Terrains à peu près verts, barres de béton noirci, tours sans charme clonées à l’infini, loin des centres-villes qui concentrent commerces, écoles et transports en commun. Les grands ensembles ont mal vieilli. Même à Marseille, où les cités ne sont décidément pas radieuses. Les classes moyennes sont parties s’installer ailleurs, tandis que les familles démunies s’y sont retrouvées enfermées entre elles sans pouvoir en sortir. De quoi alimenter la haine des tours. Un temps constitutives d’une utopie égalitaire, inspirée par Le Corbusier, elles sont aujourd’hui honnies par la majorité de la population. On les accuse des pires maux de la société : théâtre des révoltes de 2005 en banlieue, l’urbanisme déshumanisé des années 1960 et 1970 a été pointé du doigt. A tel point que, lorsque Bertrand Delanoë décide de relancer le débat en proposant d’en installer à la périphérie de Paris, le mot « tour » est banni du vocabulaire. Il sied désormais de parler d’« immeubles de hauteur ».
Expérience traumatisante
L’usage de la litote témoigne du tabou qui entoure le sujet. Si les gratte-ciel translucides de New York, Shanghai ou Singapour sont des emblèmes de modernité pour certains, du capitalisme triomphant pour d’autres, l’expérience française des grands ensembles a braqué la population. Parmi les Parisiens, 62 % sont opposés à ce qu’« à titre exceptionnel, dans des projets précis, puisse être envisagée la construction de quelques immeubles de grande hauteur (…) situés en-dehors du centre historique de Paris ». Mieux, 90 % trouvent qu’il est important que le plan local d’urbanisme respecte la hauteur des bâtiments environnants (1). Les tours n’ont pas la cote. En revanche, 82 % des Français rêvent de maisons bien à eux (2). C’est même devenu un marché juteux. Depuis 1997, elles représentent les deux tiers des logements construits.
Du Nord au Sud, d’Est en Ouest, on a ainsi vu pousser des lotissements pavillonnaires en rase campagne : partout, les mêmes pavillons sans âme, les mêmes routes hérissées de ronds-points, les mêmes voies en impasse qui ne convergent plus vers rien. « Ce n’est pas un bon remède aux grands ensembles. Ces zones cumulent les mêmes défauts : isolement, uniformité, ségrégation », tempête Cristina Conrad, présidente de l’Ordre des architectes. On ne peut même pas dire que ce soit plus écolo. Celui qui occupe un pavillon a rarement des transports en commun à proximité de chez lui. Contraint de prendre sa voiture, ne serait-ce que pour aller faire ses courses, il lâche donc beaucoup de gaz carbonique dans l’atmosphère. « A Paris, moins de la moitié de la population est motorisée. Un Parisien dégage deux fois moins de CO2 par an qu’un provincial », précise l’architecte Eric Lapierre. Le coût de l’étalement urbain se paie au prix fort.
La ville musée
Pendant que les villes grignotent du terrain, mangeant sur les champs autrefois cultivés, leur centre tend à se muséifier. De Strasbourg à Paris, en passant par Lille et Toulouse, rues pavées et piétonnes fleurissent. Rien ne doit dépasser. « Depuis vingt-cinq à trente ans, Paris développe une politique néo-haussmannienne. De l’après-guerre au début des années 1970, on a expérimenté un autre modèle de ville, fait de tours et de barres, puis on est revenu à la ville plus traditionnelle. Aujourd’hui, on ne fait que des immeubles », poursuit Eric Lapierre qui a participé à la réflexion parisienne sur les tours. Il les défend avec verve : « Woody Allen et Spielberg vivent dans des tours sur Manhattan. Elles ne génèrent pas de délinquance ni d’autres problèmes particuliers ! » La plupart des architectes s’accordent pour dire que l’échec des grands ensembles n’est pas lié à leur hauteur. « Je ne crois pas que les tours soient des formes plus pathogènes que d’autres », martèle Rémi Rouyer, architecte et enseignant à l’école d’architecture de Versailles. La première erreur fut de vouloir isoler l’habitat des zones d’activité. « Des personnes démunies ont été installées dans des endroits en cul-de-sac, accuse Pierre Pinon, historien de l’architecture. Dans ces cités, la sphère publique est inexistante. Mettre de l’herbe, un terrain de foot et quelques bacs à sable ne suffit pas. » L’absence de transports en commun reliant la ville à sa périphérie a achevé de transformer certains quartiers en apartheid urbain. L’architecte Paul Chemetov précise : « La cité de La Courneuve est finie en 1964, or le tramway n’y arrive que vingt ans plus tard. » Douze ans auparavant, Le Corbusier (3) créait sa première « unité d’habitation » à Marseille. La Cité radieuse, avec ses logements standardisés, il l’a voulue entourée de verdure.
