque chose qui nous dépasse, qui transcende l’individu, la foi en un objectif collectif, en un ensemble de valeurs, est le carburant spirituel de la lutte révolutionnaire. Des marxistes comme Lucien Goldmann ou Daniel Bensaïd ont été particulièrement concernés par cette question. Ainsi, bien que l’idée du socialisme ait aujourd’hui été mise à mal par une série de défaites, le rendre à nouveau crédible en tant qu’alternative libertaire, égalitaire et démocratique ; offrir une vision d’un avenir émancipé où les gens se gouverneront eux-mêmes ; rendre désirable une société où chacun travaillerait moins et bénéficierai de plus de temps pour se réaliser… c’est un élément indispensable de la stratégie révolutionnaire. L’orientation de la conférence à utiliser les élections comme un outil et à faire du socialisme la demande de millions de personnes est importante pour moi à cet égard.
Propos recueillis par Tugay Candan