Le 5 mars 2017, François Fillon sauvait sur la place du Trocadéro une candidature au bord du précipice [1]. « Ils pensent que je suis seul ! Ils veulent que je sois seul !, lançait-il en préambule. Est-ce que nous sommes seuls ? » Cinq ans plus tard, Éric Zemmour a tenté dimanche, au même endroit et avec la même rhétorique, de relancer une campagne minée par la guerre ukrainienne, les mauvais sondages et ses propres erreurs. « Ils pensaient que vous ne viendriez pas ! Ils pensaient que vous étiez résignés ! Et vous êtes là ! », s’est exclamé le candidat de Reconquête !.
Lequel a assumé le parallèle en affirmant : « J’ai choisi le Trocadéro pour venir laver les affronts de la droite. » La marée de drapeaux tricolores, la tour Eiffel en fond et la foule enthousiaste ont offert aux chaînes d’information en continu de belles images, habilement captées par l’équipe de campagne. « Vous êtes 100 000, a menti Éric Zemmour. C’est la plus grande démonstration de force de la campagne ! »
Sous les grandes déclarations, le grand meeting parisien d’Éric Zemmour a pourtant dévoilé l’échec de sa stratégie politique. « Je suis le seul à rassembler les classes populaires et la bourgeoisie patriote », martelait-il dès son entrée en campagne. Dimanche, le rassemblement du Trocadéro a montré l’étroitesse sociologique de l’électorat d’Éric Zemmour.
Face à la tour Eiffel, c’est une France BCBG, dominée par la petite bourgeoisie catholique, qui est venue applaudir le candidat d’extrême droite. Thierry et Cécile, par exemple, se sont rencontrés dans le train qui les menait de Versailles au Trocadéro. Lui, ancien cadre d’EDF à la retraite ; elle, mère au foyer. Il n’a pas de masque, elle lui en tend un. « On va peut-être au même endroit ? », ose-t-elle. Effectivement, comme beaucoup d’autres dans cette rame du RER C.
Thierry avait déjà fait le trajet en 2017, pour soutenir un François Fillon « en qui [il se] retrouvai[t] ». Ancien électeur de droite, le polytechnicien a été séduit par la « sincérité » d’Éric Zemmour. « Alors oui, il est clivant, concède-t-il. Il a une parole tranchante, ce n’est pas Cinquante nuances de Grey. Mais c’est ce qu’il nous faut aujourd’hui. Zemmour, c’est celui qui peut vous faire kiffer la France ! »
Un fillonisme rajeuni et une extrême droite déçue par Le Pen
À lui seul, Thierry raconte un bout des mutations politiques à droite. Le durcissement d’une frange de l’électorat de François Fillon, son basculement à l’extrême droite auprès de qui elle a trouvé le même libéralisme économique, le même conservatisme social, la même rhétorique civilisationnelle. En revanche, de nouvelles digues ont sauté et le curseur s’est encore déplacé. Une ancienne électrice de Fillon glisse : « Zemmour, je le trouve plus pugnace, moins mou. » Thierry le dit sans détour : « Oui, je me suis droitisé. »
À l’autre bout de la place, Christophe, 56 ans, précise d’emblée : oui, il est ancien filloniste et « surtout pas extrémiste ». Venu du Vaucluse avec d’autres militant·es, ce chef d’entreprise va faire faux bond, pour la première fois, aux partis de droite traditionnelle. « J’avais voté Fillon pour des raisons économiques. Aujourd’hui, je vais voter Zemmour pour des raisons identitaires », assure-t-il.
Ses raisons, ce sont les aides qui sont « trop importantes », « l’assistanat » mais surtout « la perte d’identité de la France », ces « salafistes » et ces « trafiquants de drogue » qui seraient en nombre à Cavaillon. Comme beaucoup des sympathisant·es du Trocadéro, Christophe a suivi le polémiste sur CNews pendant des années avant de s’apprêter à voter pour lui. « Il fait naître beaucoup d’espoir en nous, s’enflamme-t-il. Il a le courage de dire des vérités que personne n’ose dire. »
La ligne politique d’Éric Zemmour a séduit cette partie de la population, qui partage ses obsessions pour l’identité nationale et la « chrétienté », contre l’immigration et l’islam. Comme Christophe, Valérie évoque avec beaucoup d’autres la démarche de l’ancien journaliste. Venue de Vendée, où elle exerce comme libraire (« Ses livres, je les ai lus et je les ai vendus ! », sourit-elle), elle résume : « Fillon m’allait très bien. Mais Zemmour, c’est quelqu’un comme nous, ce n’est pas un politique. Il nous dit la vérité. »
Malgré ces exemples nombreux, l’électorat d’Éric Zemmour n’est pas tout à fait celui de François Fillon. L’impression de bocal sociologique demeure mais de sérieuses différences existent. La foule du 27 mars 2022 est, d’abord, assurément plus jeune que celle du 5 mars 2017. Casquette « Ben voyons » (une expression récurrente du candidat) vissée sur la tête, Nathan, lycéen francilien de 17 ans, raconte par exemple sa passion pour ce candidat qui lui « a donné énormément d’amour de la France ». Plus loin, Mathis, étudiant en économie de 20 ans, est venu seul de Seine-et-Marne participer au premier meeting de sa vie.