Soleil et béton, ville verte et verticale. Les principes corbuséens, repris dans la Charte d’Athènes, ont été appliqués maladroitement par les tenants de l’urbanisme moderne. L’architecte Roland Castro n’hésite pas, pour sa part, à dénoncer « l’erreur de Le Corbusier [qui] était de croire qu’il fallait faire la même chose pour tout le monde, des appartements systématiquement exposé au sud, sur un modèle identique ». Les barres et tours ratées du passé, l’architecte les remodèle. Il tente d’y introduire de la singularité. « Une tour de stockage est constituée d’un bloc. Elle est la même de bas en haut. Cette conception de l’égalité s’est avérée la pire. » Il plaisante : « Si j’ai bu, je peux me tromper de cage d’escalier ! » Roland Castro ajoute tantôt des jardins d’hiver, tantôt des balcons. A Bobigny, il a construit une tour de onze étages faite de maisons superposées. « Un immeuble doit être gratifiant. Il faut qu’il renvoie à celui qui y vit une image satisfaisante de sa personne », explique-t-il.
Pour Paul Chemetov, qui n’est pas hostile aux tours à la périphérie, ni même à l’intérieur de Paris, la forme des constructions contribue à leur image dégradée : « D’habitude, ce qu’on appelle “tours”, ce sont des bâtiments larges et massifs qui font penser à des tas informes. Ces bâtiments ne doivent pas être obèses. Il faut au contraire qu’ils soient élégants, chatoyants, resplendissants sur le ciel et qu’ils restent des exceptions. » Il a réalisé de nombreux logements sociaux en banlieue. « Leur construction massive a constitué un progrès indéniable : on a donné aux gens du chauffage, de l’espace, des baignoires. » Mais cet habitat est d’autant plus décrié qu’il a été mal entretenu, que l’équilibre social n’a pas été respecté, que les équipements manquent et que les transports en commun sont peu développés. Les grands ensembles évitant ces écueils ne sont pas légion. Paul Chemetov peut en citer quelques-uns. Il y a, par exemple, les logements de Fernand Pouillon à Meudon-la-Forêt et à Boulogne-Billancourt, ou encore de Lods à Marly-le-Roi. Lesquels sont habités par des classes aisées…
La ville décollée du sol
Dans la capitale, quelques quartiers ont été défigurés. Les Olympiades, le front de Seine et la place des Fêtes ne sont pas des réussites architecturales. « Ce n’est pas de la faute de la hauteur des bâtiments, mais des dalles installées à leur pied. La rue est traitée comme une surface de parking. Du coup, la ville est brusquement décollée du sol : on arrête de se promener », analyse Roland Castro. Parce qu’elles ne peuvent être construites trop près les unes des autres, les tours libèrent des espaces au sol. Mais en général, la convivialité n’est pas au rendez-vous. Ce ne sont pas des endroits où il fait bon flâner ni se poser pour bavarder. Ce sont des lieux sans âme qu’on traverse sans plaisir.
« La tour stérilise son ombre », affirme Jean-Claude Garcias. Architecte, enseignant et critique, il fait partie des rares professionnels à dénoncer le fantasme français pour les gratte-ciel. Cristina Conrad se montre encore plus sévère : « La tour est une typologie pour les riches. Les familles aisées prennent possession de l’ensemble de la ville. Quand on est chômeur, on vit davantage à l’intérieur de son logement. Celui-ci doit donc permettre le plus de rencontres possibles. » Donc être en lien avec l’espace public qui est le lieu de la rencontre, de la mixité, de l’échange. Or, estime-t-elle, « la tour fait le vide autour d’elle. Elle intègre souvent, en bas, des garages et des rampes de parking qui nuisent à ce qu’il y a de plus précieux : le rapport au sol. C’est lui qui fait la société ».
