La guerre d’invasion menée par la Russie contre l’Ukraine affecte profondément l’économie mondiale à court terme, mais elle bouleversera également les comportements futurs des acteurs de la mondialisation. La géopolitique fait un retour brutal dans le monde des affaires, rappelant à ceux qui avaient cru pouvoir l’oublier à quel point les relations économiques sont tributaires du contexte politique. Le risque significativement augmenté de crises aiguës, menaçant de dériver vers une logique de confrontations de blocs, devient un déterminant incontournable des décisions économiques.
Mais le facteur de changement le plus significatif est peut-être l’utilisation faite par les Etats-Unis et leurs alliés des sanctions économiques comme arme principale dans un conflit majeur. Si les relations commerciales et financières ont toujours eu une dimension politique, la guerre en cours leur confère ipso facto un rôle central, potentiellement structurant, de levier de puissance. Et chacun de voir sous un jour nouveau ses relations commerciales et financières : ce n’est pas seulement une partie de l’Europe qui est saisie par sa dépendance au gaz russe, ce sont les pays importateurs de blé qui scrutent avec inquiétude leurs sources d’approvisionnement, les filières industrielles qui s’alarment quant à la disponibilité de tel ou tel intrant produit en grande partie dans la zone de belligérance (potasse, palladium, titane, nickel, néon…), les Etats qui s’interrogent sur leur capacité à garantir leur accès aux technologies et intrants indispensables à leur économie. Sans parler, bien entendu, des réflexions que le gel des réserves d’une banque centrale d’un pays du G20 doit inspirer aux gouvernants qui avaient vu dans leur accumulation une assurance financière, mais aussi géopolitique.
Dans ce contexte, les entreprises vont devoir réexaminer l’organisation de leur production et de leurs approvisionnements afin de limiter leur exposition à ces risques. Surtout, les Etats seront incités à accorder beaucoup plus d’importance à l’impératif de sécurité et de protection dans la gestion de leurs relations économiques extérieures, avec quatre objectifs principaux : la sécurisation des approvisionnements de matières premières, le renforcement de la résilience des chaînes de valeur et des infrastructures critiques, la limitation de la dépendance aux réseaux à fortes asymétries (finance, numérique, information…) et la maîtrise des technologies de pointe jugées indispensables.
Conséquences pratiques
La poursuite de ces objectifs appellera sans doute des politiques plus interventionnistes, pour investir, nouer des partenariats privilégiés, assurer le contrôle de technologies, d’infrastructures ou de chaînes de production. Et cela coûtera cher.
Cette tendance est déjà amorcée depuis plusieurs années, comme l’illustrent les restrictions d’exportations de technologies sensibles américaines, les politiques chinoises de réduction de la dépendance aux pays étrangers, affirmant des objectifs d’autosuffisance dans les secteurs sensibles et de protection de « chaînes de valeur autonomes et contrôlables », notamment, et même l’accent mis par l’Union européenne sur son autonomie stratégique, fût-elle ouverte. Les moyens dévolus à ces objectifs devraient s’accroître, notamment en Europe, où ils sont restés limités.
Il est trop tôt pour discerner les conséquences pratiques de ces tendances, mais elles s’annoncent complexes. Un regain de protectionnisme est possible, voire probable, pour s’efforcer de renforcer certains maillons industriels. Une division internationale du travail poussée est cependant indispensable dans beaucoup de secteurs pour garantir la compétitivité et assurer la maîtrise des technologies de pointe. La volonté de se soustraire à la domination du dollar peut pousser à la fragmentation du système financier, par exemple en s’appuyant sur les monnaies électroniques.
Il n’existe toutefois guère d’alternative crédible pour l’instant. La perturbation des marchés de matières premières peut inciter à rechercher des accords internationaux pour les organiser et assurer une certaine stabilité des prix. Pourtant, différentes expériences passées, par exemple sur l’étain, le café, le cacao ou le sucre, ont montré que leur viabilité butait souvent sur les divergences d’intérêts entre les parties prenantes – à l’exception notable du maintien de l’OPEP pour le pétrole. Des contrôles des prix sont certes possibles dans un cadre national, et ils se sont, de fait, multipliés récemment pour contenir l’impact inflationniste de la hausse des prix de l’énergie, mais ils sont difficilement tenables dans la durée si des déséquilibres structurels persistent.
Ces interrogations sont à la mesure du caractère unique de la période présente, à savoir une interdépendance économique étroite sur fond de rivalité politique aiguë. Cette configuration peut-elle être réformée de manière ordonnée, ou bien le multilatéralisme sera-t-il au nombre des victimes de cette guerre tragique ? La réponse à ces questions viendra de la capacité à répondre à cet impératif de sécurité sans sacrifier ce qu’il reste des mécanismes de coordination, par ailleurs indispensables pour mener à bien la transition écologique, qui reste elle aussi un défi existentiel.
Sébastien Jean. Economiste