Venu en train d’Avignon, Anthony a déboursé 100 euros pour « participer pour la première fois à un meeting ». À ses côtés, Benjamin, 21 ans, étudiant en biologie, a fait le déplacement du Var. Pour la première fois également, il s’engage politiquement pour « un candidat que je suis depuis des années à la télé. Je le trouve courageux pour ce qu’il ose dire sur l’immigration et la sécurité ».
En plus de l’avoir rajeunie, Éric Zemmour a élargi la « droite Trocadéro », lui agrégeant des pans entiers de l’extrême droite traditionnelle. En début d’après-midi, les participant·es au meeting se voyaient distribuer des exemplaires de Rivarol, revue prisée des sphères antisémites et révisionnistes ; depuis le début de la campagne, les royalistes de l’Action française distribuent aussi leur revue en marge des réunions de Reconquête !. La semaine avant le meeting, une vidéo relayée par des groupes néonazis invitait à se réunir au Trocadéro pour « montrer » aux antifascistes « qui tient la rue ».
Vous ne trouverez pas beaucoup de voilées ni du coloré, c’est sûr.
Joséphine, soutien d’Éric Zemmour
À l’arrière de la place, Joséphine, une ancienne fonctionnaire d’État à la retraite, accepte de prendre trente secondes pour parler de « la décadence de la France ». Chez elle, dans le XIVe arrondissement de Paris, « il n’y a plus un commerce qui appartient à un Français », s’insurge-t-elle. Il y a cinq ans, elle aussi était venue soutenir Fillon mais la droite n’est pas son courant : « J’étais venue pour le soutenir car on avait monté quelque chose contre lui. Mais je ne le trouvais pas assez ferme. »
Ses idées sont plus radicales. Après le meeting, prévient-elle par exemple, elle ne chantera pas La Marseillaise. « En ce moment, je lis beaucoup sur le génocide vendéen, explique la septuagénaire. C’est horrible. La République a fait beaucoup trop de mal en France. » Sur le « grand remplacement », elle ne prononce pas l’expression mais assure en connaître les coulisses, teintées de complotisme et d’antisémitisme. « Tout ça, ça a été pensé. Par qui ? On n’ose pas le dire, glisse-t-elle. L’oligarchie financière dont on est à la botte. Vous savez : Soros, Rothschild, Rockefeller… »
Quant à la comparaison avec le Trocadéro de 2017, elle lui paraît pertinente. « On retrouve les mêmes, pense-t-elle. Vous ne trouverez pas beaucoup de voilées ni du coloré, c’est sûr. On marche avec les gens qui nous ressemblent. Moi, le métissage obligatoire et l’immigration qu’on nous impose, ça me fait bondir. J’ai peur. »
En costume, accompagné de deux de ses huit enfants, Nuz fait partie de ces anciens électeurs de Marine Le Pen que le discours d’Éric Zemmour a séduit. Catholique pratiquant, l’homme de 54 ans avait trouvé « regrettable qu’elle n’appelle pas à soutenir la Manif pour tous », à laquelle il avait « naturellement » participé pour batailler « contre l’adoption pour les homosexuels et leur union ».
Aujourd’hui, c’est dans le projet de Reconquête ! que le militaire retrouve ses valeurs : « La famille, le travail mais aussi la nation. » À l’instar de Nuz, qui approuve la proposition de créer un « ministère de la remigration » parce qu’« aimer son prochain, c’est d’abord aimer sa famille, son cercle proche, les Français et puis, après, les autres », la France qui s’est massée au Trocadéro a applaudi des deux mains les saillies les plus radicales des discours tenus dimanche.
C’est une foule aux apparences d’une droite chic qui a sifflé Marine Le Pen quand le sénateur Stéphane Ravier indiquait qu’elle s’opposait à la « remigration », hurlé quand Marion Maréchal a parlé d’une France « islamisée » ou « africaine » en 2060, applaudi quand Éric Zemmour a parlé de son « problème avec l’expansion de l’islam » et scandé « Macron assassin ». Devant le tollé naissant, l’équipe de campagne s’empressait de préciser, dans un message envoyé aux journalistes : « Éric Zemmour n’a pas entendu [le slogan– ndlr] et condamne ce qu’a dit la foule à ce moment-là. »
Pascale Pascariello et Ilyes Ramdani