Cette carence n’est peut-être pas une fatalité. Aux Etats-Unis, le rez-de-chaussée et le premier étage sont dédiés à des commerces divers, des coiffeurs, des restaurants, des boîtes de nuit, des cinémas, des théâtres. « La pensée moderne ne s’est pas posée la question, en France, de l’utilisation du sol », admet Eric Lapierre. Mais il veut croire qu’on peut éviter les erreurs du passé : « Construire plus haut permet de ménager de la place pour des jardins et des espaces publics. »
Etes-vous pour ou contre les tours ? Ainsi résumée, la polémique actuelle semble un brin simpliste. Les plus belles tours ne peuvent être pensées comme une juxtaposition d’objets. Elles doivent s’inscrire dans un projet de société qui tente de réconcilier ville et vivre-ensemble. A l’heure où pauvres et modestes sont chassés de plus en plus loin des centres urbains, sous la pression des prix de l’immobilier, l’architecture ne peut pas tout, mais elle a son rôle à jouer. « C’est la fin des grands systèmes. Il faut inventer des modèles plus souples, à plus petite échelle, comme celle d’un quartier, pour créer davantage de mixité sociale », préconise Rémi Rouyer. L’architecte Patrick Bouchain va plus loin. « Les grands ensembles standardisés n’ont pas produit de l’ensemble. Satisfaire à l’hygiène ne suffit pas au bonheur. Il faut aussi que l’homme participe à son environnement. D’ailleurs, le bricolage est le temps de loisir qui a le plus augmenté. L’acte de construction et de constitution de l’espace collectif doit être partagé. ».
Notes
1. Enquête PLU Ipsos/ Mairie de Paris, 2005.
2. Enquête Credoc 2004.
3. DVD, Le Corbusier, père des grands ensembles ?, entretien avec Jean-Louis Cohen, en vente à Regards.
Encart
Paris mégapole
Porte de la Chapelle, porte de Bercy et quai d’Ivry. Ce sont les trois sites que la mairie de Paris a retenus pour y étudier l’implantation de tours. Si ces projets aboutissaient, Bertrand Delanoë reviendrait sur une prescription datant de 1977. A cette époque, Valéry Giscard d’Estaing décidait de plafonner la hauteur des bâtiments intramuros à 37 mètres. Le maire assure qu’il n’a pas l’intention de toucher au centre-ville. « On ne trouve plus de foncier dans la plupart des arrondissements parisiens. La capitale est largement construite », argumente Claude Praliaud, conseiller technique en urbanisme au cabinet de Bertrand Delanoë. Contrairement à une idée reçue, les quartiers haussmanniens sont déjà extrêmement denses. Or, plus un immeuble possède d’étages, plus il faut ménager d’espace autour. Une autre raison, plus électoraliste, explique peut-être ce souci de préserver la capitale en son cœur : « La tour est contestée par les habitants dans sa relation avec le reste de la ville », admet l’ingénieur.
En revanche, « le long du boulevard périphérique, il reste des terrains vides et mal utilisés ». L’idée est donc de faire construire dans ces zones laissées à l’abandon des tours d’habitation atteignant au maximum 50 mètres, et dominées par quelques gratte-ciel. Au-delà de cette hauteur, il faut une équipe de pompiers en permanence présente au rez-de-chaussée, ce qui augmente considérablement les charges des occupants. Le PCF défend le projet tandis que les Verts y sont franchement opposés. « Nous ne voulons pas faire des quartiers de tours comme la Défense », nuance Claude Praliaud. Les architectes qui planchent sur le sujet ont jusqu’à mi-juin pour fignoler leurs propositions.
A l’évidence, derrière la mode des tours, il est aussi question de rayonnement international. Les mégapoles du monde entier se livrent à une compétition impitoyable, érigeant des bâtiments toujours plus hauts, toujours plus transparents. Comme si la puissance se mesurait à la taille, la modernité à la prouesse technique. A l’instar de Nantes ou de Lyon, Paris est prête à heurter ses habitants pour tenir son rang.